- Premières réflexions -

     J'émergeais lentement. Très progressivement. Je reprenais conscience… Un plafond au dessus de ma tête, j'étais donc à l'abri... Le contact d'un matelas moelleux sous mon corps me confirmait cette impression de sécurité. Je m'étais probablement évanouie lors du trajet de retour avec Yarick et Rock. Rock, la colère que fit jaillir ce nom acheva de m'éveiller. Il s'était délibérément acharné sur moi ! Je me redressai vivement mais fus arrêtée aussi brutalement dans mon élan : par la douleur d'abord et par ma nudité ensuite. Qui donc avait soigné mes plaies, m'avait déshabillée et couchée ? ! Je ne trouvais aucun souvenir de tout cela en fouillant ma mémoire. J'ignorais si je bouillonnais de colère ou de fièvre, mais bien qu'aucun feu ne brûle dans la cheminée, je ne ressentis pas la morsure du froid quand je me levai pour saisir une robe de chambre.
Comme je m'apprêtai à m'asseoir afin de recouvrer partiellement mon calme, une main timide frappa à la porte. Exaspérée, je criai d'entrer. Une femme de chambre, déjà aperçue à une ou deux reprise, m'informa balbutiante que ma présence était souhaitée au dîner du soir. Quand je le lui demandai, elle m'apprit qu'il était déjà 19h30 et que le dîner serait servi à 21h, puis se retira avec une révérence.

     J'avais donc une heure et demi devant moi pour me calmer, rassembler mes idées quant aux évènements de la matinée, et pour finir m'habiller. Voyons voyons…Yarick et Rock étaient donc survenus au moment opportun pour m'éviter une chute hasardeuse avec le Joyau du Jugement. Curieuse coïncidence si c'en était une…Et pourquoi donc Rock m'avait-il blessée volontairement et presque ouvertement ? Il me rendrait des comptes à ce sujet, et au plus tôt ! Mes derniers souvenirs remontaient ensuite à mon réveil. Que s'était-il passé entre temps, je l'ignorais. Toutefois, quelqu'un avait soigné mes blessures, bandé mes plaies ouvertes et mise au lit. La même personne probablement qui avait ôté la pierre de mon cou…et l'avait conservée car j'avais beau parcourir ma chambre, je n'en trouvais trace nulle part. Se pouvait-il qu'elle ait aussi emporté l'épée de père ? Grayswandir avait disparu également, et je la cherchai maintenant avec bien plus d'inquiétude. Après avoir mis la pièce à sac, je me rendis finalement à l'évidence : aucune trace de l'arme ni de la pierre. Il me restait à espérer que toutes deux se trouvaient entre les mains de Yarick. J'extirpais mon jeu d'Atout de la pile de linge sous laquelle il était maintenant enfoui et cherchais fébrilement la carte du jeune homme. Comme le contact allait s'établir, je relâchais soudainement mon attention. J'avais pris conscience de ma tenue juste à temps. J'étais vêtue en tout et pour tout d'une fine robe de chambre dont la ceinture s'était égarée au cours de mes recherches agitées à travers la pièce. Je me dirigeais donc vers la salle de bain et entrepris de me rendre présentable.
Le délassement procuré par ces soins me calma et j'étais plus sereine quand je constatais qu'une dizaine de minutes encore et mon retard deviendrait indécent. Je me dirigeais donc presque en courant vers la salle de réception.

