- Illusions -

     Nous parvînmes dans le hall et j'y découvris surprise et soulagée, Flora, Neige, Marelsa, Yarick et Julian. A l'exception de Flora et Julian, tous semblaient s'être arrachés à contrecœur au sommeil et la vaste salle en paraissait d'autant plus calme. Julian salua notre arrivée d'un hochement de tête dont je ne sus s'il était approbateur ou un reproche de notre retard. Je m'approchais de Yarick, suivie de Robin.
N'osant prendre la parole au milieu de ces chuchotements d'église, je fus devancée par Julian : " La situation a évolué rapidement au cour de la nuit", énonça-t-il calmement. " Nous sommes maintenant certains que ces failles sombres, dont nous avions constaté l'apparition depuis deux jours, sont des ouvertures vers l'Abysse. Elles se sont subitement multipliées, agrandies" le regard de Julian se posa à cet instant sur Flora "et ont recraché un frère et une sœur depuis longtemps disparus." Flora frissonna à ces dernières paroles ; le reste de l'assemblée, bien qu'apparemment inquiété par ces propos, n'en paraissait pas tant troublé.
    " Neige, Marelsa et Robin, vous m'accompagnerez en Arden. Les soldats du Roi auront besoin de notre aide pour arrêter les assauts menés par Deirdre. Yarick et Lycia, vous suivrez Flora jusqu'à la salle de la Marelle pour veiller à ce que Brand n'y fasse rien de fâcheux."
Je sursautai à ces derniers mots, mais tentai de me ressaisir aussitôt. Un coup d'œil à mes voisins m'indiqua que personne peut-être n'avait noté ma réaction. Tous connaissaient apparemment l'histoire liée aux deux prénoms énoncés par Julian. Mais à l'exception de Flora, aucun probablement ne connaissait les personnes. C'était peut-être mieux ainsi, car à l'écoute des ordres de Julian, la jeune femme avait pali.
    " Ne perdons pas plus de temps, allons-y " déclara Julian en nouant sa cape. Suivi de Marelsa, Neige et Robin, il prit donc la direction des écuries.

     Le visage de Flora était toujours livide, et je lisais la peur dans ses yeux. Elle nous indiqua d'une voix faible de l'accompagner. Nous marchions maintenant en direction des escaliers menant à la salle de la Marelle, et je songeais avec appréhension à ce qui pourrait se produire. Comment réagiraient Flora et Yarick si Brand apparaissait et s'adressait à moi comme il l'avait fait cette nuit ? Mieux valait ne pas y songer. Marche après marche nous nous enfoncions dans les profondeurs du château. Flora, chose rare, ne prononçait pas un mot, Yarick non plus. Quant à moi, une autre idée me préoccupait maintenant : pourquoi nous choisir tous les trois pour veiller sur la Marelle quand il m'apparaissait que d'autres étaient certainement bien plus compétents ? Une petite voix très désagréable s'obstinait à me répondre qu'il s'agissait d'un test, une façon de confirmer leurs soupçons : peut-être pensaient-ils qu'une fois dans la salle de la Marelle, je prendrais position aux côtés de Brand. Mais non, c'était ridicule, un risque énorme. Alors pourquoi ? Je levais la tête vers Yarick et lui chuchotais ma question. Malgré le bruissement de sa robe à chaque pas, Flora m'entendit, car ce fut elle qui répondit : " Tous mes frères sont certainement déjà occupés à des tâches d'une importance similaire ou supérieure, Lycia."

