- Premiers pas -

     Pendant des dizaines d'années, j'ai cherché sans relâche un moyen de retrouver la trace de Père. Les premiers temps, j'arguais pour moi même le simple attachement filial, mais les années aidant, je finis par m'avouer qu'entrait dans mes sentiments un immense besoin de comprendre. Comprendre ce qui avait provoqué son départ, comprendre pourquoi je traversais les siècles sans subir la morsure des années. Et lui seul probablement détenait la réponse à mes questions. Aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs d'enfance, son visage n'avait jamais changé, il était toujours le même homme admirable, alors que la flétrissure du temps exerçait son ouvrage sur les traits de maman.

     Et aujourd'hui peut-être, cette rencontre allait enfin déboucher sur une piste un peu intéressante. De tous les occultistes que j'avais rencontrés, ce prêtre était probablement l'un des plus crédibles. Aussi m'étais je prêtée, sans craintes aucune, à la cérémonie païenne à l'issue de laquelle selon lui, j'obtiendrais certaines réponses. Pourtant, je faillis me faire découper en morceaux par une créature hideuse et probablement démoniaque ! Mais au dernier moment, un homme à l'aura étrange intervint, sortit de nulle part, et me sauva vraisemblablement la vie. Vêtu de noir de la tête aux pieds, ses premiers mots pour moi furent déconcertant : il me cherchait… Au milieu de l'église où gisaient maintenant l'ecclésiastique et la monstrueuse dépouille, j'obtempérais de façon incompréhensible lorsqu'il me demanda de fermer les yeux, de prendre sa main et de le suivre. Le parfum de l'air, le bruit de mes pas, mes sensations se modifièrent alors à chaque mètre. Quand je rouvris les yeux un peu plus loin, nous étions en une contrée totalement inconnue pour moi, dont j'aurais presque pu affirmer avec certitude que la terre n'en recelait pas de semblable.

…Peut-être étais-je sous hypnose et tout cela n'était en fait qu'un rêve…


     …il répéta qu'il me cherchait, qu'il savait que j'étais différente, mon père également, lui aussi. Et ce n'était que le début d'un récit abracadabrant : pour cet homme, mon père était en fait le prince d'un royaume appelé Ambre, dont la Terre ne serait qu'une image, une "Ombre d'Ambre" comme il le disait. Il existerait des infinités d'autres mondes qui ne seraient tous que des reflets de ce royaume. Lui pourrait se déplacer à travers toutes ces "Ombres", comme mon père, comme moi…je restais incrédule….
…il dit vouloir m'aider et me confia une carte représentant une femme lui ressemblant d'une façon troublante, de noir vêtue également. Il prétendait qu'en fixant mon attention sur cette carte, je la sentirais devenir fraîche dans ma main, et qu'ainsi je pourrais communiquer avec cette femme, qu'elle saurait l'appeler pour moi…Il me montra également d'autres cartes, et l'une d'elle représentait mon père…mon père parmi des figures qui seraient ses frères et sœurs, les princes et princesses d'Ambre…
…selon l'homme en noir, cette famille est en proie à des luttes perpétuelles, dans l'unique but de conquérir le trône du royaume d'Ambre. Il insista sur les complots fomentés sans relâche par ses frères et sœurs, il parla d'une longue guerre dont j'ai aujourd'hui oublié le nom. Mon père aurait lui aussi tenté vainement de s'emparer de la couronne.

Etait-ce avant ou après ma naissance ? Etait-ce la raison de son départ ?
Préparait-il autre chose ? Etait-il prisonnier ?

Pourquoi Père ne m'a-t-il jamais parlé de tout cela ? Il devait pourtant imaginer qu'un jour quelqu'un me trouverait, que je ne pourrais rester indéfiniment ignorante sur Terre !