     Cette soirée s'annonçait comme une rediffusion de la veille. Presque les mêmes personnes, adoptant les mêmes attitudes, enfermées je suppose dans de vieilles habitudes. Je notais avec soulagement que j'étais loin d'être la plus en retard. Le Roi et la Reine manquaient encore, ce qui diminuait considérablement mon embarras. Je me dirigeai donc vers un valet au plateau chargé de coupes aux couleurs alléchantes et le soulageai de l'une d'elle. Je parcourai ensuite l'assemblée du regard, y cherchant Yarick. Un frisson de colère me traversa en apercevant Rock, mais je préférais éviter l'affrontement en public . J'avalai une grande gorgée d'un liquide plutôt revigorant et repartis à la recherche de Yarick. Mon attention fut détournée par l'ouverture des doubles portes menant aux appartements royaux. Bleys apparut dans l'encadrure, entouré de Fiona et Julian. Un silence pesant s'abattit sur l'assemblée, la situation fleurait l'anormal… silencieusement, Bleys, toujours suivi de Julian et Fiona, se dirigea vers le fauteuil habituellement occupé par Random. Ses mains se posèrent sur le dossier de celui-ci, calmes, assurées et manucurées. Sa voix s'éleva alors, annonçant d'une manière tout à fait naturelle que Random et Gerard avaient disparu lors de leurs recherches pour découvrir les causes de la mort de Caine. En l'absence du Roi, il lui revenait d'assurer la régence. Plusieurs verres se levèrent, approuvant cette dernière affirmation. J'y joignais le mien non sans m'interroger. Robin m'avait pourtant affirmé que Julian accompagnait le Roi ce matin. Pourquoi lui seul était-il revenu ? Pendant que je laissais aller mon esprit, Bleys avait déjà invité toute la famille à prendre place afin de poursuivre sur le sujet en dînant. Je me trouvais donc encadrée de Yarick et Robin qui tout comme moi avaient traîné avant de s'asseoir.

     A voix basse, les spéculations allaient bon train, les accusations à peines voilées fusaient. Je tentais de prêter l'oreille à ces conversations trop lointaines, mais malheureusement, Robin souhaitait ce soir là m'être agréable et m'entretenait de sujets divers et variés, sans aucun rapport avec son père. Je me demandais s'il s'agissait là d'une manière de dissimuler son inquiétude. Mais peut-être en savait-il plus que les simples faits énoncés par Bleys et cela le tranquillisait. Yarick ramena la conversation sur un terrain bien plus intéressant : répondant à Bleys, il expliquait laconiquement que le Joyau du Jugement se trouvait effectivement en sa possession et qu'il le tenait à disposition si besoin était. Alors c'était bien Yarick la bonne âme qui m'avait soignée. J'hésitais une seconde de trop avant de l'interroger au sujet de Grayswandir. Son esprit se tendait de façon évidente pour répondre à un contact d'Atout. Après quelques mots dont je ne tirais aucune information, il disparut. Je restai soufflée par une telle marque d'irrespect envers ses aînés.
Malgré cela, le repas se poursuivit ensuite comme il avait commencé, ponctué des babillages de Robin. Marelsa à l'autre bout de la table semblait plus éteinte que fatiguée. Comment s'était écoulée pour elle cette journée ? S'était-elle confiée à son père ? J'aurais souhaité pouvoir lui parler. Elle me paraissait si esseulée, enfermée dans un mutisme plus affligé qu'obstiné. J'espérais que les séquelles infligées par sa chute sur la Marelle n'étaient que temporaires, mais lorsque son regard croisa le mien, je compris que le tracé bleu sur sa peau ne régressait pas, bien au contraire.
Après bien des longueurs à mon goût, le dîner s'acheva enfin. Je me levai rapidement et me dirigeai vers Marelsa. Pas assez vite. Julian, une main posée sur l'épaule de sa fille et un Atout dans l'autre, me jeta un regard énigmatique mais glaçant, et tous deux disparurent. Je repris donc le chemin de mes appartements.

