- Des Marelles -

     Une sensation nouvelle et pourtant familière me tira de mes réflexions. Je pouvais ressentir une présence, comme un esprit qui tenterait de m'approcher. Il ne s'agissait pas d'un contact d'Atout, j'en étais sûre ; pourtant, je sentais l'intensité augmenter progressivement. Plus lentement peut-être, comme si quelque chose faisait encore obstacle. Je tentais de diriger toute mon attention vers cette présence, peut-être était-ce bêtement risqué, mais une petite voix me susurrait : "Lycia, tu ne sauras jamais ce dont il retournait si tu n'agis pas, n'aie pas d'inquiétude, tu ne risques rien, tu verras". Et effectivement, je ne regrettais pas. Je sentais maintenant la présence rassurante de Yarick. Oh, comme j'étais heureuse en cet instant ! Je n'avais pas imaginé qu'il trouverait un moyen de me rejoindre depuis le Joyau.

     Eh, oh, Lycia, redescend sur terre ! Il voulait te demander un service, comme d'habitude. pourquoi t'aurait-il contacté sinon ? Cette fois, il avait tout de même eu la bonté de me donner quelques renseignements : il avait donc une demi-sœur, Latiméria (fille de Moire et de ?), qui régnait maintenant sur la cité aquatique. Il ne l'avait jamais connue car la tradition à Rebma voulait que la reine n'élève pas ses enfants. Ainsi s'expliquait l'ignorance de Yarick sur son ascendance jusqu'à une période très récente, mais comment avait-il appris son existence ? Ou plutôt par qui ? A cette question pas de réponse bien sûr ! Il souhaitait donc que j'aille discuter avec cette jeune femme, curieuse de me rencontrer selon lui.
Une fois le contact rompu, notre conversation me parut plus lointaine et confuse de minutes en minutes. Qu'avions-nous donc dit après avoir épuisé la discussion sur Latiméria ? Décidément, les sentiments que j'éprouvais ne me facilitaient pas la tâche ! Si seulement j'avais eu le moindre espoir de le voir y répondre…mais non. Tous les inconvénients et aucun des avantages… Enfin, pour le moment je n'y pouvais rien, autant donc agir comme avant.
Je ne voulais pas courir le risque d'emmener Holwin si près d'Ambre, Robin devrait donc jouer la nounou encore une fois. J'étais contente de pouvoir compter sur lui.
J'amenais donc l'image de la Marelle devant mes yeux et tentais de me représenter la cité sous-marine. Les seuls souvenirs que j'en avais se rattachaient à cette très brève visite où nous avions trouvé la cité ravagée par Deirdre...Alors que j'essayais d'y localiser la salle du trône, je crus percevoir comme une sonnerie silencieuse. Après un bref instant d'hésitation, je laissais se dissiper la Marelle. Intéressant, c'était la première fois qu'on essayait de me joindre par Atout alors que j'utilisais la loupe de la Marelle. Très intéressant même, car je m'apercevais maintenant que le contact se faisait insistant, phénomène dont je ne m'étais pas rendue compte avant. Je venais peut-être de découvrir un excellent moyen d'imposer le silence radio. Mais dans les circonstances actuelles, je préférais ne laisser échapper aucune information, j'acceptais donc le contact. Dans la pénombre de l'Abysse, Brand m'observait, l'air visiblement impatient. J'avais beaucoup appréhendé cette minute : comment allait-il réagir ? Je ne savais toujours pas en effet s'il avait accepté ou non que Karadriel me rende Holwin. De plus, mes sentiments à son égard étaient si contradictoires : pour m'avoir séparée de mon enfant je lui en voulais, mais pour celui qui avait été ma mère puis l'homme en noir, j'avais beaucoup d'affection, plus peut-être qu'il n'aurait fallu étant donné la situation. J'espérais donc qu'il m'accorderait un peu de temps, mais non ! Tout ce qu'il avait à me dire, c'était d'aller à Rebma afin de parler à la reine, car il était pressé et ne pouvait donc en dire plus…
Sans commentaires...
Les gardes étaient debout et bien vivants, contrairement au souvenir que j'en gardais. Il n'y avait d'ailleurs personne à part eux dans la salle du trône. Je fis donc quelques pas dans leur direction, ils savaient certainement où trouver la Reine. Un grand brun s'avança vers moi d'un air timide, visiblement poussé par son équipier :
    "_ Vous êtes bien la princesse Lycia ?
Oh, oh, j'avais comme un mauvais pressentiment.
     _ Oui
Trois des hommes armés s'avancèrent vers moi, l'air bien moins affable que quelques instants auparavant.
      _ Suivez-nous s'il vous plaît !
Bien, j'étais fixée sur les allégeances de la nouvelle dirigeante de Rebma ! J'allais donc devoir partir, malgré leur accueil si chaleureux. J'amenais la Marelle à mon esprit quand une petite voix féminine s'éleva :
     _ Laissez, je m'en occupe.
     _ Vous êtes sûre, Majesté ?
     _ Oui, et oubliez ce que vous avez vu."
