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Dans les Cours -
Mon
frère était maintenant intarissable. Levant parfois les yeux pour m'observer,
il parlait, enchaînant les explications et les hypothèses. Il semblait
espérer sinon mon appui, du moins mon assentiment. Comment aurais-je pu
ne pas comprendre les sentiments qui l'animaient ? Il voulait croire que
son Père était manipulé, qu'il n'aurait jamais agi ainsi de son plein
gré. J'aurais aimé en être certaine également. Oui, son explication était
convaincante : il estimait que Dara "mille fois plus ambitieuse qu'elle
n'est puissante" était encore une fois derrière toute l'histoire. Oui,
effectivement, elle pouvait être au courant de bien des choses et avoir
suggéré à Brand cette manipulation monstrueuse…
"_ Fiona nous a proposé de lui rendre visite dans
les Cours. Que dirais-tu de venir avec nous pour tenter d'en apprendre
un peu plus ?, lui offris-je.
Son regard plongea dans le mien, créant en moi une sensation de malaise.
Qu'espérait-il y lire ? Et qu'avais-je à cacher pour me sentir gênée par
son regard inquisiteur ?
_ Pourquoi pas, elle nous permettra d'approcher
Dara. Mandor également. Il avait prononcé ce dernier nom avec défiance.
Avait-il déjà rencontré le prince de la Maison Sawall ?
_ Je suppose qu'à toi aussi, Lycia, elle
a proposé une alliance ?, poursuivit-il.
_ Oui, je ne trouve pas l'idée si mauvaise
que ça. Entre Brand et Oberon, je ne sais vraiment plus qui croire ni
où ils veulent en venir."
Rinaldo paraissait aussi curieux que moi devant les troubles actuels.
Comme nous, il souhaitait comprendre et tirer son épingle du jeu, ou du
moins rester en vie… Mais il mit en évidence un élément auquel j'aurais
dû réfléchir plus tôt. Karadriel avait déjà essayé de me prouver que je
pouvais avoir confiance en moi. En fait, plusieurs membres de la famille
avaient tenté en vain de nous faire prendre conscience de nos forces.
Ces appels étaient toujours restés sans réponse : je ne l'aurais admis
pour rien au monde, mais j'estimais alors ne pouvoir jamais rivaliser
avec mes oncles et tantes. Ils représentaient pour moi une puissance terrifiante
que je n'aurais jamais osée défier. Seulement aujourd'hui, tout était
différent : STOP, je voulais mettre un point final aux manipulations et
autres compulsions auxquelles j'avais pu m'exposer par le passé. Brand
m'avait appris de la plus cruelle manière qui soit à me méfier de tous,
et je comptais œuvrer maintenant pour mon propre bien. Alors oui, j'approuvais
la suggestion de mon frère quand il proposait d'unir nos forces sans Fiona.
Elle semblait en effet nous manifester un intérêt particulier et j'avais
enfin compris que l'altruisme n'y était pour rien. Je réalisais également
que cela pourrait être utile : si notre aide lui était si précieuse, elle
négocierait certainement quelques bribes d'information.
Je contemplais mon Atout de Fiona. Je m'étais depuis toujours méfiée de
son sourire énigmatique, plus particulièrement encore après avoir découvert
les tortures qu'elle avait infligées à son fils. Aujourd'hui, alors que
je me concentrais sur sa carte, le froid qui me gelait les doigts semblait
émaner de son âme.
Elle
ne parut pas surprise de la présence de Rinaldo et Dalt. Pourquoi m'en
étonnais-je encore ? Si je l'avais démasquée une fois, elle avait certainement,
depuis, trouvé un moyen de se faire plus discrète.
Fiona nous menait donc à travers les Passes de Mandor. De Mandor, m'étais-je
étonnée intérieurement. Le nom expliquait peut-être l'aspect si peu familier
du lieu. Je m'attendais en effet à retrouver les Passes de Sawall où nous
avions fait connaissance avec le père de Karadriel. Mais ces allées n'avaient
rien de commun avec le pourtant étrange domaine du vieux Gramble. Les
tableaux qui recouvraient les murs créaient une ambiance malsaine, et
personne n'osait prendre la parole. Nous avancions silencieusement, détournant
le regard de ce qui devait être des portraits mais m'évoquait les photos
prises dans les camps de la mort.
Mandor nous attendait, dans une pose étudiée comme toujours, affichant
un air grave. Il porta la main de Fiona à ses lèvres, baisa ensuite la
mienne, sans prononcer un mot. J'étais surprise de ce changement si radical
de comportement. Où était passé l'homme charmeur et courtois dont je conservais
le souvenir ? Il salua Dalt, Rinaldo et Robin puis tourna son regard vers
Fiona.
"_ Ils sont finalement venus. C'est donc ici que
tout va se jouer.
Inutile bien sûr, de dire que je ne voyais pas pourquoi ! Et je ne pensais
pas être la seule. Nous restions tous muets et un silence gênant s'installait.
_ Mais pardonnez-moi, enchaîna donc Mandor,
je manque à tous mes devoirs d'hôte. Désirez-vous manger quelque chose
?
Nul n'osant rompre le silence, une table apparut un peu plus loin, garnie
de différents mets, tous connus en Ombre. Toutefois, Rinaldo ne parut
pas être sensible à cette marque d'attention et ajouta encore à l'atmosphère
de suspicion qui régnait :
_ Ce sont des produits végétariens, j'espère
?" dit-il en observant Mandor, semblant le défier. Pour ma part, je restais
admirative devant le sens de la répartie de mon frère, je n'aurais certainement
pas trouvé aussi bien pour témoigner de ma méfiance !
