- Alice -

     Je m'éveillais avec le goût amer du sable dans la bouche. Un peu plus loin, à cent pas peut-être, j'entendais des voix masculines. Deux ou trois hommes. Instinctivement, je restais au sol immobile, feignant la perte de conscience.
    " J'ai vu comme une comète bleue je vous dis."
J'étais donc tombée du ciel. Ainsi s'expliquaient les contusions que je ressentais en différentes parties de mon anatomie. Mieux valait que je sache rapidement si j'étais oui ou non en état de marche. Rien ne garantissait que j'avais atterri en pays ami. J'ouvrais donc les yeux sur une vaste étendue grise, uniforme et poussiéreuse. Trois silhouettes vêtues de la triste couleur du sol semblaient se rapprocher. Je commençais à me demander si le choc à la tête n'avait pas affecté ma perception des couleurs mais en me relevant j'aperçus mes vêtements : vert, argent et noir. Une rapide introspection m'avait assurée que je n'avais rien de cassé, tout allait donc bien. Pour l'instant en tout cas, car les trois malabars étaient maintenant en face de moi.
Ne sachant pas où j'étais, ni pour qui je devais passer à leurs yeux, je ne mentais pas vraiment en affirmant : " Excusez-moi, mais j'ai dû recevoir un choc à la tête, car je ne sais absolument pas où je me trouve, qui je suis et si je vous connais." Ils semblaient à moitié convaincus seulement ; aussi pour prouver ma bonne foi, j'acceptais de me laisser fouiller. Erreur ! ! ! L'Aiguillier se trouvait toujours à mon doigt et il devait malheureusement leur être familier. "Voleuse" hurla le plus petit des trois en tentant de me neutraliser. Le temps d'un éclair je redoutai d'être faite prisonnière mais cela ne dura pas : à mon grand étonnement, j'étais bien plus forte que cet homme. Je réussis donc à lui échapper, provisoirement peut-être. Les deux autres parlaient de m'emmener voir Borel mais furent interrompus par une boule de magma en fusion ! Si mon arrivée avait ressemblé à celle-là, je comprends qu'ils aient été intrigués !
Avant de s'écraser au sol, la boule fut secouée de soubresauts et bientôt déformée pour prendre une apparence… démoniaque. Mais pas au sens des mauvais romans de science-fiction, non, il s'agissait plutôt d'un être humanoïde présentant de curieuses mutations. J'eus un mouvement de recul mais m'arrêtai aussitôt pour regarder le démon mettre K.O. mes adversaires. Alors qu'il achevait le second de la façon dont on dépèce un lapin, j'agrippai l'épée du malheureux dont la tête avait roulé à mes pieds. Le troisième larron, lui, détalait ventre à terre. " Il ne reste plus que la chose et moi " me suis-je alors dit, adressant une prière muette à la Licorne.
Un sourire ! Oui, à moi ! Je ne me sentais qu'à moitié rassurée. Imaginait-il déjà ce qu'il allait faire de ma colonne vertébrale ou était-il vraiment amical ?" Je m'appelle Slug, Dworkin m'a envoyé ici depuis le futur pour te protéger et t'aider."
Donc les choses étaient claires : je n'aurais pas affaire qu'à des amis et Dworkin le savait en m'envoyant là. Et bien alors ne traînons pas en ces lieux inhospitaliers. Mais comment ? Par réflexe, je cherchais déjà en moi l'image de la Marelle. Mais je ne trouvais qu'un grand vide. Un immense sentiment de solitude et d'abandon m'envahit alors. Je me sentais comme amputée d'une partie de moi-même, handicapée et incapable de me déplacer. Bien sûr, je m'y attendais, la Marelle n'existait pas encore, mais je ne pensais pas que ce serait si dur ! ( Marelle-addict, ce serait le terme sur Ombre Terre)
Allez, si Dworkin m'avait envoyée là, c'est bien que je devais en être capable. Après avoir intimé à Slug l'ordre de cesser ses incessantes questions, je passais rapidement en revue les différents moyens de transport à ma disposition : mes jambes, l'Aiguillier, mes Atouts. N'ayant pas tous les paramètres nécessaires à l'utilisation des deux premiers, j'optai donc naturellement pour les cartes.
