- L'offre de Fiona -

     Je jetai un bref coup d'œil à Robin et me concentrai sur la carte. Voilà au moins une constante au milieu du chaos de la situation actuelle: le froid familier, les picotements au bout des doigts, la sensation que le regard porte de plus en plus loin, jusqu'à toucher les vieilles pierres de la cheminée. Je me précipitai vers le petit berceau. Holwin y dormait paisiblement. Je mourrais d'envie de le prendre dans mes bras, mais me raisonnai afin d'attendre son réveil. J'indiquai un fauteuil à Robin et allai caresser Napoléon : tout allait bien, m'assura-t-il, il n'y avait pas eu de visiteur en mon absence. Parfait. Pourtant quelque chose m'échappait, j'en étais certaine. Je m'attendais en fait à ce que Napoléon me pose d'autres questions sur les papas, le sens de la vie, pourquoi ci, etc.., mais il se taisait. Et soudain je réalisai que la sensation psychique que j'éprouvais au contact de Napoléon n'était plus la même. Il me semblait… vide. Mes battements cardiaques s'accéléraient : quelqu'un était venu et l'avait neutralisé ! Je visualisai la Marelle et constatai qu'il n'était effectivement plus le même. Le sol s'effondrait sous mes pieds, la panique commençait à m'envahir. Une pulsation familière me ramena à la réalité. Je percevais bien la réalité de Robin, mais je pouvais aussi sentir une autre présence réelle dans la pièce. Je courai jusqu'à mon fils : c'était lui, vraiment, enfin !
Comment pourrais-je jamais remercier Karadriel de m'avoir vraiment cette fois rendu mon fils ? Je pris Holwin dans mes bras, le réveillant du même coup. Il me regardait avec de grands yeux bleus étonnés et je le serrais contre moi. Qui pourrait comprendre ce que j'éprouvais en cette minute ?

     J'avais plus que jamais besoin de l'aide de Robin. Brand n'était en effet certainement pas au courant de ce que venait de faire Karadriel, mais il ne tarderait pas à le découvrir. Jusqu'à présent il m'avait habilement soustrait une partie de sa vérité, mais je ne pensais pas que me rendre mon fils fasse parti de ses projets à court terme. Donc, il me fallait convaincre Robin de m'aider. Une seule solution s'offrait à moi après l'échec de toutes mes tentatives précédentes : l'honnêteté. Je lui expliquais donc mes soupçons à propos de Brand et d'Holwin, et lui montrais que seule, je n'avais aucune chance de m'en sortir : son aide m'était donc indispensable. Avais-je été particulièrement convaincante ou Robin était-il bien disposé à mon égard ? Quoiqu'il en soit, il accepta, et sans tergiverser qui plus est ! Notre situation me semblait désormais un peu moins précaire. Un problème demeurait tout de même. Qui croire de Brand ou d'Oberon ? J'expliquais en effet à Robin que si ce dernier prêtait à ma "mère" des intentions peu louables, elles pouvaient tout aussi bien être siennes.
     "_ C'est exact, Lycia, s'éleva une voix du fin fond de ma salle de bain. Et apparaissant dans l'embrasure de la porte, Fiona continua, amusée de notre surprise. Je suis satisfaite de vous trouver tous les deux ici. Je souhaitais justement vous parler de ce que vous étiez en train d'évoquer. J'ai bien étudié la situation, et un règlement à l'amiable entre Oberon et son fils ne peut être envisagé. Vous avez dû vous demander ce que je faisais pendant les derniers événements : et bien, j'étais dans les Cours du Chaos. J'y cherchais une solution à notre problème, mais malheureusement, ce fut un échec, et les Cours ne sont qu'apparemment sous le contrôle de Syba de Chesby. Corwin serait une autre possibilité, mais il en a marre et ne souhaite plus s'en mêler. Oh, à ce propos, il vous a invités ; vous et tous les jeunes de la troisième génération. Nous serions trop pervertis nous autres pour aller le rejoindre ! Pour compléter le tableau, vous devez savoir qu'il y a un petit trublion qui a des amis dans les deux et que je n'arrive pas à identifier. Bref, je viens vous proposer une troisième solution : fondez un troisième camp avec moi, Rinaldo et Yarick.
Robin, de toute façon tu seras éliminé comme pion gênant pour les deux camps. Brand a de quoi détruire la Marelle, et Oberon est près à tout pour le liquider : il enverra ses enfants comme chair à canon sans hésitation. J'ai donc décidé de protéger le peu de personnes censées qu'il reste dans cette famille. J'aimerais rallier à notre cause Marelsa, Elna et mon fils. Je voudrais que tu lui parles Lycia, il t'écoutera j'en suis certaine, et tu trouveras sûrement des arguments pour le convaincre."