     Le long des couloirs obscurs qui conduisent à la salle de la Marelle, les gardes paraissaient aux aguets. Des rumeurs pouvaient-elles déjà être parvenues jusqu'aux tréfonds du château ? Les lances croisées devant la lourde porte de bois sombre qui protége l'accès au tracé, se levèrent à notre approche. Flora décrocha l'épaisse clef d'une main que je crus voir trembler. La perspective des événements à venir l'effrayait vraiment. Je connaissais l'histoire de Brand par les récits de l'homme en noir, et je concevais la haine dont il faisait l'objet, mais je ne supposais pas qu'il suscitait également une telle crainte. Et cette découverte assombrissait encore mes perspectives…pas suffisamment toutefois pour que l'éclat de la Marelle ne m'émerveille comme la première fois. La salle était calme, reposant sous un épais et imposant silence. Je me laissai submerger encore par la majesté du tracé, mes yeux s'égaraient sur les courbes à l'éclat bleuté si hypnotisant. De longues minutes s'écoulèrent ainsi, dans un néant auditif envoûtant. Yarick et moi avions parcouru, probablement inconsciemment, les quelques pas qui nous séparaient de l'entrée du tracé. Flora se tenait près de la porte, à quelques mètres. Nul d'entre nous ne rompait le silence : respect, angoisse, perplexité, nos raisons divergeaient certainement.
Pourtant, une heure peut-être s'était déjà écoulée quand Flora quitta une pose savamment étudiée pour en adopter une autre. Son visage refléta successivement l'étonnement, puis la crainte. Et bien qu'ayant tendu l'oreille, je ne parvins pas à distinguer ses paroles. Elle demanda finalement à Yarick de bien vouloir lui accorder quelques minutes. Je les observai tous deux, tentant de dissimuler l'appréhension qui montait en moi. Yarick me jeta un bref regard curieux, les yeux de Flora brillèrent d'une lueur de reproche. A l'intention de Yarick ou à la mienne ? Le jeune homme revint finalement vers moi, la démarche traînante et la mine trop inexpressive. N'y tenant plus, je l'interrogeai sur la raison de ce mystérieux a parte. Sa réponse cristallisait toutes les pensées qui m'agitaient depuis le réveil : Flora lui avait fait part du sentiment général à mon égard. Tous trouvaient ma ressemblance avec Bleys, Fiona et Brand bien plus frappante que celle avec Corwin. N'étant pas la fille des deux premiers selon les intéressés, la conclusion leur semblait évidente : j'étais la fille de Brand, et parmi eux afin de l'aider à réaliser ses sombres desseins. Fiona avait d'ailleurs ressenti un contact d'Atout entre Brand et moi. Ces paroles m'estomaquaient suffisamment pour que je semble étonnée, mais je me composai tout de même un visage incrédule pour répondre à Yarick :
    " Je ne comprends pas ! Mes Atouts ne fonctionnaient pas cette nuit. Mon dernier contact remonte à hier matin, lorsque Random m'a demandé de lui apporter…oh…peut-être…oui, ça expliquerait ce qui s'est produit sur la falaise n'est ce pas ? Brand avait pris l'apparence du Roi afin de dérober le Joyau du Jugement ! "
Je réalisai à mesure que les mots sortaient de ma bouche comme cette explication pouvait être vraisemblable. Mieux que ça, je touchai probablement la vérité. Yarick paraissait écouter sans a priori mes paroles. Aussi, je continuai et apportai des précisions sur mon idée lorsqu'il les demanda.

     Nous discutions toujours le sujet quand un cri étouffé de Flora attira notre attention. Sous le coup d'une vive émotion, son visage se décomposait, et bien qu'un instant tétanisée par la peur, elle se précipita la seconde suivante vers le couloir. Avant d'avoir déclos la porte, elle s'effondra subitement sans raison apparente. Mais la "raison" s'approchait maintenant d'elle : Brand. Comment était-il arrivé là ? Probablement par les mêmes moyens que quelques heures plus tôt dans mes appartements. Yarick avançait vers lui mais avant qu'il ne l'ait rejoint Brand menaçait déjà Flora de la pointe d'une dague.

     " Non non non Yarick, reste où tu es…" dit Brand sur un ton sifflant et presque ironique. Il se baissa ensuite pour soulever de terre Flora, toujours inconsciente. Pas un instant ce faisant il ne relâcha la menace que son arme laissait planer sur la jeune femme.

     " J'ai besoin d'un petite chose que Lycia m'apportait, mais tu es je ne sais comment arrivé un peu trop tôt "

     Que racontait-il ? ! Enoncé de cette manière, il laissait entendre qu'en me rendant sur la falaise avec le Joyau, j'avais agi en toute connaissance de cause. Flora n'avait rien entendu, heureusement. J'espérais que Yarick s'en tiendrait à ma version. Brand se tenait maintenant très près du tracé, et maintenait Flora par un bras sur lequel il fit courir sa lame.

