- Au nom du père -

     Mandor guidait notre marche à travers Ombre. Je n'osais pas l'interroger sur le curieux départ de son fils, craignant de trahir mes pensées en prenant la parole. L'homme en noir, Brand, connaissait vraiment Karadriel. D'où ma confusion lorsque j'avais rencontré le fils de Mandor et Fiona pour la première fois. Brand avait revêtu son apparence lors des mois passés avec moi. Avait-il également guidé Karadriel ? Alors il ne lui avait pas proposé les mêmes chemins, car Karadriel avait disparu dans l'Abysse. Bien sûr il pouvait s'être délibérément suicidé, mais je n'y croyais pas. Sa main n'hésitait pas lorsqu'elle parcourait la carte, cet Atout n'était pas son premier.
Je ne reconnaissais pas les Ombres que nous parcourions. Mon attention sur le paysage était peut-être simplement différente lorsque je ne manipulais pas les probabilités. Je poussai ma monture afin de parvenir à la hauteur de Mandor. Il tourna vers moi son sourire enjôleur, et devinant probablement la question à mon regard, y répondit : " Je vous suis reconnaissant de m'avoir permis de rencontrer Karadriel. Lui et moi n'avons jamais été vraiment proches… Il y a une Ombre que j'aimerais vous faire découvrir, Lycia." Comme il prononçait ces mots, ses yeux brillaient d'une expression mi-paternelle, mi-séductrice. Il était parfaitement conscient de mon attirance ambiguë pour lui." Ce que votre père a accompli en Ombre, une seule personne avant lui l'avait fait. J'aimerais être celui qui vous mènera à la Marelle tracée par Corwin." Pendant un bref instant, je perdis toute conscience des éléments m'entourant. Les paroles de Mandor faisaient danser dans mon esprit deux mots magiques : Marelle et Père. La fascination qu'exerçait sur moi la Marelle se mêlait trop intimement au goût d'inachevé de mon expérience filiale. Je me ressaisis difficilement. Mandor n'attendait pas de réponse. Son regard se portait à nouveau vers l'horizon. Il devinait mes réactions. Je restai donc à ses côtés, songeant silencieusement au spectacle qui m'attendait. Saurais-je résister à la tentation ?

     Une brise légère portait jusqu'à nous des parfums printaniers et des chants d'oiseaux, une inexplicable sérénité m'envahissait. Je cherchai en moi l'image de la Marelle et y trouvai confirmation de ce que je ressentais. Une autre Marelle se trouvait là, pas très loin de nous, la Marelle de Père. J'avançai, guidée par mes impressions, et du haut d'une colline verdoyante la découvrais. Exposée aux yeux de tous, concurrençant la lumière du soleil de ses mystérieuses flammes bleutées. A quelques pas de l'entrée du Tracé, un arbre majestueux protégeait par l'ombre feuillue de ses branches le visiteur courageux. Ygg. Je posais ma main sur son écorce noueuse, presque pour me soutenir. Les émotions qui m'avaient submergée quand Gerard découvrait à mes yeux la Marelle d'Ambre, ces émotions m'envahissaient maintenant, plus fortes encore de l'histoire imprégnant ce Tracé. Je détournai à regret mon regard de l'hypnotisant parcours pour découvrir avec stupeur Yarick et Robin figés, comme si pour moi le temps s'était arrêté. Mais autour d'eux, deux sphères métalliques décrivaient d'étranges ellipses. Mandor avançait, lentement, me souriant toujours, une balle d'argent dans la paume ouverte de sa main. Je compris à l'instant où celle-ci se souleva doucement pour se diriger vers moi. Trop tard. J'étais paralysée. Impuissante et en colère. Pourquoi ? ! Le sol défilait lentement sous mes pieds, laissant dans leur sillage une herbe fraîchement foulée. Je ne pouvais pas tourner la tête, mais je savais qu'entre la Marelle et moi, la distance se réduisait dangereusement. Mandor s'approcha pour réapparaître dans mon champ de vision. Je le fusillai du regard.
    " Allons Lycia, je vous laisserai la vie si j'en ai la possibilité. Laissez-moi simplement faire couler suffisamment de sang sur cette Marelle."
Non ! L'idée de finir ainsi, simplement vidée de mon sang, dans l'incapacité de réagir me révoltait. Mon esprit s'affolait en lieu et place de mes membres. Tournant et retournant la situation, je cherchai désespérément une échappatoire. Les paroles de Brand sur les Empreintes de la Marelle et du Logrus me revinrent en mémoire. Peut-être le choc serait-il suffisant pour rompre le sortilège. Mandor tirait de sa manche une fine lame d'argent. Maintenant, maintenant… L'image de la Marelle dansa faiblement dans mon esprit, puis explosa en un ouragan de douleur.
Je repris conscience à terre. Le Tracé flottait toujours devant mes yeux, prenant curieusement plus de réalité alors que je recouvrais mes esprits. Le regard de Mandor me traversait, fixant avec surprise un point par delà mon épaule. La Marelle qui dansait entre nous n'était pas le fruit de mon évocation réalisai-je comme je me retournai pour découvrir qui me protégeait ainsi. Et je compris l'étonnement de Mandor. Flottant tranquillement au-dessus de la Marelle de Corwin, sur laquelle il projetait sa courte ombre, Dworkin nous observait, une expression grimaçante peinte sur son visage sillonné par le temps.
    " Je sais reconnaître la défaite ", admit Mandor calmement, ramenant mon attention sur lui comme il s'inclinait dans un profond salut. A mon attention ou à celle de l'aïeul, je l'ignorais. Et il disparut, aussi calmement que si cette stupéfiante scène n'avait pas eu lieu.