- Sentimentale ? -

     Karadriel était toujours debout, immobile face à l'Abysse, tournant le dos à la Marelle. S'il nous sentit arriver, il n'en fit rien savoir. Je repris Holwin dans mes bras : il entrouvrit les yeux le temps de m'apercevoir et se rendormit aussitôt. Laissant Robin en retrait derrière moi, je m'avançais en direction de Karadriel. Comment lui dire ? Il se tourna face à moi et me tendit l'ordinateur de Yarick.
    "_ J'avais pensé qu'avec ça, les chances que tu viennes me voir seraient plus grandes. Apparemment, je ne me suis pas trompé ! constata-t-il , la déception perçant dans sa voix.
     _ Penses-en ce que tu veux, mais, je ne suis pas du tout venue pour cela. Je te cherchais car j'avais besoin de te parler, je voulais aussi te remercier d'avoir sauvé Holwin et de me l'avoir rendu. Merci de t'en être si bien occupé.
     _ Je ne l'ai pas fait pour Holwin, je l'ai fait pour toi, m'asséna-t-il les yeux rivés aux miens. Mais je pourrais apprendre à l'aimer malgré tout si tu me le demandes."
Le moment que je redoutais était venu ! Je n'étais absolument pas prête à lui expliquer maintenant mes sentiments, j'avais besoin de quelques minutes encore pour finir d'agencer ma réponse.
     _ Que comptes-tu faire maintenant ? demandai-je pour nous éloigner d'un sujet dangereux.
     _ L'Abysse est le seul lieu qui ne me repousse pas et où je ne me sente pas trop mal. Je m'apprête à y retourner si tu ne me retiens pas.
Je ne pouvais que le croire car le vide s'ouvrait à quelques mètres de nos pieds. Quelle que fut l'expression du visage que m'inspira cette réflexion, Karadriel la prit pour un encouragement. Il s'approcha et passa ses bras autour de ma taille. Il n'y avait plus maintenant entre nous qu'Holwin endormi. Je baissais les yeux, façon bien illusoire de cacher ma gêne. Je devais dire quelque chose, maintenant, et je n'avais pas le droit à l'erreur. Inutile en effet de faire le bonheur de Karadriel aujourd'hui si c'était pour perdre son amitié demain.
     _ Tu es le mieux placé, repris-je doucement, pour savoir que les dernières semaines n'ont pas été faciles pour moi. Je ne sais absolument plus où j'en suis de mes sentiments, s'il s'agit d'amitié ou d'amour. J'ai besoin d'un peu de temps pour remettre les choses au clair dans mon esprit. Alors je vais te dire ce que je ressens, et malheureusement, c'est ce que beaucoup souhaitaient m'entendre dire. Libre à toi de ne pas me croire, c'est pourtant la vérité. J'aime être avec toi, mais je refuse qu'Holwin retourne dans l'Abysse et je ne veux pas le quitter. Alors oui, je te demande de rester avec nous."
Ses yeux étaient plongés dans les miens, il devait savoir que je lui disais la vérité. Je le regardais avec appréhension, m'avait-il cru ? Il inclina la tête doucement par dessus Holwin et m'embrassa. J'étais vraiment troublée. Dire la vérité n'avait pas été aisé, et maintenant ce baiser : signifiait-il qu'il avait compris ou bien croyait-il que je venais de lui déclarer mon amour ?
Karadriel recula d'un pas pour regarder en direction de Robin. Je sentais toujours le contact de ses lèvres sur les miennes, j'étais encore plus perdue qu'avant dans mes sentiments ! Mais un curieux bonhomme se tenait debout à côté de Robin. Comme nous tous, il avait ce fameux air de famille, mais je ne l'avais jamais vu nulle part : aucun Atout ne le représentait, aucune légende ne le mentionnait. Il devait s'attendre à notre incrédulité car il se présenta.
    "_ Je suis Wilson, proclama-t-il, je sais tout sur vous."
Ah ?!!! Mais encore ? L'explication ne viendrait certainement pas tout de suite car il disparut d'une façon surprenante. Je pouvais distinguer une utilisation d'Atout dans cette manière peu orthodoxe de disparaître, mais quelque chose de plus y avait contribué. Encore un mystère à résoudre !