     Et bien ! C'était le plus long discours que ma tante m'aie jamais tenu. Je m'attendais à quelques sentences énigmatiques mais non ; elle m'expliquait longuement ses motivations et ses buts. Surprenant ! A tel point que j'éprouvais le besoin de m'asseoir. Je choisis un fauteuil profond qui lui faisait face et m'y installais, sans réveiller Holwin qui s'était endormi dans mes bras. Je n'étais pas entièrement d'accord avec elle. Et principalement sur le dernier point : elle me suggérait de me prostituer pour "sauver son fils des griffes de Brand" !  Je lui expliquais donc que je parlerais à Karadriel, mais uniquement pour lui dire ce que je pensais, et qu'en conséquence, les résultats n'étaient pas garantis.
Puisqu'elle marquait une si bonne disposition à notre égard, je décidais d'essayer d'obtenir une explication sur un phénomène que je ne comprenais toujours pas : la présence baladeuse, en Ambre, de sosies, un tantinet plus vieux, de Yarick et moi. Elle fit mine de comprendre mais ne prononça pas un mot. J'en conclus qu'elle ne savait rien mais était au moins aussi intriguée que moi. Le silence s'installait et devenait pesant. Je décidais de lui demander où était son fils. "Je ne sais pas". Bien ! J'amenais donc la Marelle dans mon esprit. Malgré ma concentration, je remarquai qu'elle m'observait avec intérêt.
Les appartements de Karadriel en premier : rien manifestement. Peut-être était-il dans les couloirs du palais Oui, il sortait d'une chambre, avec sous le bras un ordinateur portable, celui de Yarick !? Je le suivis encore afin de vérifier qu'il retournait bien chez lui. Bien, je savais donc maintenant où le trouver. J'avais également le sentiment que je venais encore de passer un des petits tests de Fiona. Enfin, que pouvais-je y faire ?
Je me levai, elle fit de même et me tendit une carte, un paysage aux reflets bleutés : " Je serai là-bas si vous avez besoin de moi. Concentre-toi une première fois, puis recommence et seulement traverse." Fiona devint peu à peu transparente puis disparut.

