- Esprit de famille -

     Je me trouve à nouveau sur le pont de ce maudit navire secoué par un océan déchaîné. Acculée à la proue du bateau, encerclée par des brutes sales et aveuglées par leurs croyances, je ne sais plus quoi inventer pour m'en sortir. Ma vision est teintée du rouge de mon propre sang, ils sont trop nombreux pour que je puisse espérer les éliminer un à un. Et cette douleur à la tête ne cesse d'empirer. Des mains calleuses s'emparent de moi, plaquant plus encore sur ma peau des vêtements détrempés d'écume, de sang, du leur, du mien. Ils me soulèvent, mon crâne est sur le point d'exploser, je me sens tomber, chuter, sans fin. .

     J'ouvris brutalement les yeux, mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Des souvenirs simplement, des souvenirs venus hanter mes rêves. Pourtant un élément persistait, une tentative d'intrusion dans mon esprit. Je me couvrais du drap et acceptai le contact d'Atout. Yarick apparut devant moi, visiblement fatigué. Il tendait une main faible et maculée de sang : "Lycia… fais-moi passer ". Je n'hésitai pas et saisis le bras offert. Yarick s'écroula à mes côtés sur le lit. Son visage aussi pâle que les draps m'inquiétait. " Reste tranquille quelques instants, lui dis-je constatant qu'il avait fermé les yeux, je reviens." Je me glissai hors du lit et me dirigeai vers la salle d'eau. J'y rassemblai des serviettes de toilette, emplis la cuvette d'eau fraîche et passai un peignoir. Yarick me suivait du regard quand je pénétrais à nouveau dans la chambre. Il paraissait moins pâle.
    " J'espère que tu ne tenais pas trop à cette chemise, je vais devoir regarder à quoi ressemble ton épaule."
A mes paroles, le jeune homme tenta de se redresser mais je l'en empêchai : " Reste tranquille et raconte-moi plutôt ce qu'il s'est passé" lui demandai-je en commençant à le dévêtir. Son adversaire pouvait se vanter de lui avoir proprement entaillé l'épaule. Rien de bien grave. D'ici quelques jours il ne souffrirait plus. L'histoire, elle, était moins banale. Un peu plus tôt dans la soirée, Eric avait contacté son fils par Atout pour que celui-ci vienne lui prêter main forte. A eux deux, ils étaient parvenus à mettre en déroute l'agresseur d'Eric. Yarick s'était tu, ne songeant pas à poursuivre. Je m'assis donc sur le rebord du lit et l'interrogeai : " Qui était-ce ?"
Il l'ignorait, la carrure indiquait un homme, mais son visage disparaissait entièrement sous un capuchon d'un vert semblable à celui de ses vêtements. Je ne comprenais pas comment Eric avait réuni la concentration nécessaire à un contact d'Atout en se battant, mais je m'abstins de poser la question car Yarick continuait.
    " Mon père était blessé également. Comme je ne pouvais pas l'amener ici, j'ai appelé Gerard avant toi pour qu'il prenne soin de lui." J'acquiesçai de la tête.
La blessure de Yarick ne saignait plus, je l'aidai à se relever et le raccompagnai à sa chambre.

     Mandor nous guida à travers un long bâtiment jusqu'à nos montures, apparemment bien soignées. Le fumet des écuries me semblait une odeur familière rassurante après ces journées passées dans le dédale étrange des passes de Sawall. Bien que nous partions dans l'intention de chercher Karadriel, notre hôte ne trahissait aucune impatience. Son bras sûr m'aida galamment à monter et après quelques paroles échangées nous quittâmes au pas les écuries, puis, pressant un peu plus nos chevaux, les Cours du Chaos.