Nous nous retrouvions donc seuls tous les quatre, entre la Marelle de Corwin et l'Abysse. Robin semblait plus étonné par la scène qui venait de se dérouler entre Karadriel et moi que par l'apparition mystérieuse de Wilson. Me sentant pour ma part très mal à l'aise, je choisis de rompre le silence. Qu'allions nous faire maintenant ? Robin semblait avoir quelques affaires à régler de son côté. Karadriel, lui, fit une suggestion que je n'accueillis pas comme je l'aurais voulue. Il souhaitait retourner dans l'Abysse pour y chercher un moyen d'échapper à Brand. Effectivement, c'était certainement le dernier endroit ou celui-ci irait le chercher. Oui, mais je ne m'attendais pas à ça ! Je pensais que Karadriel souhaiterait rester avec moi. Qu'il réagisse ainsi me touchait, je me sentais presque comme… trahie. C'était ridicule !
J'approuvais donc leurs décisions, ayant moi-même d'autres problèmes à résoudre. Robin s'éloigna et bientôt disparut. Karadriel nous regardait Holwin et moi. Son visage reflétait la concentration et quelques secondes après, une créature semblable à Napoléon surgit de l'Abysse. Il m'expliqua alors qu'il pouvait utiliser ces chiens pour communiquer avec moi, mais qu'il était malheureusement obligé de les tuer pour cela. En regardant ce nouvel animal, je ne pouvais m'empêcher de regretter Napoléon : je m'y étais réellement attachée, il allait me manquer. Mais j'étais touchée par son attention. Je le remerciais donc et décidais de baptiser l'animal plus tard. Karadriel m'expliqua qu'il n'avait pas fini de le dresser et qu'il pourrait être un peu impulsif dans les premiers temps. Il nous jeta un dernier regard et disparut dans l'Abysse.
C'est tout ? J'avais l'étrange impression que maintenant, celle qui ne comprenait plus les sentiments de l'autre, c'était moi !

     Dans mes bras, Holwin s'était réveillé et semblait avoir faim. J'allais m'asseoir à côté d'Ygg et satisfis son appétit. Il était pour l'instant insensible à la Marelle qui scintillait sous nos yeux, mais pour ma part, je savais que nos vies y étaient intimement mêlées. Comment faire pour qu'elles ne s'y achèvent pas ?

     Holwin s'endormit avant que j'aie fini de réfléchir à notre situation. Je m'accordais donc encore un peu de temps pour choisir ce qu'il convenait de faire. Une nouvelle inconnue venait de s'introduire dans l'imbroglio inextricable où nous étions plongés : ce Wilson dont je n'avais jamais entendu parler, qui était apparu pour se volatiliser l'instant d'après. A tête reposée, j'estimais maintenant qu'il avait certainement eu un petit entretien avec Robin auparavant. Sur le moment, nous étions, Karadriel et moi, bien trop absorbés pour l'avoir remarqué, et maintenant, je ne pouvais plus me renseigner auprès de Robin sans le contacter par Atout. Première possibilité donc.
Mais la seconde possibilité me tenait à cœur depuis bien plus longtemps. J'avais besoin de parler à Père, de savoir comment il me jugeait, et surtout je souhaitais lui apprendre moi-même la naissance d'Holwin. Nous avions déjà suffisamment de problèmes de communication pour ne pas en rajouter un supplémentaire : il aurait certainement peu apprécié en effet, de l'apprendre par un autre membre de la famille. Je regardais Holwin somnolant dans mes bras ; bientôt sa mère ne lui suffirait plus. A défaut d'un père, je voulais qu'il ait au moins un grand-père pour lui faire découvrir la vie.
Je l'allongeai dans l'herbe le temps de sortir l'Atout de Corwin de mon jeu. Cette fois, je ne pouvais pas compter sur Robin et je n'avais toujours pas élaboré ce sortilège. Mais la Marelle est un pouvoir dont nous portons la trace alors que les Atouts nous sont complètement extérieurs : j'espérais donc que leur utilisation n'influencerait pas Holwin. Je concentrai mon regard sur l'image de Père. Le froid du papier me rappelait notre dernière rencontre, et comme ce jour là, le courant ne passait pas. J'allais abandonner quand un contact s'établit. Mais en lieu et place de Corwin, ce fut l'image de Wilson qui s'anima ! Est-ce qu'en plus de tout savoir, il saurait tout faire ?
