- Oberon -

     Melekin se dirigea, bientôt suivi d'Oberon, vers un pan de mur sombre. Ils passèrent au travers comme si c'était la chose la plus naturelle du monde ! Je n'arrivais décidément pas à m'y faire. J'inspirai profondément puis approchai ma botte du mur. Je n'en voyais plus le bout : OK, je ne me heurterais pas de plein fouet au bâtiment. Je fis donc traverser le reste de ma personne. Nous étions maintenant dans une pièce aux dimensions bien plus humaines. De grands drapés dissimulaient toute éventuelle porte : de toute façon, ils ne semblaient pas en avoir besoin.
Melekin avait pris place dans un des nombreux fauteuils qui encombraient la petite salle. Face à lui, un canapé restait vide, je m'y assis donc bien contente de pouvoir enfin reprendre mes esprits. Toutefois je n'avais pas tenu compte d'un paramètre : Oberon était encore debout. Il vint s'asseoir à mes côtés, son bras reposant nonchalamment sur le dossier à peu de distance de mon épaule. Je me sentais plutôt…confuse. Aussi quand Melekin proposa de me servir un verre, j'acceptai volontiers. Innocente que j'étais, j'espérais que cela me donnerait le temps de souffler ! ! ! ! Je perdis mes belles illusions en apercevant le breuvage : une sorte de liquide brun et opaque, du "schplitz" m'expliquèrent-ils. Ne pouvant pas afficher le dégoût que m'inspirait cette étrange boisson, je la portais à mes lèvres. Je n'eus pas le temps d'en percevoir le goût car Oberon m'arrêta d'un cri :
    " Pour supporter cet alcool, il faut se métamorphoser ! " et suivi de son frère il joignit le geste à la parole. Force m'était de constater qu'ils étaient bien moins séduisants sous leurs formes primales, même si j'avais peu de temps à consacrer à ce genre de considérations. Comment faire ?
    " Est-ce vraiment nécessaire ? Je répugne assez en fait à utiliser cette forme et considère celle-ci comme plus attrayante. N'est-ce pas vrai ?"
Deux hochements de tête vinrent confirmer mes propos, mais je ne les avais pas bernés. En effet, leurs regards se croisèrent et j'y lus une satisfaction amusée.
    " Elle n'est pas métamorphe." annonça Melekin alors que tous deux reprenaient forme humaine.
Je ne pouvais que confirmer ! Je regardais donc mon verre en tentant d'y cacher une exaspération contenue : je m'étais fait avoir, et d'une façon remarquable ! Je devinais derrière leurs coupes des sourires amusés, je décidais donc courageusement de les imiter ! Pas désagréable finalement ! Les quelques minutes suivantes s'écoulèrent dans le plus grand silence. Les yeux perdus dans ma boisson, j'adressais une prière muette à la Licorne : faites qu'ils ne me posent pas de questions s'il vous plaît !
Ce fut Melekin qui rompit le silence. Après quelques circonvolutions verbales, compliments et autres, il finit par me proposer un rendez-vous ! Je n'étais pas là pour ça mais il avait l'air d'y tenir. J'acceptais donc : pourquoi se faire un ennemi ? Drôle d'idée tout de même que de sortir avec son grand-oncle ! Malheureusement, il était au moins aussi curieux que moi et après s'être éclairci la voix, il entama l'interrogatoire. Enfin interrogatoire est peut-être un peu fort, mais je me sentais tellement mal à l'aise. Comment expliquer d'où je venais, pourquoi, qui j'étais ? Je ne pouvais qu'éluder ces questions sous l'œil amusé d'Oberon. Il n'aurait peut-être pas eu ce regard s'il avait su que j'étais sa petite fille.