Nous
étions donc toujours debout, guettant silencieusement les expressions
fugaces qui par instant transformaient les visages, espérant y trouver
un indice de nos affinités respectives. Rinaldo encore une fois rompit
le silence, relâchant ainsi une partie de la tension ambiante.
"_ Chère tante, que voulez-vous au juste ?
_ Rien de préjudiciable pour vous, bien
au contraire. J'aimerais que vous voyiez les choses en face, et c'est
dans ce but que je vous aie faits venir. Nous ne voulons plus dépendre
d'Oberon, mais c'est peut-être une erreur…"
Fiona continuait à parler, mais mon esprit lui s'était égaré en route.
Nous, Fiona employait le pronom nous pour sa déclaration d'intention.
Nous ? Je savais avec certitude que ce nous ne m'incluait pas, et pour
cause : j'estimais que rendre son trône à Oberon serait la meilleure chose
à faire. Alors nous, s'agissait-il de Mandor et elle ? Etaient-ils toujours
amants ? Et Karadriel, qu'en savait-il ?
"…donc, nous pensons que la crise actuelle
vient des Cours. Oh, une dernière information : quoiqu'il advienne et
que vous choisissiez, il y a une chose dont le souvenir pourrait vous
être utile. Les Ombres de la Marelle de Corwin resteront stables maintenant."
Fiona s'était interrompue pour nous observer, et aucun bruit ne venait
couvrir les gémissements torturés que semblait apporter une légère brise.
Je ne me sentais absolument pas à l'aise. Un détail clochait, mais je
ne parvenais pas à déterminer lequel. Etait-ce l'étrange relation de Fiona
et Mandor ? Etait-ce l'étrange comportement de ce dernier ? Ou plus plausiblement,
la curieuse bienveillance de Fiona à notre égard ? La voix de Mandor s'éleva,
interrompant là mes réflexions.
"_ Nous avons fait ce que nous voulions faire.
Si vous souhaitez rester quelques temps avec nous, mes domestiques vous
indiqueront vos chambres. Je vais maintenant prendre congé, avec votre
permission...
Il se dirigea vers la sortie, puis parut se raviser :
_ Oh, Ssyba qui sait tout très vite ici,
a appris je ne sais comment que vous deviez venir. Et il a organisé une
petite réception en votre honneur. Bien sûr, j'excuserais ceux d'entre
vous qui ne souhaitent pas rester parmi nous."
Mandor disparut donc, aspiré par un tourbillon de flammes ; Fiona l'imita,
employant toutefois des effets spéciaux moins spectaculaires. Mon attention
fut parallèlement attirée par un phénomène bien plus courant. Quelqu'un
tentait de me joindre par Atout. N'ayant aucune raison particulière en
cet instant de refuser le contact, j'acceptais. J'ouvris donc mon esprit
pour aider la communication à s'établir, mais à l'instant où j'allais
découvrir l'identité de mon interlocuteur, le contact fut rompu. Curieux,
pourquoi donc celui-ci avait-il interrompu le processus ? La seule explication
qui me vint alors fut mon environnement : peut-être mon correspondant
n'appréciait-il pas ma présence dans les Cours. Et bien, il devrait s'en
accommoder car je tenais une occasion de discuter avec Ssyba et j'espérais
pouvoir découvrir ce dont il était au courant. Suivie de Robin, j'emboîtais
donc le pas à un être à l'aspect humanoïde qui nous enjoignait de le suivre.
Nous avions traversé des couloirs plus effrayants qu'austères, habillés
de peintures morbides. J'en venais presque à regretter les drapés rouges
et noirs des Barimen ! La présence de Robin me rassurait partiellement
et me détendait un peu. Mais tout de même pas au point de souhaiter partager
mon lit avec lui ! Et c'était pourtant ce que semblait croire Mandor car
son serviteur nous avait laissés seuls devant une unique porte. Après
avoir échangé des regards étonnés, nous étions entrés : un seul lit, double
! Je jetais l'un des deux oreillers à Robin en lui indiquant le canapé.
Bien sûr, ce n'était pas de son goût, et nos vieilles habitudes furent
bientôt de retour. Finalement, ces disputes incessantes avec lui avaient
au moins une vertu, me détendre !
Nous nous tûmes tous deux en même temps. Une odeur de tabac flottait dans
la pièce. Le parfum, caractéristique du cigare, semblait se répandre depuis
un paravent. Caine ! Ce genre d'entrée lui ressemblait assez. A cette
pensée je sentis une vague de mépris monter en moi : pendant quelques
temps, il y avait bien longtemps maintenant, il m'avait semblé sympathique.
Mais depuis sa "réincarnation", il employait à chacune de nos rencontres
une ironie du plus mauvais goût. Je me dirigeais donc vers la tenture,
un sourire condescendant aux lèvres, prête à entendre les amabilités qu'il
m'adresserait. Je déplaçai le paravent et découvris avec stupeur Voile
et Elna.
Mais que faisaient-elles là ? Comment savaient-elles que nous viendrions
dans les Cours ? Et surtout par qui ? Fiona, Mandor ? Qui d'autre pouvait
leur avoir dit ? Bien sûr, Robin, lui, ne s'embarrassait pas de pareilles
questions. Peut-être avait-il raison après tout. Malheureusement j'avais
déjà pris l'habitude de réagir à la manière suspicieuse du reste de la
famille, et ne possédais pas encore leur expérience. Je n'avais donc prêté
aucune attention au début de la conversation. Toutefois j'accomplissais
certainement quelques progrès car il me sembla n'avoir manqué que quelques
mots. Ainsi, les deux sœurs souhaitaient mon aide, toujours pour la même
affaire : retrouver Finndo. Certes. La situation était maintenant bien
différente de la veille, et j'acceptais de les suivre afin d'en discuter
les formalités.
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