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- Vraiment
? -
Le
lendemain matin, Flora vint frapper à ma porte pour m'indiquer que Yarick
et moi étions attendus par Random pour le petit déjeuner. Intriguée, j'achevais
de m'habiller : que pouvait-il nous vouloir ? Et les domestiques manquaient-ils
si cruellement que Flora devait porter elle-même le message ? Je retrouvais
Yarick en chemin et nous pénétrâmes ensemble dans les appartements royaux.
Random et son épouse entouraient un jeune homme qui ne possédait pas encore
les manières policées de ses parents : Robin, le prince héritier. Les
présentations faites, le couple s'éclipsa, nous abandonnant en compagnie
de Robin et de son cochon de compagnie, très originalement nommé Gruik
!
Peut-être le dîner de la veille au soir nous avait-il marqués…nous accueillîmes
Robin comme l'avaient fait ses oncles et tantes, par des questions. Il
aurait donc vécu dans une Ombre appelée Chist, qu'il n'aurait jamais quitté
jusqu'à ce jour. En cinquante années d'existence, il n'avait pas encore
traversé la Marelle d'Ambre (ce qui me parut insensé ! En tant que fils
du Roi, il devait pouvoir le faire quand il le désirait !), mais laissa
entendre qu'il pouvait malgré tout se déplacer parmi les Ombres.
Le
repas terminé, nous nous entreregardâmes tous trois, ne sachant que faire.
Après quelques minutes d'hésitation, je suggérais de partir à la visite
du château, proposition qui fut aussitôt acceptée. Notre errance nous
conduisit jusqu'à la grande bibliothèque, où Yarick et moi avions rencontré
Random la veille. Je pris cette fois le temps de parcourir les rayonnages
et découvris surprise un recueil de chants populaires écrits par père.
Je m'installais dans un des profonds fauteuils prévus à cet effet et me
plongeais dans la lecture. Une heure plus tard, Flora fit irruption dans
la pièce, entourant littéralement le prince Robin de sa personne et de
compliments. J'écoutais médusée Robin répondre vulgairement à Flora :
peut-être était-il vraiment aussi fou qu'il le paraissait ! Bien que visiblement
offusquée par le comportement de Robin à son égard, Flora babilla un certain
temps sur la fête qui se déroulerait le lendemain soir sur le port, elle
se chargeait d'une partie de l'organisation, etc…je n'écoutais plus depuis
près d'une minute quand Yarick disparut par Atout. Bien, deux choix s'offraient
à moi : passer le reste de la journée en compagnie du prince fou ou…"
Accepteriez vous mon aide, Flora ?"
Nous
traversâmes donc la ville, empruntant les mêmes allées que la veille avec
Gerard. Curieusement, les façades colorées et l'allure étrange selon mes
normes, des habitants, ne m'étonnaient plus autant. Flora dirigeait les
préparatifs d'une main de maître et n'avait en vérité nullement besoin
de mon aide. Je laissais donc errer mon regard sur les voiliers amarrés
au quai, songeant à mes années d'armateur. Je fus tirée de ma rêverie
par une vision troublante : l'homme en noir s'avançait vers moi, accompagné
d'une femme qui selon mes Atouts se nommait Fiona. Après avoir embrassé
sa sœur, elle se tourna vers l'homme en noir et le présenta comme son
fils, Karadriel. Flora acheva les présentations pendant que mon cerveau
tentait de démêler le problème. L'homme en face de moi ne semblait pas
me connaître. Le fils de Fiona…
Pourquoi
s'être intéressé à moi et m'avoir enseigné tout cela ? Il savait certainement
que nous serions amenés à nous rencontrer en Ambre,
mais pourquoi m'ignorer maintenant ? Sa mère était-elle au courant ?
Quel devait être mon comportement envers lui ?
Pour l'instant l'imiter et l'ignorer, il s'expliquerait probablement plus
tard !