     Traverser les Ombres me procurait maintenant un sentiment de liberté, différent de l'exaltation initiale de la découverte. Toujours j'avais su ce qu'était vraiment la Terre, une Ombre simplement parmi des milliards d'autres, mais ce souvenir n'avait pourtant surgi de ma conscience qu'à l'instant magique de ma première manipulation d'Ombre. Et maintenant j'étais libre, plus jamais prisonnière et impuissante comme je l'avais été pendant ces siècles. Nous poursuivions l'image de Karadriel, cette sensation que nous avions eue lors d'un bref et pénible contact d'Atout. La carte, confiée par Mandor, se trouvait maintenant mêlée aux miennes. Nous n'en aurions pas besoin, je le pressentais.
Nous nous rapprochions de la curieuse Ombre d'accueil du jeune homme, à un train d'enfer. La présence de Yarick et Robin derrière moi m'était indifférente, je les oubliais parfois. Pourtant, lorsque je sus que nous pénétrions notre destination, je m'arrêtais pour les attendre. Et l'aspect sinistre du lieu me saisit. Tout y était sombre, et pourtant rien ne paraissait menaçant. Quelque chose teintait l'atmosphère de façon indéfinissable pour moi. Nous reprîmes notre chemin, au pas cette fois, et prenant conscience de cette retenue respectueuse ou craintive, nous poussâmes jusqu'au trot. Une étrange forme se profilait sur la ligne d'horizon. Fine et longiligne, s'élevant en oblique vers le ciel couvert des lieux. L'horreur s'empara de moi lorsque, approchant, je compris ce dont il s'agissait. Karadriel se trouvait devant nous, moins qu'une ombre de lui-même. Tendu vers le ciel, les pieds pris dans le sol, il semblait chercher à s'allonger toujours plus pour atteindre un but connu de lui seul. Son visage s'élevait peut-être à une dizaine de mètres au-dessus de nous, déformé, réduit à une mince couche de peau. Ses yeux paraissaient fermés. Et soudain, comme je m'apprêtais à prendre la parole, dans un bruit infernal, des dizaines de créatures jaillirent du sol. Comme des poules démoniaques, elles se mirent à pondre de petites choses hargneuses aux crocs acérés qui se jetèrent sur nous. Nos lames passaient aisément aux travers de ces monstruosités, mais elles éclosaient, toujours plus nombreuses, nous forçant à reculer progressivement. Lorsque nous fûmes hors d'atteinte physique de Karadriel, tout, tout disparut subitement.

     J'entendais Yarick et Robin discuter âprement la meilleure méthode pour se débarrasser de ces "chiens de garde". Quant à moi, je sortais l'Atout de Karadriel. Ici plus qu'ailleurs j'avais une chance d'établir un contact. Et le jeune homme détenait peut-être la solution à son problème. L'image glacée ne s'anima pas vraiment, mais je sentis s'ouvrir l'esprit de Karadriel. Il voulait mourir. Il voulait rester là et mourir. Après tout, il n'était que le fruit raté d'une expérience génétique. Ici au moins, il était utile à sa mère. S'il pouvait de plus mourir en la servant…
Ces sombres pensées se déversaient en moi, terribles. Je tentais de faire ressentir à Karadriel l'inquiétude réelle de son père, à l'origine de notre présence ici. Nous espérions l'aider, il souhaitait mourir. J'essayai longuement de le convaincre, de plus en plus consciente de sa souffrance physique et morale. Finalement je rompis le contact. Je ne parviendrais pas à le ramener à la raison, il semblait trop submergé par ses émotions, bouleversé par l'état auquel Fiona l'avait réduit.
Je repensais avec horreur à la charmante jeune femme que j'avais croisée une fois sur les quais d'Ambre. Elégante, et presque enfantine par certaines expressions. Comment pouvait-elle avoir commis pareille monstruosité ?
Yarick et Robin avaient résolu d'aller dans l'Ombre de ce dernier chercher des hommes en nombre suffisant pour nous permettre d'accéder à Karadriel. Je les suivis donc, noyée encore dans le cauchemar des pensées de Karadriel et des atrocités de sa mère.

