- Chasse à courre -

     A travers les murmures et les éclats de voix, je tâchais de réunir les seules informations clairement énoncées : des statues, offertes par les Cours du Chaos à la suite de la guerre de la Marelle, auraient disparu. La Marelle d'Ambre, que j'avais traversée en compagnie de Marelsa quelques heures plus tôt , était endommagée. Elle ressemblait maintenant, selon Random, à une Marelle brisée. J'étais curieuse de le vérifier.

     Beaucoup d'autres sujets furent abordés, plus ou moins proches, tous liés apparemment à des rancœurs passées, mais je ne pouvais en saisir l'essence. Depuis un bon quart d'heure maintenant, le Roi n'était plus le centre de l'attention, certains s'étaient levés, paraissant obéir à un rite subtil, hérité de réunions familiales similaires. Je devinais que chaque mouvement était porteur de signification aux yeux des autres, mais j'ignorais leurs codes. Je supposais que tous pourtant savaient l'interpréter, et les observai, tâchant de comprendre. Le Roi Random quant à lui paraissait concentré, il prononça quelques mots à mi-voix puis réclama le silence : L'absence de Fiona était motivée par sa recherche des statues, qu'elle venait de retrouver. Elle serait donc notre relais en Ambre pendant que nous nous lancerions à leur poursuite. Personne n'avait mentionné le nombre exact de sculptures manquantes jusqu'alors, mais à en juger par le nombre de personnes présentes, je notai qu'il devait être considérable !

     Comme tous se dirigeaient d'un pas plus ou moins pressé vers la sortie, je me levai et me retrouvai rapidement dans un couloir, assez perdue. Alors supposai-je, il allait falloir cavaler après de drôles de cailloux manifestement animés, enfin…je tentais de me représenter la chose sous cet angle. En vérité, j'étais plutôt inquiète. Pour la première fois depuis mon arrivée en Ambre, l'occasion de servir le Roi se présentait, mais il ne s'agissait pas d'une rencontre diplomatique ou d'une ambassade. Une telle mission n'aurait pas présenté un bien grand défi et j'aurais su m'en acquitter sans difficulté. Mais j'avais pu constater dans l'après-midi que mes qualités de "combattante", bien que remarquables sur Terre, n'étaient rien en comparaison de celles des membres de "ma famille". Je souhaitais plus que tout réussir dans cette entreprise, et malheureusement je doutais. Mes pensées et mes pas me conduisirent jusqu'à ma chambre.
J'y troquais ma robe du soir contre un pantalon et une chemise chaude puis m'inspectai dans la glace. Sur la droite du miroir, un point lumineux dansait, accroché à l'un des pieds du lit. Je me retournai vivement et découvris avec stupeur qu'il s'agissait de la lune se reflétant sur la garde d'une épée. Pas une épée constatai-je en m'approchant, son épée. Celle que père arborait sur son Atout et que l'homme en noir nommait Grayswandir. Je restais frappée de stupeur et m'assis finalement pour dégainer la lame. Une marbrure d'un bleu semblable à celui de la Marelle parcourait effectivement le métal, de la manière dont on me l'avait décrite. C'était peut-être vraiment elle, non, c'était elle, je le savais. Mais comment Grayswandir était-elle arrivée là ? Le message ne m'apparaissait pas clairement : Père me signifiait-il par là qu'il vivait et se découvrirait bientôt ? Etait-ce une attention de l'homme en noir ? Merlin était-il partie de tout cela ? Je l'ignorais et n'avais pas le temps de chercher les réponses. J'étais attendue et décidais de voir dans ce présent un bon présage. Je ceignais la ceinture, vérifiais que l'épée glissait correctement dans son fourreau puis sortis.

     J'ignorais ce que j'étais censée faire précisément, aussi, je tirai de mon paquet l'Atout de Fiona. Si elle coordonnait toutes les recherches, ce me semblait être la démarche la plus logique. Je m'attendais donc presque à une sorte d'embouteillage, à une quelconque attente, pourtant, le contact s'établit immédiatement. Fiona m'indiqua de me rendre aux écuries pour y prendre un cheval et de m'enfoncer ensuite en Arden. Quand je serai suffisamment loin, elle me fournirait d'autres indications. Je ne discutai pas davantage et suivai ses consignes.
Certains chevaux dont la robe et la musculature m'avaient particulièrement attiré l'œil manquaient déjà dans leurs stalles. J'en concluai que beaucoup effectueraient ce soir là une petite ballade digestive. Je portais mon choix sur une jument grise qu'un garçon d'écurie scella rapidement.

