- Cymnea -

     Je manipulai Ombre jusqu'à parvenir à cette faille que j'avais observée lors de nos précédentes recherches. L'esprit tendu vers la bague de Finndo, je tentai alors d'utiliser la Marelle tracée par Melekin.
Nous étions maintenant en apesanteur, sous l'influence d'une puissance différente de celles que nous connaissions. Sa structure me semblait tellement simple que jusqu'alors, il me paraissait improbable qu'elle puisse projeter des Ombres. L'expérience me prouvait le contraire, bien que je n'aie pas eu totalement tort. Elna m'expliquait en effet qu'il n'y en avait que huit. Ce qui me ramenait à l'éternelle question : serait-il possible de dénombrer les Ombres d'Ambre, ou bien étaient-elles infinies ? L'expérience de Melekin tendrait à prouver que ces lieux sont donnés et non suscités par notre désir, mais peut-on généraliser ? Mon cher oncle avait en effet créé cette Marelle sans l'aide du Joyau du Jugement, ses propriétés pourraient donc bien être partiellement différentes… J'étais égarée dans ces réflexions métaphysiques quand Voile me sortit de ma léthargie. Nous venions de pénétrer dans son Ombre et je me trouvais nez à nez avec Oberon ! Ou plutôt avec un tableau de mon grand-père, un immense portrait, quasiment grandeur nature.
L'ancien seigneur du Chaos me faisait face, semblable à sa représentation sur les tableaux les plus récents du palais d'Ambre. Et je n'étais pas encore au bout de mes découvertes car à travers mon trouble, je crus entendre Neige, ironique, dire que Voile vouait un véritable culte à Oberon depuis que ce dernier l'avait violée. Je tâchais de garder mon calme tout en me maudissant. J'éprouvais presque de la jalousie à cet instant, je me sentais également stupide.
Fort heureusement, nous avons continué de traverser les différentes Ombres de Melekin, Osric, Elna, Finndo, Kells, pour arriver dans ce qu'Elna et Voile appelèrent l'Ombre de Cymnea. L'endroit était sombre, couvert d'un ciel noir. Il s'en dégageait une impression de tristesse infinie ainsi qu'une puissante présence magique. Peut-être était-elle due aux nombreux temples dédiés à la Licorne et au Serpent qui parsemaient la ville.
Nous pénétrâmes dans une demeure qui avait dû connaître de meilleurs jours. Assise près d'une cheminée où le feu finissait de mourir, une vieille femme nous observait. Malgré ses traits tirés et ses cheveux blancs, je fus stupéfaite de reconnaître Cymnea. Jamais je n'avais imaginé qu'elle puisse être toujours en vie. Face à elle, tous les sentiments qui m'avaient assaillie alors resurgissaient. Je me sentais à nouveau confuse et minable, d'autant plus que le temps n'avait pas eu sur moi les mêmes effets. J'avais pitié de cette femme. Non, j'étais plutôt honteuse, car sa souffrance avait dû être immense pour qu'elle ait consacré sa vie à la vengeance.
    "_ Nous avons échoué.
Voile venait de s'adresser à Cymnea.
     _ Oui
     _ Mais père avait dit qu'une autre vie commencerait…
     _ Et celle d'Oberon n'est pas achevée. Puis-je continuer à vivre dans l'espoir qu'un jour il sera tué ?
     _ Finndo vit, il poursuivra peut-être la voie de père. Mais il s'agissait plutôt de votre volonté que de la sienne. Adieu mère."
Voile et Elna quittèrent aussitôt la pièce. Cymnea n'avait pas paru surprise par les paroles de ses filles. Elle me fixait maintenant avec une intensité qui me mit mal à l'aise et me pétrifia. Robin était sorti accompagné de Neige mais je n'osais toujours pas bouger. Nous étions seules toutes les deux et au regard de Cymnea, j'étais certaine qu'elle savait qui j'étais. Je ne voyais qu'une seule chose à faire. J'avançai donc lentement vers elle, m'inclinai et baisai respectueusement sa main. Alors que je me relevais elle murmura :
    "_ Vous, je vous pardonne."
Elle m'ôtait un poids énorme de la poitrine, mais j'étais bouleversée. Je sortis de la pièce en reculant, elle m'observait toujours. Une grande dame… je ne savais pas si j'aurais su accorder mon pardon…

     Le trajet de retour me parut beaucoup plus rapide. Cette rencontre m'avait réellement secouée, il me faudrait quelques heures avant de retrouver toute ma lucidité. Et en effet, lorsque nous parvînmes à Agartha, je remarquais tout juste que les lieux avaient changé. Entre les nuages, des Atouts flottaient maintenant, noirs et blancs, représentant Melekin. Je ne songeais pas un instant à en prendre un avant de repartir vers des lieux plus familiers en compagnie de Robin.