     Ayant soigneusement poussé la porte derrière moi, je dénouai mes cheveux et envoyai mes escarpins rejoindre les vêtements qui jonchaient le sol. Si la fouille opérée un peu plus tôt avait été minutieuse, elle laissait des traces visibles ! Je me laissai tomber dans un fauteuil, maudissant encore Rock, et parcourai à nouveau mes cartes à la recherche de celle de Yarick. Après un premier essai infructueux, je pris le temps de me servir un verre d'eau. Peut-être quelques vapeurs d'alcool brouillaient-elles ma concentration. Mais non, je n'avais jamais éprouvé une telle sensation avec un Atout…ou plutôt si…une fois…lorsque je m'étais égarée en Ombre. L'homme en noir m'avait plus tard expliqué qu'il avait alors bloqué mes Atouts. Se pouvait-il qu'il recommence ce tour aujourd'hui ? La question serait alors pourquoi ? ! Je pris au hasard une autre carte et me trouvais face à Gerard. Focalisant mon attention sur l'image, je m'appliquai à établir le lien. Je crus un instant y réussir. Mais la carte dans ma main devenait brûlante. J'abandonnai et recommençai, le même phénomène se produisit encore. Intriguée, je tirai une autre carte : Vialle. L'Atout resta cette fois inerte, tout comme celui de Yarick. J'essayais successivement les Atouts de Julian, Bleys, Fiona et Flora sans plus de succès. J'avais depuis longtemps renoncé à préparer une explication pour le cas où le contact s'établirait : je n'y croyais plus. J'essayais en dernier ressort l'Atout de Random, et un curieux phénomène se produisit. Je crus sentir un semblant de lien s'établir entre nous. L'image sur la carte vacilla quelques secondes et quand l'onde se calma, j'y découvris un homme aux traits inexplicablement familiers, aux cheveux blancs et courts. Il paraissait flotter au milieu d'un ciel constitué d'une infinité de sphères noires et luisantes. Son regard se tourna immédiatement vers moi et une exclamation de surprise s'échappa de ses lèvres entrouvertes : " Lycia !". Comme si ce simple mot suffisait, le contact fut rompu. La carte retrouva son aspect glacé et je réalisai alors que quelques instants auparavant, elle était aussi brûlante que celle de Gerard. Je posais mes cartes sur un guéridon et inspirai profondément. Random et Gerard…seules leurs cartes étaient brûlantes, et ils avaient tous deux disparu dans la journée. Se pouvait-il qu'il y ait un lien ? Probablement. J'hésitais une seconde, songeant que je devrais peut-être aller trouver Bleys et lui faire part de cette découverte. Je renonçai presque aussitôt : celui-ci avait probablement tenté bien avant moi de joindre son frère par Atout !

     Je repoussais ce problème et dégrafai ma robe. Pourquoi les autres cartes ne fonctionnaient-elles pas ? Aucune explication ne me venait à l'exception de l'homme en noir. A ce souvenir, j'éprouvais soudain un léger vertige, aussitôt suivi d'une impression curieuse et connue. La voix qui m'avait susurré de me méfier de Yarick prononçait maintenant mon nom. Pourtant elle ne paraissait pas venir de l'anneau à mon doigt. " Lycia…" Encore ! Le ton paraissait amusé, mais j'avais cette fois identifié la provenance du son. Je me retournai soudainement et tombai nez à nez avec un homme au sourire énigmatique : Brand.
    " Lycia…Ma fille…" dit-il d'un air songeur. Je reculai, tâtonnant pour trouver un appui. Ma première "rencontre" avec cet homme remontait à cet étrange rêve à propos du Joyau. Que faisait-il ici ? Etais-je en train de rêver ?
    " Ma fille, oui…" Je ne cherchais même pas une réponse, trop impressionnée par l'aura de mystère et de puissance qu'il dégageait.
    " Il y a tellement longtemps maintenant que je t'ai confiée à Corwin…si j'avais su qu'il essaierait de t'empoisonner en te voyant grandir ! Mais tout cela est loin maintenant, je t'ai tirée de ses griffes. Tu ne l'as peut-être jamais su ?"
J'ignorais si c'était une question, mais ma gorge était bien trop sèche pour répondre. Les pensées se bousculaient dans mon esprit, plus confuses de secondes en secondes.
    " Mes paroles te troublent. Je comprends. Mon temps ici est compté malheureusement, mais nous reparlerons. J'ai tant de choses à te dire…Ma fille…" Son bras s'avançait vers moi, sa main ébaucha l'esquisse d'une caresse sur ma joue. Je sentis le frôlement de ses doigts et frissonnai. Il venait de disparaître.
Je restai tétanisée pendant de longues secondes. Brand…mort…et pourtant ici…sa fille…le contact de sa main sur ma peau…j'en ressentais encore la brûlure… et pourtant, rien dans la pièce n'avait bougé, j'aurais pu croire à un rêve encore une fois…encore une fois…comment découvrir la frontière entre la réalité et l'illusion ? Cet anneau confié en rêve ornait pourtant réellement mon doigt. La tête me tournait. Je m'asseyais lentement. Je frissonnai et ramenai sur mes épaules dénudées une étole. Mon univers tanguait. Que croire ? Que penser ? Rêve ? Réalité ? Corwin ? Brand ? Pourquoi moi ? Pourquoi jouer ainsi avec moi ? Où chercher les réponses ?