    "_ Il doit y avoir eu une erreur d'aiguillage, lui notifiai-je froidement, c'est à mon père que je souhaitais parler."
Non, non m'expliqua-t-il, mais je n'arriverais pas à joindre Corwin de cette façon. Il allait m'envoyer quelqu'un, quelqu'un que je n'estime pas (à tort, précisa-t-il) pour m'aider. Et POUF, disparu ! L'art et la manière d'éviter les questions ! Mais aussi celle d'en susciter !

     Je me levais, et entrepris de parcourir le périmètre de la Marelle. J'en étais aux trois quarts quand apparut au loin une silhouette féminine. J'orientais mes pas dans sa direction, c'était Corail ! Je ne l'avais pas vue depuis un certain temps maintenant, en fait nous nous étions plutôt croisées que rencontrées. L'expression de son visage confirmait qu'elle me jugeait bien comme je pensais qu'elle le ferait. Avait-elle vraiment l'intention de m'aider ?
Elle m'expliqua que Corwin était très difficile à joindre, qu'il n'aurait pas le temps de m'écouter, qu'il n'avait pas besoin que je lui apporte des soucis supplémentaires !
    "_ Mais bon sang, je n'ai pas l'intention de lui demander de l'aide ou quoi que ce soit d'autre ! m'emportai-je. C'est mon père, et il pense certainement de moi la même chose que tous les autres. Alors, même si il ne veut pas écouter mes explications, il a au moins le droit de savoir que je l'aime, il a le droit de savoir qu'il a un petit-fils ! Non ?
Son visage n'exprimait plus l'indifférence, elle m'observait maintenant avec attention.
     _ Je comprends que Ssyba ait été touché par tes mots.
Pardon, que venait-elle de dire ? Comment pouvait-elle savoir ce qui s'était passé ?
     _ Je vais t'aider, ajouta-t-elle, pose ta main sur mon épaule
J'obtempérai, me promettant de m'interroger plus tard sur l'origine de ses connaissances. Je sentis Corail se concentrer sur l'image de Père, son esprit sembla s'ouvrir, à la manière de celui de Napoléon, et le contact s'établit. Elle paraissait vouloir s'effacer, mais je sentais malgré tout sa présence.
     _ Père, hésitai-je, je sais que vous n'avez pas beaucoup de temps pour m'écouter, mais s'il vous plaît, accordez-moi une minute, je ferai au plus court !
     _ Je t'écoute."
Son visage affichait la même expression que celui de Corail un peu plus tôt. Oui, je l'avais certainement déçu, mais c'était bien malgré moi. Je ne pouvais rien changer à mon passé, mais il m'offrait là une nouvelle chance. Je repris donc, résolue.
     _ Je ne sais pas ce que vous pensez de moi, ni de mes actions depuis que j'ai découvert cette foutue famille. J'aurais souhaité avoir plus de temps pour vous expliquer… Depuis le jour où je vous ai retrouvé dans cette cellule, je n'ai jamais eu l'occasion de vous dire que vous êtes mon père, que vous serez toujours mon père et que je vous aime comme tel. J'avais besoin de vous le dire… Et… je voulais vous dire… j'ai un fils, votre petit-fils…"
Ses traits ne reflétaient plus les mêmes sentiments. Il semblait apprécier ce que je venais de lui dire. Nous allions peut-être enfin nous comprendre.
     _ Je te remercie, je dois…
Oh ! Il n'avait pas besoin de terminer sa phrase, je l'entendais déjà : je dois y aller, j'ai des choses à faire….Alors rien qu'un dernier mot :
     _ Holwin, l'interrompis-je, il s'appelle Holwin ! "
Un sourire et puis plus rien ! Encore une fois.
Le contact semblait avoir fatigué Corail. Je la remerciais et lui demandais si elle avait un peu de temps devant elle. Non ? Dommage, j'aurais aimé que nous fassions plus ample connaissance. Elle se dirigea vers Ygg et s'y adossa, attendant visiblement que je m'en aille. Je lui adressai un sourire et amenai la Marelle à mon esprit ; Holwin serait certainement mieux dans son berceau pour dormir.