     En descendant à travers la cité, éclairée par la seule lueur de la lune presque pleine, je réalisai soudain ce qui signifiaient les paroles de Fiona : aller suffisamment loin en Arden…ces mots faisaient écho aux paroles de l'homme en noir sur le voyage en Ombre à partir d'Ambre. Ma première expérience était donc pour ce soir ! Inattendue et tellement excitant ! Je me remémorais mes mésaventures avec la Marelle brisée, les discours de l'homme en noir, mes deux traversées de la Marelle, et je souriais. Les murmures de la forêt endormie se mêlaient au trot de ma monture sur l'herbe humide, progressivement, je forçais l'allure. La perspective d'enfin voyager en Ombre et l'excitation de la chevauchée se confondaient, j'étais presque essoufflée lorsque le frémissement du contact d'Atout effleura mon esprit. Fiona m'expliqua comment elle comptait agir, mais aucun de ses mots n'auraient pu me préparer à ce qu'elle fit ensuite. Elle imprima littéralement dans mon cerveau l'image de la créature que je devais débusquer. Et bien que Fiona fut partie depuis plusieurs minutes, l'image du démon (car c'était bien ce que je voyais) restait toujours aussi présente. J'étais presque plus effrayée par ce qu'elle avait fait que par le combat qui m'attendait. Finalement, tâchant d'oublier comme je me sentais petite fourmi face à Fiona, je me concentrai sur l'image de la créature et commençai à manipuler Ombre.

     Au prix de violents maux de têtes, je perçus les premières manifestations de ma réussite après un bon quart d'heure d'effort. Je multipliai ensuite les manipulations mentales, focalisée sur la seule image que je conservais à l'esprit : cette créature pierreuse aux griffes acérées. Chaque modification s'effectuait plus aisément que la précédente, et progressivement je me libérais de liens dont j'ignorais la nature. Ce pouvait être mon ignorance de la Marelle ou la proximité de la Terre Réelle, peu m'importait à cet instant où j'éprouvais à nouveau ce sentiment de plénitude. Mais, l'enchantement se brisa soudainement quand je sus que j'avais réussi. Le voyage avait été trop court et pourtant l'aube étendait déjà ses premières raies de lumière sur l'horizon. Je descendis de cheval à regret et dégainai mon épée.
La créature n'était plus loin, j'entendais de mieux en mieux le bruissement de ses ailes inutiles. Nous nous observâmes et je ne saurais dire combien de temps dura réellement ce moment qui me parut une éternité. Ce fut elle qui attaqua la première. J'esquivai de mon mieux mais ce n'était malheureusement pas suffisant. La douleur dans ma cuisse était tolérable pour quelques minutes encore mais j'ignorais comment j'allais m'en sortir. Je la laissais renouveler ses attaques et découvris heureusement que la parade me laissait de meilleur chance que l'esquive. Quand j'estimai avoir enfin découvert la faille dans sa garde, j'avais déjà récolté quelques belles ecchymoses et deux estafilades. A l'instant propice, je me jetai sur le démon et plongeai mon épée dans une substance étrangement visqueuse. Immédiatement, je fus balayée par un violent choc à la tête.

     Je rouvrais prudemment les yeux, priant pour que le coup ait été mortel. Je tournais lentement mon regard vers l'endroit où se trouvait la créature et n'y découvris que mon épée : Grayswandir. Tendue, j'écoutais de longues minutes les bruits émis par la forêt. Tout semblait normal. Si le démon vivait toujours, il était loin maintenant. Avec les soins appropriés, ma blessure à la cuisse guérirait rapidement, tout le reste était plus spectaculaire que réellement douloureux, mais je n'avais pas connu un état si déplorable depuis longtemps ! Les vieux automatismes ne se perdent pas, et j'usai d'un bout de tissu qui avait anciennement appartenu à mon pantalon pour ralentir l'hémorragie. Je tirai ensuite de mes cartes l'Atout de Fiona. Elle savait que j'avais accompli ma mission, mais n'avait pas le temps de s'occuper de moi…Bien, je me débrouillerai donc seule !

