- Désertion -

     Des gardes ! Aux couleurs d'Oberon ! Dans mes appartements ! Avant même que j'ai fini d'analyser la situation, un coup de patte de Napoléon fit s'envoler la tête d'un des soldats. En quelques secondes ils étaient tous en pièce. Karadriel n'avait pas tort, sa créature n'était pas encore totalement dressée !
Je me dirigeai en hâte jusqu'à mon bureau où je griffonnai rapidement la note suivante :
    " J'espère un accueil plus chaleureux la prochaine fois !" Mieux valait ne pas traîner dans les parages, la Marelle de Père me semblait être un lieu plus sûr.

     Corail avait disparu, mais je vis avec soulagement arriver Robin. Sa présence me rassurait un peu. Pourquoi donc ces hommes armés ? Voulaient-ils m'arrêter, me tuer ? Et surtout quel crime avais-je commis ? Aucun à ma connaissance, ce qui était d'autant moins rassurant. J'informais Robin de la situation et lui proposais de gagner un endroit où nous serions plus à l'aise.
Je pensais en fait à l'Ombre sur laquelle j'avais laissé Iago. Elle m'était en peu de temps devenue familière, plus peut-être que le palais d'Ambre. Les travaux étaient terminés et un grand feu brûlait dans la cheminée. Là aussi, derrière la baie vitrée, le printemps emportait sa lutte contre l'hiver. J'indiquais à Robin un fauteuil près de la fenêtre et sonnais. J'espérais voir mon intendant mais ce fut la gouvernante, Iago était parti régler des affaires en ville. Je commandais donc deux repas et allais prendre place face aux flammes, tournant le dos à Robin. Holwin avait faim et je n'avais pas envie de satisfaire encore une fois les appétits sensuels de mon cousin.
Holwin tétait depuis peu de temps quand je perçus une présence nouvelle. Quelqu'un venait de pénétrer dans le salon, sans bruit. Et pas par la porte. Robin n'avait pas bougé, mais je sentais pourtant cette aura supplémentaire. Je tournais la tête et poussais un soupir de soulagement : Wilson était allongé et assoupi dans le canapé ! Mais qui pouvait-il bien être ? Curieusement, je ne ressentais envers lui aucune méfiance, ni même un petit soupçon d'irritation comme avec la plupart des autres membres de la famille.
Bien, il ne nous restait plus qu'à attendre son réveil !
Son repas fini, je couchai Holwin dans un petit berceau amené par une nouvelle domestique. Je n'étais pas venue depuis bien longtemps maintenant. Et j'avais le sentiment d'être rentrée à la maison. Je m'étais souvent demandée où se trouvait ma place parmi les Ombres ; aujourd'hui j'avais une réponse.

     A son réveil, Wilson fut aussi énigmatique que la fois précédente. Il me donna une liste des personnes qui se trouvaient en Ambre pour le moment : Random, Vialle, Martin, Benedict, Bleys, Delwin, Caine, Julian, Llewella, Sand, Dworkin (sous surveillance), Marelsa, Ixaani, Neige, mais le plus surprenant était que Mandor faisait parti de la liste ! Dalt, Eric, Corwin, Fiona et Brand, eux, n'étaient pas en Ambre selon ses sources. Rinaldo lui ne se trouvait pas non plus à Kashfa. Bon, mais que devenaient les autres ? Je décidais que je pourrais régler ce problème moi-même. Une autre question par contre requérait l'éclairage du mystérieux personnage. Comment en effet, Corail était-elle au courant de ma rencontre avec Ssyba ?
    "_ Elle me l'a appris, puis je le lui ai appris à mon tour, me répondit-il d'un ton sentencieux.
     _ Une question temporelle en somme ? l'invitai-je à poursuivre, passablement irritée par la réponse.
     _ Non, spatiale plutôt.
"
Sa dernière phrase avait certainement pour but de m'éclairer car il disparut aussitôt. Bien sûr, ce n'était absolument pas le cas ! J'avais pensé qu'il pouvait lui aussi avoir subi un petit voyage à travers le temps, mais manifestement, je devais chercher la réponse ailleurs. Je supposais toutefois que je ne résoudrais pas l'énigme sans un nouvel indice et décidais d'abandonner temporairement la question.
La présence de Mandor au Palais m'intriguait. Quelle(s) raison(s) pouvai(en)t le pousser à ce petit séjour en une période aussi troublée ? Je sortis l'Atout de Marelsa de mon jeu : c'était pour l'instant l'une des rares personnes dont j'étais certaine qu'elle ne me mentirait pas trop. Elle sembla tout d'abord contente de me voir, mais aussitôt après son visage refléta de l'inquiétude. J'étais doublement touchée. Elle m'expliqua que la Couronne m'intentait un procès pour avoir tué quatre soldats de la garde royale. Selon elle, il valait mieux pour moi retourner immédiatement en Ambre : elle craignait pour ma vie. Marelsa sembla réfléchir un instant puis tendit sa main ouverte vers moi : un Aiguillier.
    "_ Prends-le ! Il pourra t'être utile, j'ai peur que les Ombres ne soient plus très sûres. Utilise-le le moins possible, et ne le rend qu'à Bleys, Delwin ou moi."
Je la remerciais, malheureusement avec les mêmes mots vides qu'on emploie toujours dans ces cas-là. Je me sentais un peu inutile, mais elle semblait avoir compris les raisons qui me poussaient à ne pas revenir au château.
J'avais encore une fois laissé mon cœur parler avant ma tête, mais je ne le regrettais pas : je pensais pouvoir classer définitivement Marelsa parmi mes amis. Bien sûr, j'en avais oublié de me renseigner pour Mandor, mais j'avais appris quelques petites choses en contrepartie : Dworkin ET Neige étaient gardés sous haute surveillance, tout comme les Marelles, sans exception ! Oberon craignait donc une attaque de Brand, ou feignait de la craindre, ce qui était encore le meilleur moyen de garder sous son influence un maximum de ses enfants !
J'avais le sentiment, très désagréable, que mes déplacements des prochaines heures allaient déterminer mon avenir. Si j'allais en Ambre cela signifierait pour tous que j'étais convaincue des intentions maléfiques de Brand. Et il n'y avait pas comme je l'aurais souhaitée, deux alternatives, mais une seule : en effet, que je reste en Ombre ou que j'aille rejoindre "ma mère", je serais considérée comme traître à la Couronne. J'aurais voulu rester neutre le temps d'analyser la situation, mais si pour moi cela signifiait n'apporter mon soutien ni au père, ni au fils, je craignais que pour eux deux cela ait un tout autre sens : chacun interpréterait mon inaction comme une allégeance envers l'autre. Pourtant je refusais de prendre parti maintenant, pas sans connaître les intentions réelles des deux adversaires. Je les soupçonnais en effet de poursuivre les mêmes buts, chacun pour son compte. Et l'un comme l'autre paraissait prêt à tous les sacrifices pour arriver à ses fins. Mais souhaitaient-ils effacer ou seulement modifier la Marelle ? Je ne voulais pas voir détruire ce monde que j'avais découvert si peu de temps auparavant !
C'était donc certainement totalement illusoire, mais je décidais de m'accorder un peu de temps pour en apprendre plus.

     Holwin dormait toujours et Robin paraissait absorbé dans la contemplation de son verre maintenant vide. Comme je l'enviais en cette minute ! Comme il devait être plus aisé de se laisser guider sans jamais s'interroger sur le bien fondé de ses actes ! Enfin, suivre sans discuter les ordres m'était insupportable, ma situation aurait donc pu être pire….