Les gardes reprirent place contre le mur. Je m'avançais jusqu'à la jeune femme et plongeais dans une profonde révérence, tout en lui débitant le compliment d'usage aux nouveaux souverains. Elle me releva et nous échangeâmes quelques mots. Curieusement, bien que nous fassions toutes deux des efforts d'amabilité, l'atmosphère restait étrangement tendue. Quand j'en arrivais au but de ma visite, elle sembla être au courant et m'enjoignit de la suivre. Après avoir traversé différents couloirs sous l'œil inquiet des gardes royaux, nous pénétrâmes dans une petite salle. Elle n'avait rien d'une chapelle mais une atmosphère quasi monacale y régnait. Tandis qu'elle s'avançait d'un pas rapide et sûr, mon regard s'attarda sur de curieuses petites sphères : Random, Corwin, Yarick, moi, Llewella et d'autres, beaucoup de membres de la famille étaient représentés. Latiméria s'arrêta devant l'image de Yarick et y posa les mains. Elle me demanda de poser les miennes sur son épaule et commença à se concentrer. Ainsi donc, il s'agissait d'Atouts d'un genre spéciaux. Et ils devaient être puissants car ils permettaient d'entrer en contact avec Yarick dans le Joyau. Mais qui les avaient créés ? Melekin ? Et pour qui, Moire ou Latiméria ?
Le contact avec Yarick s'établit. Encore une fois, il avait un service à me demander. Ou plutôt, il servait d'intermédiaire à Brand. Il m'expliqua que ce dernier avait une stratégie pour ne pas effacer la Marelle mais simplement la modifier. Seulement, tant qu'Eric serait dans le Joyau, il ne pouvait pas agir. Tous deux souhaitaient donc ressusciter son père mais pour cela, ils avaient besoin d'une Marelle. Et ils espéraient que je ferais diversion pendant qu'ils s'amuseraient…. Oui, mieux valait que ce soit Yarick qui m'en ait parlé, à Brand j'aurais immédiatement répondu NON. Ressusciter Eric ne posait pas de problème, au contraire, mais je souhaitais garder une certaine neutralité. Donner l'occasion à Brand de traverser une des Marelles surveillées, c'était faire son jeu une fois encore. Je ne voyais qu'une seule manière de ramener Eric "à la vie" sans pour autant y contribuer activement : la Marelle de Corwin. Elle n'était pas surveillée à priori, de plus, je ne pensais pas que Père y voit une objection. Je soumettais donc cette possibilité à Latiméria et Yarick qui acceptèrent, et le contact fut rompu. Latiméria semblait fatiguée, l'usage de ces Atouts particuliers semblait être éprouvant. J'allais donc prendre congé quand elle m'invita à disparaître au plus vite : elle craignait que les gardes n'aient su tenir leur langue et aient signalé ma présence aux "autorités supérieures".

     A mon retour en Ombre, rien n'avait changé : Robin était toujours dans le petit salon, surveillant mon fils. Je me penchais au dessus du berceau et fus accueillie par deux yeux bleus souriants et visiblement affamés. Je sortis Holwin de son couffin et montais dans ma chambre. Tout contre moi, je sentais le petit corps de mon enfant, il était si vulnérable. Saurais-je le protéger de ce qui semblait se tramer en coulisse ? Ses poings minuscules agrippés à mon sein, il paraissait confiant, lui…S'il ne comprenait pas encore les mots d'amour que j'aurais voulu lui souffler à l'oreille, il sentait certainement toute la tendresse qui l'entourait.
Allongée sur le lit, je le regardais tenter de se redresser à l'aide de ses bras. L'espace d'un instant, il y parvenait : son regard semblant alors me dire "t'as vu maman, j'y arrive". Mais peu après il vacillait et se retrouvait le nez dans les draps, pour retenter l'expérience aussitôt. Persévérant et épuisé, il se rendormit au bout d'une demi-heure serrant toujours les draps de ses mains.
Le moment était propice, Holwin reposait prés de moi mais non en contact : j'amenais donc la Marelle à mon esprit et cherchais la Marelle de Corwin. Personne, et plus aucune trace d'Abysse, simplement ce vieil Ygg et le serpentement bleuté et lumineux. Je relâchais donc mon attention et la reportais sur mon fils. Il devait rêver, son visage reflétait tour à tour l'étonnement et l'amusement.
Sentant poindre le début d'un contact d'Atout, je soulevais Holwin aussi doucement que possible et descendais précipitamment les escaliers. Une fois en présence de Robin, j'ouvrais mon esprit : Elna. Voilà bien une des dernières personnes dont je pensais qu'elles me contacteraient ! Elle effleura brièvement Holwin du regard puis en vint, sans préambule, au sujet de sa demande. Elle souhaitait retrouver la Marelle de son père, mais avait pour cela besoin de mon aide. Qu'avais-je donc à y gagner ? J'étais très occupée ces temps derniers… Elna proposait, en échange de mes services, de me transmettre une partie de son savoir sur les Atouts. Pour ma part, je me contenterais d'étudier la Marelle de son père. Marché conclu. Comme elle me proposait d'aller la rejoindre immédiatement, je l'invitais à passer car j'avais une petite chose à terminer. En apercevant Robin elle parut surprise, mais cette expression se dissipa aussitôt.