Je saisis l'Atout de Dworkin : il devait être plus jeune, les cheveux moins blancs, gris peut-être, les rides moins nombreuses. Le frémissement électrique du contact me parcourait les doigts, l'image prenait plus de corps et s'animait.
Dworkin ! C'était presque inimaginable. Très loin du vieux fou bossu que je connaissais ! J'avais devant moi une réplique un peu plus jeune de ce portrait aperçu dans la grotte de Melekin. Je pouvais lire un étonnement semblable au mien sur les traits presque lisses de sa figure. Il fronçait les sourcils d'un air interrogateur et familier : " Qui êtes-vous donc pour réussir à me contacter ainsi alors que vous m'êtes inconnue ?"
Levant la main droite de façon à rendre visible la bague qui s'y trouvait, je lui répondis que j'avais des choses extrêmement importantes à lui dire. Une expression fugace et indéfinissable assombrit son regard l'espace d'un instant. Il semblait perplexe, et attendait manifestement de plus amples explications.
    " Je ne préfère pas vous expliquer par Atout ce qui m'amène " lui dis-je en tendant ma main en direction de la carte. Je ne rencontrai que le vide : Méfiance ambrienne… Cela doit vraiment être écrit dans nos gènes !
    " Tu possèdes l'Aiguillier des Barimen, tu sauras bien venir par tes propres moyens."

Fin de la communication.
Un test, pourquoi pas ? Je n'avais rien contre cette idée. Mais malheureusement, si cet Aiguillier semblait incrusté à mon doigt depuis quelques jours maintenant, je ne savais toujours pas comment l'utiliser.
    " Qu'est-ce que tu fais ? " Je l'avais presque oublié lui !
    " J'essaie de trouver un moyen d'aller voir ton maître "
J'avais pendant ce bref contact d'Atout aperçu la pièce dans laquelle Dworkin se tenait. J'essayais d'en obtenir une image un peu plus précise, de m'en rappeler chaque détail, un peu à la façon dont je procédais pour dessiner un nouvel Atout. Une fois que j'eus de la scène un dessin mental satisfaisant, je la projetai dans l'Aiguillier. Après tout pourquoi pas ? Je tendais toute ma volonté vers l'anneau. " Envoie-nous là-bas", pensai-je en fermant les yeux.

     Un ciel gris. "Raté" fut ma première pensée en rouvrant les yeux. Ma déception se dissipa en un éclair quand effectuant un bref tour d'horizon, j'embrassai d'un regard le reste du décor : nous étions dans une grande cour, face à une esplanade rappelant malgré l'anachronisme un temple grec en ruine. Elle était surmontée de colonnes de marbre dont beaucoup étaient effondrées. Entre les blocs de pierre, quatre hommes, l'arme au poing, venaient d'interrompre leur entraînement.
Un géant à la barbe rouge et argent jouait avec la main droite d'une énorme épée à deux mains. Ce ne pouvait être que l'homme dont j'avais vu le portrait en Ambre, mon oncle Finndo. Il semblait donner des leçons à un second, plus jeune, l'air plus fougueux aussi. Il arborait une fine moustache blonde ; son portrait trônait en Ambre à coté de celui de son frère, Osric. En retrait de quelques pas, un garçonnet d'une dizaine d'années peut-être, l'air taciturne et appliqué. Il m'était difficile d'y croire mais la ressemblance était là, frappante : c'était le maître d'arme du château, redouté de tous les ennemis de l'Ordre, Benedict ! Debout à ses côtés, un homme brun le couvrait d'un regard protecteur. Il était vêtu aux couleurs de la maison Barimen, de rouge et de noir. Il m'était inconnu mais une impression familière émanait de sa personne. J'étais certaine qu'il faisait partie de la famille.
De toute façon, le doute ne subsisterait pas longtemps car Finndo s'avançait vers nous et semblait vouloir prendre la parole.
    " Qui êtes-vous et d'où venez-vous ? "
Oui, le frère de Benedict tel que je l'avais imaginé, aussi direct et concis.