Il s'est écoulé du temps depuis que je n'ai pris la plume…


     Et aujourd'hui, j'ai acquis la conviction de n'avoir pas rêvé. L'idée de découvrir bientôt ce "nouveau monde" me sort du lit tous les matins à l'aube pour me plonger dans l'étude. L'homme en noir m'a appris à me servir des Atouts, mais surtout à les créer. Grâce à lui, j'ai également traversé une Marelle brisée, et ce fut loin d'être une partie de plaisir ! Malgré tout, je rêve la nuit de la Marelle que je traverserai un jour en Ambre.
Le pire peut-être ne fut pas de parcourir cette Marelle brisée, mais de l'utiliser. L'homme en noir m'emmenait marcher dans les Ombres pour m'habituer, mais le jour où il m'autorisa à m'y déplacer seule fut un cauchemar. Les paysages n'avaient plus rien de paradisiaques, une sorte de gouffre noir semblait vouloir me happer ; où que j'aille, où que se pose mon regard, il se trouvait ! Je paniquai et sortis mes Atouts, les deux premières cartes (Eric et Brand) représentaient des hommes morts selon l'homme en noir, la troisième représentait un dénommé Benedict. Je me concentrai et parvins à établir le contact selon la méthode que m'avait enseignée l'homme en noir. Avant d'accepter de m'amener à lui, Benedict s'enquit de mon identité, et seule je pense, la panique qui se lisait sur mon visage me sauva : j'étais pour lui une parfaite inconnue.
Nous étions dans un vaste pré, un jeune homme blond nous observait, l'épée à la main. Benedict, armé également, le congédia d'un signe de tête. Je dus raconter mon histoire : la Terre, Corwin, l'homme en noir, la Marelle brisée…A l'issu de mon récit, il m'enjoignit de me rendre en Ambre, me tourna le dos et disparut. J'essayais alors d'utiliser l'Atout représentant celui qui devait être le Roi, mais sans succès. En fait, aucun de mes Atouts ne fonctionnait. Mais je sentis le contact familier de l'esprit de l'homme en noir, il m'ordonna de rentrer, et en utilisant la Marelle brisée ! Si je rencontrais un obstacle, je devais fixer mon attention sur la Marelle et ne penser à rien d'autre…
Je parvins finalement à bon port. L'homme en noir m'expliqua, mécontent, qu'il avait bloqué mes Atouts pour m'éviter de commettre une seconde erreur.

     Il continua à m'enseigner l'Art des Atouts et après plusieurs mois de travail, un matin, il déchira l'Atout de Benedict et m'ordonna d'en créer un nouveau. Ma première tentative fut un échec, mais après quelques autres tentatives, le résultat fut satisfaisant, la carte devenait glacée lorsque j'y attardais mon regard. Je n'avais plus rien à apprendre de lui me dit l'homme en noir. Et avant que j'aie pu répondre, il avait disparu. Livrée à moi même, je songeais aux images qui avaient bercées mon sommeil durant presque un an : Ambre et sa Marelle. Je tirais donc l'Atout de Random mais le contact ne parvint pas à s'établir. Je tentais alors avec plus de succès celui de son épouse, Vialle. Elle m'interrogea et je racontais à nouveau toute mon histoire. Lorsque j'eus terminé mon récit, je me trouvais en Ambre. La Reine me fixait d'un regard absent que le contact d'Atout ne m'avait pas permis de remarquer ; à ses côtés, un homme d'une carrure impressionnante m'observait. Ses traits m'étaient familiers, sa silhouette était soulignée du nom de Gerard dans mes cartes. La voix de la Reine était douce et rassurante, et malgré mon malaise d'arriver ainsi en un lieu inconnu parmi des gens dont j'ignorais tout, elle trouva des mots apaisants.
A peine une heure plus tard, je visitais mes "appartements", revêtais un costume plus en accord avec la mode locale et m'empressais de rejoindre Gerard qui devait me faire visiter la cité.