     " Il me faut le Joyau du Jugement, et je crois que vous allez me le confier : il serait dommage que ma si jolie sœur se vide de son sang sur la Marelle."

     Comment espérait-il que nous le satisfaisions, le Joyau devait maintenant être entre les mains de Bleys. Mais peut-être ne le savait-il pas ? Le regard troublant de Brand ne nous quittait pas. La colère qui perça soudain dans ses yeux attira mon attention sur Yarick. Celui-ci avait lentement reculé jusqu'à moi, jusqu'à l'entrée de la Marelle précisément. Et il posa le pied sur le tracé. Quelle mouche le piquait ? Qu'espérait-il en agissant ainsi ? Je compris quand une lueur rouge irradia progressivement sa poitrine. Il avait conservé le Joyau avec lui ! Je retins mon souffle. Brand avait probablement compris en même temps que moi le geste de Yarick. S'il s'aventurait à le suivre sur le tracé, il se trouverait affaibli par l'effort et m'offrait la possibilité d'appeler des secours. Il laissa retomber le bras de Flora en poussant un juron que je ne compris pas, puis disparut comme il était arrivé.

     J'éloignais Flora du tracé qu'elle frôlait dangereusement à mon goût, puis observai Yarick. Il avançait méthodiquement, sans efforts apparents. Sa silhouette se découpait sur un halo mêlé de bleu et de rouge. J'observais avec intérêt les réactions de la Marelle. Elle semblait en pleine activité, les flammes bleutées qui léchaient maintenant les bottes de Yarick paraissaient répondre aux pulsations sanglantes émises par la pierre autour de son cou. Une fois parvenu au premier voile, le jeune homme avait déjà considérablement ralenti son allure, beaucoup plus que je n'avais souvenir de l'avoir fait. Yarick était maintenant immobile, au cœur de la première épreuve du tracé. Je retenais mon souffle, esquissant en pensée les mouvements nécessaires, mais Yarick ne bougeait toujours pas. De ma position à l'entrée de la Marelle, je n'apercevais pas son visage, mais son attitude ne reflétait aucune inquiétude, non, il semblait simplement avoir oublié d'avancer. Songeait-il que son immobilité accroissait d'autant les risques encourus ? J'en doutais. N'y tenant plus je m'engageais à mon tour et laissais m'envahir les sensations maintenant si familières. Emergeant parfois de la fascination qu'exerçait sur mon esprit la Marelle, j'apercevais Yarick toujours figé dans le premier voile. Je le rattrapais le temps de parcourir plusieurs dizaines d'années de souvenirs, et posais ma main sur son épaule. Je frémis sous le contact. L'esprit de Yarick semblait tenter d'enfoncer une barrière mentale. J'ignorais quelle en était la nature, mais il avait su résister jusqu'à présent et je ne courais donc pas de danger en joignant mes efforts aux siens. La résistance céda brusquement, et nous retrouvâmes tous deux brutalement conscience de la réalité : la Marelle et la nécessité d'avancer. Yarick repartit d'un pas difficile et je l'imitais étonnée de ne pas peiner plus, concentrée malgré tout. A l'instant où la pression se relâche, quelques instants avant le second voile, une silhouette au loin me fit sursauter. Juste avant que Yarick n'aborde l'épreuve j'eus le temps de lui signaler : "C'est mon père" fut la seule réponse que je saisis avant que les flammes bleues et froides ne l'engloutissent. Je m'y enfonçais à mon tour, et je compris en émergeant : Yarick avait profité de la Marelle, du Joyau et de moi pour ramener son père à la vie. L'homme en noir m'avait parlé du Joyau du Jugement, de la possibilité qu'y survivent les esprits accordés. Yarick le savait probablement aussi, et au centre de la Marelle, Eric observait, nous attendant.
Et chacun de mes pas un peu plus lourd de fatigue, l'esprit accablé d'autant par le discours dément de Brand, je continuais d'avançer.


. Qu'allait répéter Yarick ?
Ces souvenirs douloureux ravivés encore une fois par la Marelle étaient
pourtant bien les miens, que ne pouvais-je les partager pour les convaincre !