Mais le problème restait entier : je ne faisais pas confiance à Melekin. Pourtant, il fallait bien que j'explique tout ça à quelqu'un ! Il n'aurait pas été vraiment diplomatique de déclarer : " je ne vous fais pas confiance, je ne veux parler qu'à Oberon " ! Le seul moyen à ma disposition était donc un message psychique. Je ne voulais pas affronter son regard, aussi je choisis d'appuyer mon dos sur le bras qui traînait négligemment derrière moi. C'était un choix plutôt stupide mais sur le moment cela semblait être la seule option ! J'essayai donc de communiquer, mais rien ! Rien ou plutôt un sentiment imprévu, indéfinissable, que je tentais d'ignorer. Mais j'étais troublée, je n'aurais rien du éprouver de tel dans les bras de mon grand-père !
J'avais certainement cessé de suivre la conversation depuis un moment, car sans que je sache comment nous en étions venus là, j'appris qu'Oberon était marié à Cymnea et lui était souvent infidèle. Ainsi Melekin avait dû s'apercevoir de mon manège et voulait me mettre en garde : précaution bien inutile mais touchante, et certainement intéressée !
Le fil de mes pensées fut rompu par l'apparition de Dworkin, jaillissant d'un pan de mur. Bleys, Slug, Benedict, Osric et Finndo l'imitèrent quelques secondes plus tard.

     La famille était donc réunie au grand complet ! Dworkin en profita pour annoncer que j'en faisais partie. Je ne pouvais que l'admirer car il avait tout prévu ou tout deviné ! Mes yeux se tournèrent alors vers les deux frères : la nouvelle ne semblait pas les affecter. Etait-ce une preuve de self-control ou cela montrait-il qu'ils ne s'arrêteraient pas à de tels détails ? Je préférais ignorer la deuxième éventualité, émue encore de ce bref et troublant contact.
Nous traversions en silence un long couloir quand surgit du mur un homme à la barbe blanche. Ses cheveux, de la même couleur sel, étaient tirés en arrière, dévoilant un front soucieux.
    " Mon frère Suhuy, intervint Dworkin. Et j'ai le plaisir de te présenter Alice" ajouta-t-il en m'adressant un rapide regard.
    " Enchanté. J'espère mon frère que vous savez ce que vous faites !" fut la seule réponse du sorcier avant de disparaître de la même étrange façon qu'il était arrivé. Ce bref échange me laissait perplexe. Mais cette rencontre semblait avoir également troublé mon arrière-grand-père : il ordonna à Bleys de me faire visiter les lieux, lança au reste du groupe un "vous savez ce que vous avez à faire !" puis s'éclipsa !
Je marchais donc, en compagnie de Slug et Bleys, bien peu attentive aux maigres commentaires de ce dernier. Hochant la tête de temps en temps, je continuais de retourner les récents événements dans ma tête. A bien y réfléchir, le plus curieux de cette rencontre avec Suhuy était bien qu'il n'ait pas posé de questions à mon sujet. Il était le seul jusqu'à présent à ne pas s'être étonné de ma présence. S'y attendait-il ? Etait-il au courant ? Par qui ? Cela se révélait bien plus angoissant que l'interrogatoire de Melekin.
Comme je ne voyais pas d'explications immédiates, je choisis d'observer la pièce que nous traversions. Ce devait être une salle de réception et je compris ce qui avait attiré mon attention : au centre était dressé un immense buffet, et je me sentais une faim de loup. En fait je n'arrivais même plus à dater mon dernier repas ! Nous allions franchir une "porte" quand Bleys s'arrêta brusquement : " Vous désirez peut-être manger quelque chose ?". Si mon estomac lui adressait mille mercis, je me contentai d'un "pourquoi pas !". Nous fîmes donc demi-tour et je pus observer plus attentivement les différents encas proposés. Certains m'étaient inconnus, mais j'avais pu en découvrir beaucoup lors de notre séjour chez Mandor. J'optai pour la cuisse d'un animal inconnu. Remarquant que ni Slug ni Bleys ne se servaient, je fis signe à ce dernier que nous pouvions repartir. Je regrettai aussitôt mon geste car la viande avait un goût délicieux. Toutefois mon ventre ne criait plus famine et je commençais alors à rêver d'une douche, mon atterrissage ayant été plutôt poussiéreux. Mais mon jeune oncle n'avait pas encore sa remarquable éducation et il continuait la visite ! Je découvris ainsi l'ensemble de la maison Barimen. Je refusais à Bleys une partie de chasse (me promettant bien de remettre ce plaisir à plus tard !) quand Oberon surgit pour prendre Bleys à part. Ce dernier revint assez vite et je l'en remerciais intérieurement car Slug était finalement un démon peu bavard .
