- Retrouvailles -

     Peu à peu, je reprenais connaissance. Je me sentais flotter, légère, entravée peut-être par deux bras gênants contre mon dos. J'entrouvris les paupières sur le visage de Yarick. Il me dévisageait, intrigué. La mémoire des derniers évènements, des raisons de cette étrange posture, me revenait avec les questions de son regard. Oui, nous étions dans l'hôpital où nous avions laissé Caine, quelques instants plus tôt pour Yarick…Debout à nouveau, je lissais ma robe pendant que Yarick m'expliquait qu'il avait entendu des coups frappés à la porte et m'avait trouvée évanouie derrière celle-ci. Il avait simplement distingué quelques instants, par le biais du Joyau, l'aura marron de Dworkin, puis plus rien. Je lui expliquai donc que de manière étrange, en rompant un contact d'Atout avec Robin, je m'étais sentie défaillir et avais perdu connaissance. Je lui mentais mais ne pouvais pas lui parler de mon curieux voyage dans le passé. Dworkin avait d'ailleurs pris soin en me ramenant d'en effacer toute trace : l'Aiguillier ne se trouvait plus à mon doigt, et je ne sentais plus, dans la doublure de mon corsage, les Atouts de Melekin.
Ainsi, j'en étais malgré tout revenue au même point : j'ignorais si mon petit voyage avait produit l'effet escompté, Yarick était toujours là et Dworkin semblait résolu à ce que nous ne nous quittions pas. C'est ce que nous fîmes pourtant, Yarick ayant apparemment à faire de son côté. Je restais pour ma part à l'hôpital, attendant le réveil de Caine.

     Il se manifesta par un bruit effroyable de verre brisé en provenance de sa salle de soin. Je m'avançai donc à sa rencontre et le trouvai entièrement nu dans le couloir. Je pris une blouse blanche d'infirmier sur l'un des containers qui attendait près des ascenseurs et lui tendis. Caine la refusa en déclarant qu'il ne portait jamais de blanc : à son aise ! La conversation qui s'en suivit fut donc un peu confuse, de mon côté du moins. Je l'entendis nous remercier, Yarick et moi, de l'avoir épargné, avant de déclarer qu'il devait rejoindre Random et disparaître.
Libre à nouveau, je décidai qu'il était plus que temps d'aller voir Père.

     Je partis donc par mon moyen de déplacement préféré, en manipulant la substance d'Ombre. Cela me semble être chaque fois plus facile, les changements s'effectuant à peine arrivés à ma conscience, comme si j'étais guidée par un instinct infaillible. Cet instinct, ce doit être la Marelle, comme si jour après jour, elle s'ancrait encore plus profondément en moi. Peut-être qu'avoir assisté à sa création avait renforcé mon affinité avec son pouvoir ? J'aperçus rapidement devant moi une autre Marelle, beaucoup moins familière. Comme l'accueil que je reçus ! Bien que n'étant restée absente pour Yarick que quelques secondes, le cours temporel ici devait être tel que j'étais apparemment partie depuis très longtemps.
Rinaldo, Jurt, Corail et Merlin me regardèrent arriver avec méfiance. Quand je leur dis qu'avant toute chose j'avais un message pour Corwin, Merlin entreprit de m'expliquer pourquoi ce dernier était absent mais fut coupé net par Corail. Elle semblait se défier de moi comme de la peste, les autres aussi d'ailleurs, Bleys et Random leur ayant successivement affirmé que j'avais rejoint leur rang. Malgré leur attitude soupçonneuse, je choisis de rester. Ils m'imposèrent donc un tour de garde, avec Jurt, et disparurent rapidement. Le jeune homme m'expliqua en effet qu'ils avaient établi ce système car les Cours envoyaient régulièrement des démons.
Je discutais, ou plutôt j'essayais de discuter, avec Jurt depuis quelques très longues minutes quand Corwin arriva. Il pénétra dans une petite cabane que Jurt m'avait présentée comme étant leur réserve. Je le suivis. Nous parlâmes, plus longtemps que les fois précédentes, mais je ne conserve pas une idée très précise de ce que nous nous dîmes alors. Mon seul souvenir de cette conversation est un flot d'émotions, une sorte de combat, ou plutôt de révolte. Dire que je me trouvais très bas dans son estime et son affection est un doux euphémisme. Pourtant, sans que je sache si j'avais ébranlé ses opinions, il se leva et me serra dans ses bras. J'avais longtemps attendu ce moment, mais j'en éprouvais maintenant une certaine insatisfaction. Je voulais qu'il m'accorde sa confiance. Toutefois ces pensées ne m'assaillirent que plus tard, car retrouver cette sensation de sécurité m'était si agréable ! Une émotion à la fois proche et différente de celle éprouvée dans les bras d'Obéron, pure cette fois de toute pulsion physique…

     Corwin repartit aussi vite qu'il était arrivé. Je me trouvais donc de nouveau seule avec Jurt que je considérais d'un œil nouveau. Ainsi lui aussi était mon frère. Nous n'en étions pas plus proches pour autant et je commençais à m'ennuyer vraiment lorsqu'à notre commune surprise, un oiseau roux apparut à l'horizon. Il s'approchait rapidement et se posa finalement sur mon épaule.
     " Derrière l'arbre, Lycia, tu trouveras un objet plus qu'intéressant" me murmura-t-il à l'oreille. Emportée par la curiosité, je me levais sans explication et pris la direction indiquée. Et contournant Ygg, je découvris…un Aiguillier. Je percevais encore l'absence de celui que m'avait repris Dworkin, et ma main, déjà, se tendait vers la bague quand un début de prudence m'arrêta. Je déclenchai un sortilège de "déminage" qui n'eut pas l'effet escompté. Je me trouvai comme absorbé par l'Aiguillier et, en une fraction de seconde, me découvrai assise sur le canapé d'une petite bibliothèque cossue. Devant moi, dans l'encadrement d'une fenêtre, une silhouette d'homme se détachait en contre-jour. Je pariais sur celle de mon oncle Bleys. A raison. Après m'avoir gratifié d'un compliment pour l'initiative qu'il avait pourtant anticipée, il me remit un pli cacheté.
Je l'ouvrais pour y découvrir deux simples lignes d'écriture tordue :

A te rebeller et à ne jamais être contente, tu me fais penser à Osric, Lycia.
Attention, tu pourrais finir comme lui !
                                                                    
Dworkin

     Bien que perplexe devant l'avertissement, je le chassais vite de mon esprit. Bleys, en effet, apparemment au courant que j'avais eu en ma possession l'Aiguillier des Barimen, m'entretenait de ceux-ci. Il en existerait de vrais, et d'autres faux. Celui que j'avais porté était l'un de ces derniers. Leur camp, m'affirma-t-il sans être plus précis alors sur ce "leur", en possédait six. Il paraissait vraiment souhaiter que je rejoigne leurs rangs : Marelsa , elle, avait accepté et donc su "rompre le cordon", insinua-t-il dans un sourire. Mais je ne voulais pas encore prendre de décision à ce sujet, s'ils avaient besoin d'aide, ils savaient pouvoir compter sur moi.
Acceptant ma réponse comme définitive pour l'heure, Bleys me remit un message à l'attention de Yarick avant de me laisser départir. Il lui fallait se méfier du camp du "protecteur de la licorne", de celui du Chaos, de celui du "manipulateur manipulé", et de celui de la "petite Marelle".
Ce message était pour moi plus qu'obscur, peut-être Yarick saurait-il le déchiffrer.