     Je me concentrai sur le tapis moelleux et accueillant devant l'âtre, j'imaginai les bienfaits d'un bain chaud après cette longue nuit et je me trouvai dans ma chambre en Ambre. Je posai Atouts et épée sur un guéridon puis me dirigeai vers la salle de bain.

     Je m'éveillai sous l'emprise de la désagréable hébétude d'un lendemain de cuite. A l'instant où je posais le pied gauche au sol, je me rappelai pourquoi : j'étais percluse de courbatures, une jambe entaillée et la mâchoire douloureuse, et je croyais me souvenir avoir avalé bon nombre de ces comprimés contre la douleur trouvés dans la salle de bain. Je m'efforçais d'émerger et après une brève douche froide, les choses paraissaient un peu plus claires. L'après-midi débutait à peine quand je fermai la porte de ma chambre pour partir en quête d'un copieux repas. Je trouvai Robin à table.
Il paraissait en meilleure forme que moi bien qu'après vérification j'ai pu constater que mon visage ne portait aucune trace des coups reçus. Nous parlâmes peu, ce que j'appréciais car mon appétit s'avéra immense. J'appris tout de même que le Roi s'était rendu tôt dans la matinée sur les falaises où Caine avait trouvé la mort. Julian et Gerard l'accompagnaient. Trouveraient-ils une explication à ce qui s'était produit ? J'en doutais étant donnée la tournure prise par les évènements. Progressivement, le Royaume basculait vers une sorte de douce folie. Prise dans la tourmente la veille au soir, je n'avais pas réalisé l'étrangeté de la situation, mais en plein jour elle m'apparaissait maintenant pleinement. Etais-je la seule à éprouver ce curieux sentiment ? Oui peut-être si le Roi et ses frères étudiaient une nouvelle fois les causes potentielles de la mort de Caine. Dont rien n'avait filtré il est vrai…Il y avait dans tout cela quelque chose qui m'échappait.

     Robin avait quitté la pièce depuis quelques minutes maintenant, bafouillant qu'il était attendu. Absorbée par les réflexions qu'il avait suscitées et surtout par mon déjeuner, je n'avais posé aucune question. J'aurais dû. J'ignorais s'il me fallait trouver la Reine afin de lui faire un compte rendu de ma nuit, ou bien s'il me fallait attendre une convocation. Et c'était peut-être cela justement le contact d'Atout qui s'annonçait. J'ouvrai mon esprit et l'image de Random s'y faufila : il souhaitait que je lui apporte le Joyau du Jugement, à l'ouest du palais, sur les falaises. Dans le même temps, Vialle et Robin devraient se tenir dans la salle de la Marelle. Je me retenais de m'enquérir du résultat escompté : je n'étais personne pour me permettre une telle question. Toutefois, que le Roi ait porté son choix sur moi me laissait perplexe. Je me dirigeais donc vers les appartements de la Reine, retournant la question sans pouvoir y trouver une réponse satisfaisante.
Vialle me reçut toujours aussi chaleureusement, et le contraste de son accueil avec la méfiance que j'inspirais aux autres princes me blessa soudainement. Je masquai cette triste pensée en expliquant à ma souveraine les instructions données par son mari. Pas un instant elle ne douta de ma parole et si les ordres du Roi lui parurent aussi étranges qu'à moi, elle n'en dit mot. Elle me demanda de patienter quelques minutes et quitta la pièce. Je me trouvais dans le même petit salon qu'au premier jour. Rien ne distinguait vraiment cette pièce d'aucune autre au palais. L'ameublement reflétait l'âme qui régnait dans ces lieux : une assurance simple et sans orgueil. Par l'entrebâillement d'une porte, j'apercevais un atelier de sculpture mais la bienséance me retenait de pousser plus loin la curiosité. La Reine revenait de toute manière. Elle portait avec respect entre ses mains une pierre qu'un rayon de soleil égaré me révéla comme le Joyau du Jugement. Elle me la remit sans un mot. Je passai la chaîne autour de mon cou, dissimulai le Joyau sous mes vêtements et m'inclinai.

