Et
aujourd'hui peut-être, cette rencontre allait enfin déboucher sur
une piste un peu intéressante. De tous les occultistes que j'avais
rencontrés, ce prêtre était probablement l'un des plus crédibles.
Aussi m'étais je prêtée, sans craintes aucune, à la cérémonie païenne
à l'issue de laquelle selon lui, j'obtiendrais certaines réponses.
Pourtant, je faillis me faire découper en morceaux par une créature
hideuse et probablement démoniaque ! Mais au dernier moment, un
homme à l'aura étrange intervint, sortit de nulle part, et me sauva
vraisemblablement la vie. Vêtu de noir de la tête aux pieds, ses
premiers mots pour moi furent déconcertant : il me cherchait… Au
milieu de l'église où gisaient maintenant l'ecclésiastique et la
monstrueuse dépouille, j'obtempérais de façon incompréhensible lorsqu'il
me demanda de fermer les yeux, de prendre sa main et de le suivre.
Le parfum de l'air, le bruit de mes pas, mes sensations se modifièrent
alors à chaque mètre. Quand je rouvris les yeux un peu plus loin,
nous étions en une contrée totalement inconnue pour moi, dont j'aurais
presque pu affirmer avec certitude que la terre n'en recelait pas
de semblable.
…Peut-être
étais-je sous hypnose et tout cela n'était en fait qu'un rêve…
…il
répéta qu'il me cherchait, qu'il savait que j'étais différente,
mon père également, lui aussi. Et ce n'était que le début d'un récit
abracadabrant : pour cet homme, mon père était en fait le prince
d'un royaume appelé Ambre, dont la Terre ne serait qu'une image,
une "Ombre d'Ambre" comme il le disait. Il existerait des infinités
d'autres mondes qui ne seraient tous que des reflets de ce royaume.
Lui pourrait se déplacer à travers toutes ces "Ombres", comme mon
père, comme moi…je restais incrédule….
…il dit vouloir m'aider et me confia une carte représentant une
femme lui ressemblant d'une façon troublante, de noir vêtue également.
Il prétendait qu'en fixant mon attention sur cette carte, je la
sentirais devenir fraîche dans ma main, et qu'ainsi je pourrais
communiquer avec cette femme, qu'elle saurait l'appeler pour moi…Il
me montra également d'autres cartes, et l'une d'elle représentait
mon père…mon père parmi des figures qui seraient ses frères et sœurs,
les princes et princesses d'Ambre…
…selon l'homme en noir, cette famille est en proie à des luttes
perpétuelles, dans l'unique but de conquérir le trône du royaume
d'Ambre. Il insista sur les complots fomentés sans relâche par ses
frères et sœurs, il parla d'une longue guerre dont j'ai aujourd'hui
oublié le nom. Mon père aurait lui aussi tenté vainement de s'emparer
de la couronne.
Etait-ce
avant ou après ma naissance ? Etait-ce la raison de son départ ?
Préparait-il autre chose ? Etait-il prisonnier ?
Pourquoi Père ne m'a-t-il jamais parlé de tout cela ? Il devait
pourtant imaginer qu'un jour quelqu'un me trouverait, que je ne
pourrais rester indéfiniment ignorante sur Terre !

Il s'est écoulé du temps depuis que je n'ai pris
la plume…
Et
aujourd'hui, j'ai acquis la conviction de n'avoir pas rêvé. L'idée
de découvrir bientôt ce "nouveau monde" me sort du lit tous les
matins à l'aube pour me plonger dans l'étude. L'homme en noir m'a
appris à me servir des Atouts, mais surtout à les créer. Grâce à
lui, j'ai également traversé une Marelle brisée, et ce fut loin
d'être une partie de plaisir ! Malgré tout, je rêve la nuit de la
Marelle que je traverserai un jour en Ambre.