    "_ Vous vous souvenez l'un de l'autre, je pense", écourtai-je les salutations.
Je m'avançais dans le même temps vers Robin pour lui confier Holwin quelques instants : j'estimais préférable de ne pas le remettre à nouveau au contact de l'Abysse. Comme ils restaient tous les deux muets, je demandais à Elna des nouvelles de Kells afin de lancer un sujet de conversation en mon absence. Bien mal m'en prit ! Son frère était mort, tué par Caine ( rien d'étonnant à cela !). Selon elle, Brand avait tout fait pour faciliter cette vendetta, nommant Caine chancelier lors de son bref règne. Oups. Bon, j'avais cru bien faire ! Je quittais la pièce en laissant derrière moi un silence gêné et montai presque en courant à l'étage.
Je tirais de mon jeu d'Atouts celui de Brand et me concentrais dessus sans conviction : dans sa situation, il ne répondrait certainement pas ! J'insistais par acquis de conscience ; la carte était bien brûlante, mais je ne percevais rien. Bien, il me faudrait donc trouver un autre moyen de lui signaler qu'il pouvait utiliser la Marelle de Corwin pour ramener son frère à la vie. Tandis que je remettais de l'ordre dans mes cartes, je ressentis un frémissement sur celle de "mère", et aussitôt après, l'annonce d'un contact. Brand, bien sûr ! Il argua de sa situation pour s'excuser de ne pas avoir répondu, déclara me laisser une "boite aux lettres" et rompit le contact…. Soit ma conversation n'était réellement agréable à aucun de mes deux parents, soit je devrais attendre que les choses se tassent pour les connaître mieux. Je préférais la deuxième hypothèse.
En me retournant, j'aperçus sur le lit un objet qui me sembla familier. J'avais déjà vu une telle chose…dans l'Abysse, oui, c'était ça la "boite aux lettres" : un bulleur, semblable à celui que m'avait prêté Karadriel par le passé. Je griffonnais à la hâte sur un morceau de papier :
"La voie est libre" et demandais à la Marelle de m'envoyer à côté d'Ygg. Comme je le soupçonnais, une tache sombre bien connue était réapparue. Je formais une bulle, y plaçais mon message et le jetais dans l'Abysse. Il n'y avait personne alentour et beaucoup de raisons de retourner rapidement sur Iago. Je partis donc comme j'étais venue.
Aucun bruit suspect ne me parvenait du salon, Robin et Elna avaient donc certainement fini par trouver un sujet de discussion ou à défaut se taisaient. D'une manière comme de l'autre, j'avais encore quelques instants de calme devant moi. Je décidais de les mettre à profit pour en apprendre un peu plus sur la situation en Ambre : étais-je toujours attendue par des gardes en armes, et en était-il de même pour Robin ? Je fermais les yeux et le tracé familier apparut : ce n'était plus quatre, mais une dizaine de soldats qui montaient la garde dans mes appartements. Je rencontrais la même situation dans la chambre de Robin. Curieusement, personne ne circulait dans les couloirs. Je décidais donc de pousser jusqu'à la salle du trône, pas même un homme en uniforme ! Que se passait-il ? Je savais les Marelles surveillées, mais qu'était-il advenu des habituels occupants non royaux du palais ? Bénédict, Flora et Delwin veillaient dans la salle souterraine de la Marelle, mais personne ne tenait plus le registre au bas des escaliers. En Arden, je croisais quelques patrouilles, mais ni plus nombreuses, ni plus armées qu'à l'accoutumée. Par acquis de conscience, je décidais de jeter un œil aux autres Marelles, il ne me serait peut-être pas inutile de savoir où joindre qui en cas d'urgence. Je commençais donc par Rebma et y découvris Bleys, Llewella et à ma grande surprise Caine ! J'hésitais un instant à informer ses compagnons de son allégeance à Brand, mais me ravisais finalement : ce serait faire injure à Bleys que d'estimer qu'il n'avait aucun doute au sujet de son frère. Je passais donc rapidement, ignorant si l'un d'entre-eux avait la possibilité de me détecter. Je décidais de garder le plus difficile pour la fin et tentais de visualiser Tir Na Nog'th. Sand, Julian, Random et Vialle se tenaient debout sur la surface incertaine du reflet fantomatique de la Marelle. Visiblement Oberon n'avait pas réparti ses enfants au gré de leur bonne volonté : pour chaque site, il s'était assuré la présence d'une fine lame et d'une bonne puissance psychique. Je me préparais donc à jeter un coup d'œil très rapide à la Marelle Primale car j'étais certaine que mon grand-père lui, saurait me repérer. Ixaani, Marelsa, Oberon et Dworkin ligoté. Stop, mon esprit était de retour sur Iago. Je préférais éviter de prendre trop de risques, ce rapide passage avait peut-être déjà permis à Oberon ou Dworkin de localiser mon Ombre.