     Je tâchais de ne pas penser à l'importance de la pierre entre mes seins. Mais j'éprouvais l'impression terrible que toutes les personnes que je croisais, des gardes aux domestiques, devinaient ce que je transportais. Le ridicule de cette idée me calma un peu, et je me trouvais soudain préoccupée par une autre pensée : la veille au soir, j'avais quitté Ambre à cheval et étais revenue par Atout…Le maître d'écurie ne me ferait peut-être pas bon accueil. J'espérais que l'incident ne se produisait pas pour la première fois. Aucune question ne me fut posée, et j'en conclus que nombre de magnifiques montures s'étaient ainsi égarées en Ombre.
Je parvins sur la falaise une vingtaine de minutes plus tard. Et n'y trouvais âme qui vive. Moins d'une heure pourtant s'était écoulée depuis l'appel de Random. Comme je m'apprêtais à pousser un peu plus loin les recherches, mon cheval se cabra si soudainement que je me trouvais projetée à terre. Malgré mes contusions, je fus debout assez rapidement, mais pas suffisamment pour retenir la jument qui menait un galop d'enfer. Je soupirai et me tournai pour observer les alentours. Je compris alors les raisons de ma chute : un trou noir s'ouvrait au sol, grandissant de seconde en seconde, semblable à celui d'Arden. Oh oh ! Ma main tâtonna à mon côté, mais n'y trouva pas d'arme. Evidemment, je ne m'attendais pas à ça ! Il ne me restait plus qu'à espérer que j'aurais disparu avant que n'apparaissent des créatures similaires à celles que nous avions affrontées la veille. Un cri d'horreur m'échappa au moment où je sortais mon jeu d'Atout. Elles surgissaient de l'ouverture au sol ! D'immenses chiens mutants, aux attributs indescriptibles, et ils étaient déjà sur moi. Je protégeai ma gorge par réflexe, mais aucun ne semblait chercher à m'atteindre à ce point sensible. Curieux pour ce genre de bête. Leurs mâchoires se refermaient sur mes mollets, je sentais leurs canines acérées pénétrer légèrement ma chair. Je tentais de reculer mais leur prise s'affirma. Plus ma volonté de reculer s'accroissait, plus l'étau se resserrait. Et je compris soudainement. Les créatures voulaient m'entraîner avec elles, me faire choir dans l'ouverture béante. La panique m'envahit, je ne voyais aucun moyen de m'en sortir. La douleur et leur nombre me submergeaient. Et soudain un glapissement rauque me parvint. Je levais les yeux sur deux cavaliers, Yarick et Rock, tous deux armés. Je m'immobilisai, préférant éviter de perdre définitivement mes mollets et tâchai d'esquiver de mon mieux les coups d'épées maladroits de Rock. Son arme m'atteignait presque aussi souvent qu'elle portait un coup mortel à un chien. Yarick s'en tirait mieux et je soupçonnais avec étonnement Rock d'une maladresse feinte : mes blessures provenaient à part égales des créatures et de son épée. Les dernières bêtes s'en étaient retournées d'où elles venaient, et l'ouverture se fermait à une vitesse étonnante. Une colère sourde me tint lieu de béquille pendant les quelques minutes où Rock et Yarick s'assurèrent que plus un seul chien ne traînait dans les parages. Quand ils revinrent vers moi, tous deux paraissaient très méfiants. Je m'obligeais à tenir debout et leur donnais brièvement l'explication qu'ils paraissaient attendre. Pour preuve, je tirais le Joyau du Jugement de ma chemise. Yarick s'approcha et m'aida à monter sur son cheval. Je lui en fus reconnaissante : mes jambes n'étaient plus loin de me lâcher et j'avais perdu beaucoup de sang. Ma vue se brouillait et secouée par les soubresauts d'un retour à cheval, je crois bien que je m'évanouis.