Le pire peut-être ne fut pas de parcourir cette Marelle brisée,
mais de l'utiliser. L'homme en noir m'emmenait marcher dans les
Ombres pour m'habituer, mais le jour où il m'autorisa à m'y déplacer
seule fut un cauchemar. Les paysages n'avaient plus rien de paradisiaques,
une sorte de gouffre noir semblait vouloir me happer ; où que j'aille,
où que se pose mon regard, il se trouvait ! Je paniquai et sortis
mes Atouts, les deux premières cartes (Eric et Brand) représentaient
des hommes morts selon l'homme en noir, la troisième représentait
un dénommé Benedict. Je me concentrai et parvins à établir le contact
selon la méthode que m'avait enseignée l'homme en noir. Avant d'accepter
de m'amener à lui, Benedict s'enquit de mon identité, et seule je
pense, la panique qui se lisait sur mon visage me sauva : j'étais
pour lui une parfaite inconnue.
Nous étions dans un vaste pré, un jeune homme blond nous observait,
l'épée à la main. Benedict, armé également, le congédia d'un signe
de tête. Je dus raconter mon histoire : la Terre, Corwin, l'homme
en noir, la Marelle brisée…A l'issu de mon récit, il m'enjoignit
de me rendre en Ambre, me tourna le dos et disparut. J'essayais
alors d'utiliser l'Atout représentant celui qui devait être le Roi,
mais sans succès. En fait, aucun de mes Atouts ne fonctionnait.
Mais je sentis le contact familier de l'esprit de l'homme en noir,
il m'ordonna de rentrer, et en utilisant la Marelle brisée ! Si
je rencontrais un obstacle, je devais fixer mon attention sur la
Marelle et ne penser à rien d'autre…
Je parvins finalement à bon port. L'homme en noir m'expliqua, mécontent,
qu'il avait bloqué mes Atouts pour m'éviter de commettre une seconde
erreur.
Il
continua à m'enseigner l'Art des Atouts et après plusieurs mois
de travail, un matin, il déchira l'Atout de Benedict et m'ordonna
d'en créer un nouveau. Ma première tentative fut un échec, mais
après quelques autres tentatives, le résultat fut satisfaisant,
la carte devenait glacée lorsque j'y attardais mon regard. Je n'avais
plus rien à apprendre de lui me dit l'homme en noir. Et avant que
j'aie pu répondre, il avait disparu. Livrée à moi même, je songeais
aux images qui avaient bercées mon sommeil durant presque un an
: Ambre et sa Marelle. Je tirais donc l'Atout de Random mais le
contact ne parvint pas à s'établir. Je tentais alors avec plus de
succès celui de son épouse, Vialle. Elle m'interrogea et je racontais
à nouveau toute mon histoire. Lorsque j'eus terminé mon récit, je
me trouvais en Ambre. La Reine me fixait d'un regard absent que
le contact d'Atout ne m'avait pas permis de remarquer ; à ses côtés,
un homme d'une carrure impressionnante m'observait. Ses traits m'étaient
familiers, sa silhouette était soulignée du nom de Gerard dans mes
cartes. La voix de la Reine était douce et rassurante, et malgré
mon malaise d'arriver ainsi en un lieu inconnu parmi des gens dont
j'ignorais tout, elle trouva des mots apaisants.
A peine une heure plus tard, je visitais mes "appartements", revêtais
un costume plus en accord avec la mode locale et m'empressais de
rejoindre Gerard qui devait me faire visiter la cité.
Nous
traversâmes les rues d'Ambre, une cité au delà de tout ce que j'avais
pu rêver. Pourtant, l'émotion et la faim me tiraillaient l'estomac,
et nous nous arrêtâmes dans un restaurant nommé "L'oie des moissons"
que le tenancier rouvrit à la vue de mon guide. Je goûtais un vin
au nom pourtant peu ragoûtant : la "pisse" de Bayle (mais cela s'écrit-il
ainsi ?). Le repas qui l'accompagnait était excellent, et Gerard
dévorait également avec un solide appétit. Comme nous engloutissions
le dessert, je tournais la conversation, sans trop de subtilité
je le crains, vers la Marelle. Gerard proposa aussitôt de m'y accompagner.
Je lui adressais en me levant un grand sourire, "Ce serait avec
un immense plaisir".