A ma grande satisfaction, Bleys proposa de me conduire à ma chambre. J'acceptais mais ne pouvais m'empêcher de trouver curieuse une telle coïncidence. Je le suivis donc à travers un couloir que nous avions déjà traversé. Il s'arrêta devant une solide porte de bois sombre, annonçant que c'était ma chambre et qu'il allait indiquer la sienne à Slug. HumHum !
Je me retournai mais ils avaient déjà disparu ! Je me retrouvais donc seule devant cette chambre, persuadée que le mobilier n'était en rien féminin. Mais je ne pouvais pas rester debout ici éternellement. Je poussais donc la porte et jetais un œil dans la pièce. Personne ! J'entrais et m'asseyais sur le lit pour réfléchir. Un long frisson glacé me parcourut alors l'échine, une statue représentant une licorne et un serpent enlacés me faisait face. Je restais saisie quelques instants, cherchant à comprendre ce qui pouvait déclencher en moi une telle réaction. N'ayant pas de réponse, je décidais d'aller prendre une douche pour me rafraîchir les idées.
En entrant dans la salle de bain, je remarquai divers flacons et fioles. J'en saisis une et l'ouvrais. Un parfum d'homme ! A l'instant où mes certitudes se confirmaient, une main se posa sur mon épaule. Je levai alors les yeux vers le miroir pour y apercevoir le reflet d'Oberon. "C'est une fragrance un peu masculine pour moi !" dis-je en essayant de me calmer. Ne pas se laisser troubler par cette étrange sensation qui revenait à la charge ! Garder la tête froide !
Mais une pression de plus en plus forte s'exerçait sur mon bras. Il était hors de question d'imaginer avoir le dessus. Et il ne disait pas un mot ! Je me sentais totalement impuissante, mon cerveau avait cessé de chercher une solution. Ma conscience me criait "Lycia c'est ton grand-père, défends-toi !
", mais mes sens eux se laissaient troubler par la puissance qui émanait de ses bras ! J'étais comme paralysée, sans réaction. Il devait sentir ce qui se passait, il profita de mon inertie pour me jeter sur le lit. Il avait gagné ! Ecrasée sous son poids, je ne pouvais rien.
Allongée à côté d'Oberon, je ne regrettais aucunement ce qui venait de se passer. Oui, j'entendais une petite voix qui me répétait qu'il était mon grand-père, mais je n'étais pas disposée à l'écouter. Je me sentais bien. Il m'observait sans rien dire, j'avais peur que parler nous ramène à la réalité. Aussi me levais-je, et après avoir jeté un regard à mes vêtements, j'allais prendre une douche. Comme je franchissais la porte de la salle d'eau, j'entendis provenant du lit, un sifflement admiratif accompagné d'un "vive le futur !". Je ne pus m'empêcher de sourire. J'imaginais bien qu'un grand-père fassent des compliments à ses petits-enfants, mais pas de cet ordre ! Je gardais cette réflexion pour moi et tournais le robinet d'eau chaude. Tilt ! Je venais seulement de réaliser ce que signifiaient les paroles d'Oberon : il savait que je venais du futur. Mais je n'avais pas envie pour l'instant de me livrer au petit jeu des suppositions. Je sortis donc de la douche pour constater qu'il était toujours allongé, et me regardait. J'épongeais mes cheveux et allais le rejoindre.
    "Alors, à quoi ressemble le futur ?"
    " Et bien, c'est…différent "
Nous avons donc parlé de ses enfants, longuement. Il voulait savoir combien il en avait. Je ne pouvais que répondre la vérité : je ne savais pas ! Je lui expliquais alors qu'il y en avait treize légitimes ; et qu'on ignorait le nombre de ses bâtards.