     Nous traversâmes les rues d'Ambre, une cité au delà de tout ce que j'avais pu rêver. Pourtant, l'émotion et la faim me tiraillaient l'estomac, et nous nous arrêtâmes dans un restaurant nommé "L'oie des moissons" que le tenancier rouvrit à la vue de mon guide. Je goûtais un vin au nom pourtant peu ragoûtant : la "pisse" de Bayle (mais cela s'écrit-il ainsi ?). Le repas qui l'accompagnait était excellent, et Gerard dévorait également avec un solide appétit. Comme nous engloutissions le dessert, je tournais la conversation, sans trop de subtilité je le crains, vers la Marelle. Gerard proposa aussitôt de m'y accompagner. Je lui adressais en me levant un grand sourire, "Ce serait avec un immense plaisir".
Nous retournâmes donc au palais pour descendre un interminable escalier, suivi de couloirs sans fin. Une demi-heure plus tard peut-être, nous arrivâmes dans la salle de la Marelle. Un spectacle que jamais je ne pourrais oublier, magnifique et terrifiant, un long filament bleuté, scintillant et attirant, serpentant sur le sol, dans le sol, presque hypnotique. Je sus que je devais la traverser, que quelque chose de merveilleux m'attendait à l'autre extrémité. Je le ferai.
Il fallut pourtant repartir et remonter cet interminable escalier. Avant que nous nous séparions, Gerard m'annonça qu'il y avait un dîner officiel ce soir et m'indiqua la résidence du couturier du château. Pourquoi pas…cela faisait bien longtemps que je ne fréquentais plus les salons de couture privés. Le couturier était un petit homme vicelard, mais talentueux, comme je le constatais quelques heures plus tard. Je profitais du temps libre avant le dîner pour me détendre dans un bain. Tellement de choses en si peu de temps…et un contact d'Atout maintenant ! Je plongeais sous la mousse pour me dissimuler et ouvris mon esprit. J'identifiais la jeune femme comme étant une certaine Flora. Fort prévenante, elle se proposait de m'enseigner avant le soir quelques règles d'étiquette propre au royaume. J'acceptais avec reconnaissance. Quand Flora arriva, j'achevais de nouer mes cheveux en contemplant pensive l'image renvoyée par le miroir. Durant toute la seconde moitié du vingtième siècle, j'avais regardé peu convaincue les défilés de mode ; mais je n'imaginais pas porter à nouveau, en d'autres circonstances qu'un bal costumé, ce genre de robe. Je devais admettre que Flora était également d'une beauté exceptionnelle dans une magnifique tenue vert d'eau. Nous passâmes environ une heure à discuter de l'étiquette royale, heure à l'issue de laquelle les lointains cours de maintien et de bonnes manières de ma mère me revinrent entièrement à l'esprit. Lorsque nous nous présentâmes devant le Roi, j'étais donc relativement sereine et suivis sans hésitation Flora dans sa révérence. Random, puisque tous l'appelaient ainsi, ne siégeait pas sur le trône comme je m'y étais attendue, mais se tenait debout, discutant avec deux autres personnes. De l'une d'elle, je possédais un Atout, c'était Llewella, qui selon l'homme en noir se tenait toujours à l'écart de leur famille. Le jeune homme à ses côtés affichait un air assuré, mais les mouvements nerveux de ses doigts m'incitaient à penser qu'il était également étranger à tous ces gens. Le Roi Random confirma cette impression en le présentant comme "Yarick, un petit protégé de Llewella". La soirée se déroula sans incidents notables, dans un flux presque continu (trop pour mon goût) de questions à Yarick et moi. Je songeais souvent ce soir là à l'homme en noir : ses avertissements n'étaient pas superflus !

     A la fin du repas, je suivis Yarick jusqu'à une bibliothèque où Random nous avait demandé de l'attendre. Le trajet fut des plus silencieux, ni l'un ni l'autre ne sachant comment entamer la conversation. Nous étions donc tous deux perdus dans nos pensées quand le Roi fit irruption dans la pièce. Nous eûmes alors droit à un sermon sur la confiance, entre nous, envers lui, etc… Autant de paroles qui me semblaient étranges après une année au côté de l'homme en noir !
Un peu plus tard, quand je fermais sur moi la porte de ma chambre, le sommeil se trouvait encore loin. L'excitation de la journée n'était pas retombée, et je songeais toujours à la Marelle. Je résolus finalement d'entreprendre un Atout qui me serait très utile tant que je n'aurais pas réalisé ce rêve. Après quelques minutes de réflexion, je gravais l'une des pierres au bas de la cheminée, dans un coin discret, puis m'installais devant la carte vierge. Ainsi, je diminuais les probabilités de ne réaliser que l'Atout d'une Ombre de cette pièce.