Nous retournâmes donc au palais pour descendre un interminable escalier,
suivi de couloirs sans fin. Une demi-heure plus tard peut-être,
nous arrivâmes dans la salle de la Marelle. Un spectacle que jamais
je ne pourrais oublier, magnifique et terrifiant, un long filament
bleuté, scintillant et attirant, serpentant sur le sol, dans le
sol, presque hypnotique. Je sus que je devais la traverser, que
quelque chose de merveilleux m'attendait à l'autre extrémité. Je
le ferai.
Il fallut pourtant repartir et remonter cet interminable escalier.
Avant que nous nous séparions, Gerard m'annonça qu'il y avait un
dîner officiel ce soir et m'indiqua la résidence du couturier du
château. Pourquoi pas…cela faisait bien longtemps que je ne fréquentais
plus les salons de couture privés. Le couturier était un petit homme
vicelard, mais talentueux, comme je le constatais quelques heures
plus tard. Je profitais du temps libre avant le dîner pour me détendre
dans un bain. Tellement de choses en si peu de temps…et un contact
d'Atout maintenant ! Je plongeais sous la mousse pour me dissimuler
et ouvris mon esprit. J'identifiais la jeune femme comme étant une
certaine Flora. Fort prévenante, elle se proposait de m'enseigner
avant le soir quelques règles d'étiquette propre au royaume. J'acceptais
avec reconnaissance. Quand Flora arriva, j'achevais de nouer mes
cheveux en contemplant pensive l'image renvoyée par le miroir. Durant
toute la seconde moitié du vingtième siècle, j'avais regardé peu
convaincue les défilés de mode ; mais je n'imaginais pas porter
à nouveau, en d'autres circonstances qu'un bal costumé, ce genre
de robe. Je devais admettre que Flora était également d'une beauté
exceptionnelle dans une magnifique tenue vert d'eau. Nous passâmes
environ une heure à discuter de l'étiquette royale, heure à l'issue
de laquelle les lointains cours de maintien et de bonnes manières
de ma mère me revinrent entièrement à l'esprit. Lorsque nous nous
présentâmes devant le Roi, j'étais donc relativement sereine et
suivis sans hésitation Flora dans sa révérence. Random, puisque
tous l'appelaient ainsi, ne siégeait pas sur le trône comme je m'y
étais attendue, mais se tenait debout, discutant avec deux autres
personnes. De l'une d'elle, je possédais un Atout, c'était Llewella,
qui selon l'homme en noir se tenait toujours à l'écart de leur famille.
Le jeune homme à ses côtés affichait un air assuré, mais les
mouvements nerveux de ses doigts m'incitaient à penser qu'il était
également étranger à tous ces gens. Le Roi Random confirma cette
impression en le présentant comme "Yarick, un petit protégé de Llewella".
La soirée se déroula sans incidents notables, dans un flux presque
continu (trop pour mon goût) de questions à Yarick et moi. Je songeais
souvent ce soir là à l'homme en noir : ses avertissements n'étaient
pas superflus !
A
la fin du repas, je suivis Yarick jusqu'à une bibliothèque où Random
nous avait demandé de l'attendre. Le trajet fut des plus silencieux,
ni l'un ni l'autre ne sachant comment entamer la conversation. Nous
étions donc tous deux perdus dans nos pensées quand le Roi fit irruption
dans la pièce. Nous eûmes alors droit à un sermon sur la confiance,
entre nous, envers lui, etc… Autant de paroles qui me semblaient
étranges après une année au côté de l'homme en noir !
Un peu plus tard, quand je fermais sur moi la porte de ma chambre,
le sommeil se trouvait encore loin. L'excitation de la journée n'était
pas retombée, et je songeais toujours à la Marelle. Je résolus finalement
d'entreprendre un Atout qui me serait très utile tant que je n'aurais
pas réalisé ce rêve. Après quelques minutes de réflexion, je gravais
l'une des pierres au bas de la cheminée, dans un coin discret, puis
m'installais devant la carte vierge. Ainsi, je diminuais les probabilités
de ne réaliser que l'Atout d'une Ombre de cette pièce.

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