    " Je viens voir Dworkin, à sa demande."
Ma réponse le laissa perplexe, mais je ne pouvais pas faire plus vrai ! Il héla donc quelques serviteurs en livrée qui observaient la scène d'un œil inquiet." Trouvez Dworkin et demandez-lui confirmation."
Puis se tournant vers Osric, il ajouta :
    " Mais nous manquons à tous nos devoirs, laissez-moi vous présenter mon frère Osric, second fils de Melekin de Barimen. Je suis moi-même Finndo, son fils aîné."
Ayant dit, il s'avança vers moi pendant que l'homme dont j'ignorais le nom prenait la parole :
    " Je suis Bleys, fils d'Oberon de Barimen, et voici mon frère Benedict."
Ces présentations me laissaient perplexes : toutes mes notions de généalogie ambrienne s'en trouvaient perturbées. Mais face à moi, ma main dans la sienne, Finndo avait l'air tout autant éberlué. Il venait d'apercevoir l'Aiguillier.
Alors que je m'apprêtais à fournir une explication, les serviteurs revinrent, annonçant que Dworkin allait me recevoir.

     Je leur emboîtai le pas, soulagée assez de n'avoir pas eu à inventer encore une histoire. Les paroles de Bleys et Finndo tintaient encore dans mes oreilles : ainsi lui et Osric n'étaient pas les frères de Benedict mais ses cousins. Voilà qui arrangerait certainement les affaires de Julian ! Mais Bleys ? C'était là une énigme car il ne ressemblait en rien à mon très galant oncle. Toutefois, je n'avais pas le temps de chercher une explication à ce curieux phénomène. En haut des marches conduisant au temple, trois silhouettes venaient d'apparaître. Au centre, Dworkin semblait de taille moyenne par rapport aux deux personnages qui l'entouraient. Et alors que j'arrivais au sommet de l'escalier, je fus frappée malgré moi par les yeux vairons de l'homme qui se tenait à sa gauche. Oui, ces yeux-là n'auraient pas dû me surprendre, j'en avais déjà palpé la puissance dans les appartements de Dworkin. Mais aujourd'hui, il se tenait debout face à moi, l'homme qui voulait détruire Ambre, et même si son sourire se voulait engageant, il me glaça le sang. Aussi je détournais mes yeux des siens pour les poser sur le troisième homme. Avant même de l'avoir envisagé en entier, j'étais certaine qu'il s'agissait d'Oberon. Tel que le décrivait la légende, amateur de belles femmes. Ses yeux gourmands étaient bien plus élogieux qu'un long discours et son sourire, une invitation….
Ce fut Dworkin qui prit la parole alors que ses deux fils nous observaient alternativement Slug et moi :
    " Bienvenue. Vous nous voyez réellement surpris de votre visite, mais permettez-moi plutôt de vous présenter mes fils : l'aîné, Melekin de Barimen et son frère cadet Oberon. Osric et Finndo, qui se sont déjà présentés je crois, sont les fils de Melekin. Bleys et Benedict sont les fils d'Oberon. Et vous êtes ?"
    " Alice, et Slug est un ami " ajoutai-je en désignant ce dernier d'un geste de la tête.
    " Oui, et je pense qu'il serait bon que je m'entretienne en privé avec lui. Suivez-moi !"
Il pénétra donc dans le bâtiment où Oberon et Melekin s'engouffrèrent à sa suite. Suivie de Slug je les imitais, et découvris une salle immense aux murs étrangement drapés de rouge et noir.
    " Viens avec moi démon !"
Slug me jeta un œil interrogateur. J'acquiesçai de la tête et le vis aussitôt disparaître, précédé de Dworkin, à travers l'un des murs de la pièce ! J'avais presque oublié que j'étais dans les Cours du Chaos !
Je me trouvais maintenant seule avec Melekin et Oberon : au premier je ne devais surtout rien dire, quant au second il me donnait l'impression d'être une appétissante pâtisserie. Bien sûr cela flattait un peu mon ego, assez maltraité ces derniers temps, mais il s'agissait tout de même de mon grand-père !