     Aucune réponse ! Pourtant Karadriel était chez lui seulement quelques instants auparavant. Je poussais la porte : personne à l'intérieur. J'étais curieuse de savoir ce que cette pièce pouvait bien contenir d'étrange, mais cela n'aurait pas été faire preuve de reconnaissance. Je refermais donc derrière moi et retournais chercher Robin. J'avais en effet l'intention d'appeler Karadriel par son Atout, mais ne savais pas ce qui se passerait alors. Mon cher cousin me serait donc utile, aussi bien comme nurse que comme garde du corps.
Dans mes appartements Holwin et Robin m'attendaient, chacun à leur façon : le premier en dormant sagement, le second l'air assez perturbé. J'allais m'asseoir à ses côtés, quelque chose n'allait pas ? Non rien. Visiblement, nous avions encore quelques progrès à faire sur le chemin de la confiance. Comme j'avais besoin de son soutien, je décidais de ne pas le braquer en cherchant à en savoir davantage. Je me levais donc, rajoutais une bûche dans le feu et allais m'asseoir à côté du petit lit. Les premiers signes du printemps étaient déjà apparus, mais les soirées restaient fraîches. Napoléon s'étira face au feu, semblant m'approuver et vint poser sa tête sur mes genoux. Machinalement, je le caressais alors que je cherchais comment formuler ma requête auprès de Robin. "Demande-lui ce qui s'est passé pendant ton absence". Bien qu'il ait changé sans que je ne m'explique comment, je pensais pouvoir toujours faire confiance à Napoléon. J'interrogeais donc Robin.
    "_ Dis-moi Robin, il n'est rien arrivé de particulier ici quand je suis sortie ?
     _ Non, rien , répondit-il en évitant mon regard.
A ma grande surprise, Napoléon grogna et se montra prêt à sauter à la gorge de Robin.
     _ Calme-toi Napoléon, l'apaisai-je en passant une main rassurante sur son encolure, c'est Robin, sage, sage ! Robin, je pense que tu devrais me dire ce que tu me caches."
     _ Bon, tu es venue ici, un sosie de toi est venu.
Après un instant de stress, je réalisais qu'il n'était rien arrivé à Holwin. Je retrouvais donc mon calme à temps pour entendre Napoléon me dire mentalement : " Il ne t'a pas tout dit ". Il continuait de grogner.
     _ Napoléon, tu vas faire peur à Holwin si tu continues. Donc Robin, "je" suis venue et que s'est-il passé ?
     _ Et bien ton sosie m'a expliqué que Fiona et toi aviez l'intention de me sacrifier au dessus de la Marelle."
Oui, il pouvait être préoccupé ! Rien ne l'obligeait à me croire, mais je n'avais aucune intention de le tuer et encore moins envie d'effacer la Marelle. Alors cumuler les deux certainement pas ! Mais d'où venaient ces sosies qui semblaient affectionner particulièrement Robin ? Ils avaient d'eux-mêmes émis l'hypothèse qu'ils venaient du futur, mais je voyais maintenant deux autres possibilités : la Marelle Rouge de Flora sur l'Ombre Terre pouvait ouvrir l'accès à des univers parallèles d'où ils seraient issus, ou encore plus simplement, quelqu'un cherchait à profiter de l'instabilité de Robin pour nous éliminer, Yarick et moi, et Fiona avec nous maintenant. Mais dans ce dernier cas, qui ? Oui, à qui pouvais-je faire peur au point qu'il ou elle veuille me tuer ? Comme cette idée n'était pas très réjouissante, je décidais d'en remettre le développement à plus tard.
Napoléon s'était calmé, mais je continuais de le caresser pour finir de l'apaiser. Il émanait toujours de lui cette sensation étrange. Qu'avait-il donc de différent ? Comme une réponse, il me sembla voir son esprit s'ouvrir, au sens littéral du terme. Et à travers Napoléon, je pouvais voir la silhouette noire de Karadriel, debout au bord de l'Abysse, et… de la Marelle de Père ! Il me regardait et j'avais le sentiment qu'il essayait de sonder mon âme.
L'image disparut, et Napoléon avec elle…

     Donc je savais maintenant où trouver Karadriel. Parfait ! Car il me devait des explications pour ce qui venait de se passer. Je me levais et me penchais sur le berceau d'Holwin. Je sentais mon cœur battre plus fort en le regardant : oui, ce serait un sacré bonhomme : ne pas se laisser troubler dans son sommeil par toute notre agitation ! Malheureusement j'allais devoir le réveiller car je refusais de le laisser encore une fois ici en mon absence. Je le pris donc dans mes bras et l'embrassais. Robin ne fit pas de difficultés pour m'accompagner, je lui confiai Holwin à contrecœur le temps du voyage. Je préférais en effet éviter de l'exposer trop lorsque j'utilisais la Marelle ou tout autre pouvoir, ne sachant pas quelles en seraient les conséquences. En fait, j'avais même prévu d'élaborer un sortilège visant à le protéger de ces influences, mais le temps m'avait fait défaut. Je visualisais donc la Marelle, et au centre du dessin apparue la Marelle de Corwin.
Tiens, pourquoi la Marelle maintenant ? Utiliser un Atout aurait été plus simple ! Etait-ce un reste de ma méfiance envers Melekin, ou quelque chose de bien plus profond ? Depuis la première fois où je l'avais aperçue dans les grottes sombres du palais royal, j'avais le sentiment qu'un lien particulier nous unissait elle et moi. Etait-ce elle qui m'avait influencée dans mon choix ou moi qui inconsciemment la préférais à tout autre pouvoir ?