Iago était toujours telle que nous l'avions laissée. Je me versais un verre et m'asseyais pour réfléchir. Ma rencontre avec Cymnea avait dû grandement me perturber car je m'apercevais seulement maintenant que j'avais omis de prendre un Atout de Melekin. Fort heureusement Robin s'était montré plus avisé et me promit de me soumettre le sien pour que nous découvrions son usage. Satisfaite, j'allais remplir à nouveau nos verres quand des pleurs m'interrompirent. Je lâchais le flacon qui se brisa et courrais jusqu'à la chambre voisine. Holwin ! Mon fils venait de se réveiller, affamé apparemment. Mais que faisait-il là ? Il aurait dû se trouver dans l'Abysse avec Karadriel. Je me penchais au-dessus du berceau et le pris dans mes bras. J'étais si heureuse de le serrer à nouveau contre moi. Je déboutonnai mon corsage et satisfis l'appétit de mon petit glouton. Quand je détachais enfin mes yeux des siens, ce fut pour apercevoir un message qui avait dû tomber de son berceau un peu plus tôt. J'attendis qu'il ait fini son repas et se soit endormi pour le ramasser. Le message était bref et je fus heureuse de m'être assise pour le lire. Ce bout de papier confirmait mes pires soupçons :
    " J'ai donné la vie à ce qui n'aurait jamais dû naître."
Je restais assise de longues minutes, caressant le visage d'Holwin endormi. Mon bébé, pourquoi vous avait-il fait ça à toi et ton frère ? Pourquoi mon dieu ?
    " Il en va des Ambriens comme des requins."
Wilson bien sûr ! Je n'étais même plus surprise de le trouver là, m'expliquant que jamais aucun membre de la famille d'Ambre n'avait eu de jumeaux. Et pour cause, comme chez cet animal, l'embryon le plus fort détruit l'autre. Brand aurait donc permis que mes deux fils vivent. Mais à quel prix ! Et pourquoi les avoir clonés ? Cyd, je me sentais tellement responsable de ce qui s'était passé. J'avais le sentiment de t'avoir abandonné alors que pourtant je ne pouvais pas savoir…
J'étais maintenant seule dans la petite chambre, Holwin inconscient de ce qui se passait autour de lui somnolait tranquillement. Quant à moi, si cette nouvelle m'atteignait encore, j'en souffrais moins que le jour où j'avais compris. La blessure avait lentement commencé à cicatriser. De plus, je ne pouvais en vouloir à Brand : il avait permis que mes deux fils vivent… Je me levai et m'aperçus seulement que le jour commençait à décliner. Je pleurais donc sur moi-même depuis au moins une bonne heure. Suffit Lycia, debout et relève la tête.
Dans le salon Robin m'attendait et ne parut pas surpris de me voir revenir avec Holwin. Nous allions reprendre notre conversation quand la gouvernante arriva, visiblement affolée :
    " Des soldats, Madame, une armée entière qui approche…"
Je lui ordonnai de rester à l'intérieur et de me laisser m'en charger. Bien, j'étais consciente en venant là qu'Oberon connaissait cette Ombre. Visiblement, il souhaitait encore notre présence et je pouvais espérer que Bleys avait pris le temps de lui parler. Il y avait donc une chance pour que ces soldats viennent simplement délivrer un message. Et puis il serait toujours temps après de disparaître, avec l'aide de la Marelle … Nous sortîmes donc, moi en tête, Robin en retrait de quelques pas, la main sur le pommeau de son épée. La troupe s'arrêta à une centaine de mètres du manoir et un homme seul s'en détacha. Il avança jusqu'à nous et s'agenouilla devant moi en me tendant un parchemin. Je fis sauter le cachet de cire (les armes d'Oberon) et lus ce que je m'attendais à y trouver. Je dis à l'homme qu'il n'y avait pas de réponse et retournais à l'intérieur. Nous étions donc, Robin et moi, invités à nous rendre en Ambre, en tant qu'hôtes ou prisonniers, au choix, mais dans les délais les plus brefs… Son invitation tombait très mal, j'avais justement d'autres projets et surtout, surtout il était hors de question de lui laisser Holwin si l'envie lui prenait subitement de tenter d'être un bon père.