     Comme nous approchions du village où nous avions laissé Ebroon et Sylvania, la fumée âcre d'un incendie nous saisit à la gorge. Le spectacle autour de nous n'était que désolation. Au milieu des flammes consumant les habitations, des corps gisaient, inertes, sans âmes. Devant la plus imposante des constructions, encore intacte, nous découvrîmes les deux elfes. Ebroon, couvert de sang, tenait entre ses bras le corps inanimé de la jeune femme. Ses larmes en coulant laissaient deux traînées blafardes sur ses joues maculées de suie. Des hommes, une armée d'homme avait traversé le bourg, détruisant toute trace de vie sur son passage. Des soldats, tous vêtus de vert. Je tournai mon regard vers Yarick. Pouvait-il y avoir un rapport avec l'agresseur de son père ? Pourquoi mêler Robin à cela ?
Nous ne pouvions plus rien pour Sylvania. Je nettoyai et pansai les blessures d'Ebroon. Bien que sérieuses, sa vie n'était pas en danger. Je n'osais lui demander par quel miracle il avait échappé à un tel massacre. Mes soins semblaient avoir éloigné de ses souvenirs l'horreur sanglante qui nous entourait. A l'abri des murs de Robin, il somnolait. Celui-ci était parti en compagnie de Yarick vérifier les cités avoisinantes et rassembler les hommes nécessaires à notre entreprise. A leur retour, la nuit tombait.

     Un long périple nous attendait à notre éveil le lendemain. Nous ne pouvions presser le pas comme j'en rêvais. Les hommes de Robin en seraient devenus fous. Pour eux, les modifications d'Ombre devaient se faire lentes et subtiles. Jamais ils ne s'étaient éloignés de leur contrée natale. Le vaste monde recelait des mystères inconnus et mieux valait ne pas trop vite les découvrir à leurs yeux innocents. Ebroon avait d'abord insisté pour nous accompagner. Trop faible avait jugé Robin. Il l'avait donc convaincu de rester pour veiller au redressement de la ville. Investi de cette mission de confiance l'elfe avait accepté à regret. Encore terrifié peut-être, mais n'osant pas protester contre ses maîtres.
Yarick et Robin avaient préparé nos guerriers au spectacle qui les attendait et aucun ne cilla lorsque nous parvînmes à destination. Nous marchâmes jusqu'à ce que sortent de terre ces pondeuses monstrueuses. Comme j'avançais jusqu'à Karadriel, les hommes autour de moi taillaient dans la chair, les poils, les plumes. Karadriel paraissait être inconscient cette fois-ci. Mieux valait sûrement qu'il n'assiste pas au massacre que je contemplai maintenant. Pourtant quelque chose ne se passait pas comme prévu. Les poules terrassées par l'épée se relevaient, toutes, pour reprendre leur inlassable activité et pondre des chiens enragés. Je me frayais un chemin jusqu'à Yarick. Lui aussi avait pris conscience du problème. Nous ne pouvions espérer aider Karadriel dans ces circonstances. Avant que j'ai pu l'arrêter, Yarick avait sorti l'Atout de son père. Je l'enviais de pouvoir ainsi se reposer sur lui. Quelques questions à son fils, et Eric apparut devant nous, bientôt suivi de Gerard. Le regard désapprobateur que ce dernier jeta sur la scène m'intimida. Nous n'avions certainement pas géré la situation comme eux l'auraient fait. Pourtant, plutôt que de blâmer nos choix, ils nous vinrent en aide.
Alentour, les soldats de Robin s'épuisaient toujours à contenir l'étrange menace. Gerard et Yarick soulevèrent l'horreur qu'était devenu Karadriel. Le pauvre semblait maintenant avoir repris connaissance. Pas un son ne lui échappa quand leurs mains extirpèrent de terre ses jambes, raides et tellement déformées. Eric mit fin à ma contemplation morbide en m'intimant l'ordre de nous sortir de cette Ombre. Je m'exécutai. Pas si promptement pourtant que je savais pouvoir le faire. Je renonçai également à emmener avec nous les hommes de Robin. Le risque était trop grand d'entraîner à leur suite les créatures dont nous espérions nous débarrasser.