    " Et il y en a peut-être un là maintenant !" dit-il en m'effleurant le ventre du bout des doigts. Il semblait plaisanter mais le temps d'un éclair je crus lire un air grave au fond de ses yeux. L'idée d'un bébé me plaisait tant, mais pas avec mon grand-père ! Seulement bien sûr, il ne pouvait pas le savoir. Ne sachant que répondre, je choisis de lui parler de la façon dont il avait élevé ses enfants, les dressant les uns contre les autres. Il ne paraissait pas étonné, presque content de lui ! C'était donc peine perdue, tant pis, au moins j'aurais essayé !
    " Et tous les Barimen sont-ils vivants ?"
Par la Licorne, quelle question ! Je ne savais vraiment pas quoi lui dire : qu'il avait fait tuer Osric et Finndo ? Certainement pas !
Alors que je cherchais une réponse ambiguë, on frappa à la porte. Une voix féminine cria : " Oberon, c'est moi, je sais que tu es là !". Comme je lui jetais un regard interrogateur, il me dit qu'étant en possession de l'Aiguillier des Barimen, je saurais me débrouiller seule. Et il disparut !

     Je me précipitais dans la salle de bain pour y prendre une serviette. J'eus tout juste le temps de m'en vêtir avant qu'entre Cymnea. Quand elle me vit presque nue, à côté du lit défait, son visage passa de la colère au désespoir. D'énormes larmes coulaient sur ses joues, je me sentais assez méprisable. Elle hurlait des paroles de reproche presque incompréhensibles mais je n'avais rien à dire pour ma défense. Elle finit par me gifler avant de s'enfuir dans les couloirs, toujours en pleurs. Je me rhabillais, profondément émue de sa détresse. Pour apaiser ma mauvaise conscience, je tentais de me dire que je n'étais ni la première, ni la dernière, mais je me sentais toujours coupable.
Afin de me changer les idées, je décidais d'aller chasser. Il était de toute façon exclu de rester ici à attendre une autre catastrophe. Je retrouvais mon chemin vers les écuries sans trop de difficultés. J'y demandai un cheval et obtins en plus quelques compagnons de chasse. Les bois de Barimen étaient beaucoup plus sombres que la forêt d'Arden mais cette petite promenade me faisait tout de même le plus grand bien. Je retrouvais avec plaisir la caresse du vent sur mon visage et l'exaltation de la traque. Bien sûr, un démon remplaçait le renard, mais cela me rappelait tant de souvenirs !
Alors que nous démontions, une voix, que je reconnus pour celle d'Osric, s'éleva d'un bosquet. "Rentrez chez vous, je prends la relève !" Le ton n'admettait pas de discussion et les chasseurs s'exécutèrent. Quant à moi, je n'étais pas trop rassurée. En voyant surgir mon oncle hors des buissons, sa masse brassant l'air, j'eus confirmation qu'il ne me voulait rien de bon.
    " Tu n'as rien à faire ici ! Tu fais souffrir ma tante et je ne peux pas le supporter."
Au moins je savais pourquoi il m'en voulait ! Je n'eus même pas le temps de bredouiller une explication avant que son arme ne s'abatte sur moi. On ne peut pas appeler combat ce qui suivit. Je me retrouvais rapidement à terre, immobilisée et sa masse se rapprochait à toute allure de mon visage. J'allais fermer les yeux quand je fus éblouie par un objet brillant qui traversait le ciel. Un jet de lave heurta Osric de plein fouet et je pus me dégager de sa prise. J'essuyais le sang qui coulait devant mes yeux et découvrais Melekin, Oberon et Bleys tentant de maîtriser mon adversaire. L'espace d'un instant, je crus avoir une hallucination liée au choc à la tête, mais la douleur était bien trop réelle.
Oberon me tendit un mouchoir, il me sembla qu'il me parlait mais je n'entendais qu'un bourdonnement confus. J'appuyais le carré de tissu sur mon front pour arrêter l'hémorragie. Je me relevais difficilement malgré l'aide de Bleys et Slug. Les arbres devenaient flous, quelqu'un venait d'éteindre la lumière.