     Je m'éveillai quelques heures plus tard, pelotonnée sur le fauteuil, perdue. Pourquoi n'étais-je pas dans mon lit ? La réponse me parvint dans le même temps où des heurts sourds sur la porte se répétaient. Je me dépliai, constatant que ma forme physique au moins s'améliorait, et allai ouvrir. Un valet assez embarrassé baissa les yeux en me voyant apparaître. J'étais attendue dans le hall par le prince Julian dès que je serais habillée. Je le remerciai et le congédiai en constatant qu'il avait agi par pudeur. Morphée m'avait emportée lors de mes réflexions, et je portais encore la moitié de ma tenue de la veille, la moitié seulement…le soleil n'avait pas encore percé l'horizon, Julian me faisait-il vraiment tirer du lit au milieu de la nuit pour que je sois somnolente à ce point ? La pendule indiquait cinq heure trente, quelques heures de sommeil supplémentaires n'auraient pas été superflues. Je me changeai pourtant, optant prudemment pour un pantalon, une chemise et une cape que j'assortis d'une dague.

     Mes bottes résonnaient à chaque pas dans les couloirs déserts du palais. Quelle raison pouvait bien pousser Julian à me demander de le rejoindre ainsi dans le hall à l'aube…Le valet s'expliquait-il par le fait que mes Atouts n'étaient pas les seuls à rencontrer des difficultés de fonctionnement ? Mais à une heure si matinale, tout de même ! La pensée que Marelsa était peut-être en difficulté me heurta de plein fouet. Quelle autre raison pourrait pousser Julian à me tirer du lit ? Si Brand était vraiment vivant et s'il savait pour son apparition nocturne ! Je préférais éviter de penser à cette éventualité. D'après les récits de l'homme en noir sur Brand, si c'était le cas, Rock ne serait pas le seul bientôt à souhaiter me lapider. Je chassais tout cela de mon esprit et tentai de me composer une expression plus neutre. Je pensais y être parvenue lorsque au détour d'une allée je tombai sur un spectacle étrange : Robin, totalement immobile, figé dans sa marche, et au dessus de lui, comme un mauvais effet spécial, l'homme qui occupait la veille au soir l'Atout de Random.
La concentration de Robin paraissait à son paroxysme, son visage ne reflétait aucune appréhension. En posant ma main sur son épaule, je priai qu'il lutte pour maintenir le contact et non l'inverse. Mes vœux furent exaucés. Mon arrivée sembla faciliter le lien car le visage de l'homme s'anima plus rapidement, un flot de paroles s'en échappait."… pouvoirs méconnus, je suis le premier Golden Child et il faudra trouver les autres. Mais pour l'instant Robin, prête bien attention à mes paroles s'il te plait. Brand a fait émerger l'Abysse jusqu'en Ambre, cet effort l'a affaibli, d'autant plus que je l'ai repoussé. Profitez en pour l'attaquer." Le contact fut alors brutalement rompu et je lâchais à mon tour l'épaule de Robin. Quand je l'interrogeai, il m'expliqua que marchant pour aller retrouver Julian, il avait senti une tentative de contact d'Atout. Malgré la difficulté qu'il éprouva à maintenir ce faible lien, il avait reconnu la voix de son père. Ce pouvait-il qu'il n'ait pas vu l'homme au dessus de lui ? L'homme aux cheveux blancs et Random pouvaient-ils vraiment n'être qu'une seule personne ? Robin ne paraissait pas tant s'interroger. Et je le comprenais. Son père était vivant, cela seul lui importait.