     Nous parvînmes donc dans une variante plus paisible de notre Ombre de départ, lugubre toujours, mais moins menaçante. Mes manipulations d'Ombre semblaient avoir affecté curieusement Karadriel dont la rigidité paraissait diminuer. Le père de Yarick confirma mon impression. Maintenant que nous avions retiré Karadriel de sa prison, les sorts dont il était victime se délitaient et il retrouverait progressivement son apparence. Je contemplai Eric avec curiosité. Un détail à son sujet me troublait, et je ne parvenais pas à l'identifier. Lui et Yarick discutaient doucement à quelques pas, Gerard acquiesçant de temps en temps à leurs paroles. Robin derrière moi contemplait le visage tordu de douleur de Karadriel. Je ne pouvais pas l'apaiser, tout au plus lui accorder le respect de regarder ailleurs. Pour me donner une contenance j'allais donc prendre le bras de Robin et l'éloignai. Je ne savais pas où était ma place ici et…et en Ambre réalisais-je. Sa naissance plaçait de manière évidente Yarick sous la coupe de son père. Il en allait de même pour Robin. Mais je restais certainement un personnage suspect aux yeux d'Eric et Gerard. Je sentais grandir en moi la volonté de leur prouver leur erreur. Je désirais d'autant plus appartenir à cette famille que je me sentais liée à Ambre. Rageusement, je tournai la tête juste à temps pour saisir un salut courtois d'Eric qui disparaissait avec Gerard. Atout probablement.

     Nous avions finalement décidé d'attendre que Karadriel ait retrouvé forme humaine avant de prévenir Mandor. J'ignorais en effet si les sombres pensées qui l'agitaient disparaissaient comme il recouvrait son apparence, et il semblait encore trop replié sur lui-même pour communiquer.
Après de longues heures de patience qui s'écoulèrent en marche silencieuse, la transformation de Karadriel fut enfin achevée. Son regard tomba sur nous, lourd de ses souffrances : "Vous deviez me laisser mourir" énonça-t-il simplement. Je tentai à nouveau de calmer son esprit perturbé, mais lui se contenta de réclamer encore et encore un crayon et du papier, ne semblant pas prêter attention à mes paroles. Yarick et Robin restaient en retrait, mal à l'aise. Je les comprenais. Finalement, j'optai pour ma dernière solution. Je parcourai rapidement mon jeu d'Atout et en tirai une carte. Il me sembla voir briller les yeux de Karadriel alors. Je me concentrai et l'image de Mandor s'anima rapidement sous mon regard. "Vous devriez venir" dis-je rapidement. Depuis l'étrange vallée chaotique où il se trouvait, Mandor porta son regard par-delà mon épaule, jugeant de notre situation. Il n'hésita pas un instant. Sa main se posa délicatement dans la mienne et l'abandonna d'une caresse lorsqu'il se tourna vers son fils. Karadriel était pétrifié. Son visage vierge de toute expression. Les yeux rivés sur son père, il paraissait s'être retiré de lui-même.
Je reculais lentement, ce moment n'appartenait qu'à eux. Quoiqu'ils en fassent, je ne devais pas m'en mêler. C'était en tout cas ainsi que je souhaitais mes retrouvailles avec Père. Je rejoignis Yarick et Robin en silence. Nul d'entre nous ne dit mot.
Mandor et Karadriel échangeaient de brèves phrases que le vent ne portait pas jusqu'à nos oreilles. Moins d'un quart d'heure après son arrivée, Mandor porta finalement sa main droite jusqu'à une poche de son veston. Il en tira un Atout qu'il tendit à Karadriel. Celui-ci s'en empara plus qu'il ne l'accepta et se laissa simplement tomber à terre. Frénétiquement, il couvrit la carte de traits incompréhensibles à cette distance. Dos à nous, Mandor le regardait probablement faire, tête baissée vers lui. Et soudain un phénomène que je reconnus aussitôt fit disparaître la carte. Une ouverture sombre sur le sol, se propageant depuis l'Atout jusqu'à Karadriel. Une ouverture d'Abysse.
Karadriel avait disparu, Mandor se tourna vers nous, son sourire charmeur accroché aux lèvres. J'étais stupéfaite.