Je
passais une grande partie de la nuit qui suivit à dessiner deux Atouts
de Yarick, à qui j'en remis un exemplaire le lendemain. Vingt quatre heures
s'étaient écoulées depuis la curieuse rencontre de la veille, et la conviction
que Karadriel et l'homme en noir étaient bien deux personnes différentes,
s'ancrait de plus en plus profondément dans mon esprit. J'arrivais tôt
ce soir là sur le port. Flora avait admirablement bien travaillé et l'ambiance
était déjà festive. Karadriel, seul dans un coin, paraissait perdu dans
ses pensées. Je profitais de l'occasion qui m'était offerte de clarifier
la situation, et m'avançais vers lui. Il se montra peu bavard et assez
distant, aussi, confortée dans mes convictions, je saisis la première
opportunité qui se présenta pour fausser compagnie à un peu agréable interlocuteur.
De toutes parts arrivaient marins et habitants de la cité, heureux de
cette occasion de se détendre. Présents, mais pas vraiment mêlés à la
foule, je reconnaissais des visages, pour les avoir rencontrés la veille,
ou scrutés sur mes Atouts. Le seul je crois qui ne resta pas toute la
soirée entouré de ses frères et sœurs fut Gerard. Il discutait avec l'un
des marins qui, Flora me renseigna, était revenu il y a peu avec Caine.
Comme je constatais qu'une soirée en Ambre pouvait être aussi ennuyeuse
que partout ailleurs, une voix grave s'éleva au dessus du tumulte de la
foule : "C'était moi…c'était moi qui était visé !" Gerard se tenait debout,
atterré, à côté d'un marin qui présentait tous les symptômes de
la mort…Random "invita" alors tout le monde à retourner dans ses
quartiers.
Je
passais à nouveau une bonne partie de la nuit éveillée, à dessiner pour
Random un Atout de moi. Étrange exercice que de devoir se représenter
soi-même…Et j'aurais probablement dû m'abstenir car ces deux très
courtes nuits consécutives embrouillèrent considérablement ma perception
des événements de la journée du lendemain. En revenant de déjeuner, je
trouvais un carré de papier plié sur ma table de chevet. En trois courtes
lignes, je découvrais que celui dont l'homme en noir m'avait parlé comme
étant mon frère Merlin, était apparemment passé au château. Le tout était
succinct et le ton marquait une certaine distance…celui-là ne croyait
pas à mon histoire !
J'employais la fin de la matinée à parcourir divers volumes à la bibliothèque,
en attendant Karadriel, Yarick et Robin partis au port à la recherche
de renseignements sur le marin assassiné par erreur. A leur retour, nous
allâmes trouver le Roi qui avait déjà convoqué Gerard. Celui-ci n'était
en fait nullement visé. Il avait sciemment tué cet homme. Le marin en
question s'était vanté au cours de leur discussion d'être venu, quelques
années auparavant, le saluer alors qu'il était atteint de la rubéole.
La femme de Gerard et l'enfant qu'elle portait étaient morts tous deux
quelques semaines plus tard…Je découvris à cette occasion que l'intérêt
d'appartenir à une famille royale est partout le même : l'immunité ! Avant
que nous quittions son bureau, Random nous annonça un autre décès, d'importance
celui-là : Caine avait été trouvé mort sur les falaises, une balle dans
le dos.
Belle
famille que celle là ! J'aurais probablement dû accorder
plus de crédits aux paroles de l'homme en noir :
Celui qui la veille me paraissait le plus sympathique était un assassin,
un oncle que je ne connaissais même pas venait d'être abattu ,
et je pouvais sentir à distance la méfiance de mon frère !
Certes, l'avenir ne s'annonçait pas morne…

Cette
longue et plutôt sinistre journée était enfin achevée. Ce soir, pas de
dîner de gala ou de réception officielle, pas d'Atout non plus, mais une
bonne et vraie nuit de sommeil. J'allais me glisser entre les draps quand
un contact d'Atout s'annonça. J'ouvrais mon esprit et aperçus…l'homme
en noir ou Karadriel…il remarqua mon hésitation et dissipa aussitôt mes
doutes. C'était bien l'homme en noir, et j'étais peut-être un peu trop
contente de le revoir notais-je ! Nous échangeâmes quelques civilités,
avant que ses propos ne deviennent moins anodins.
Il
se disait content de moi ! Qu'entendait-il par là ?
Qu'avais-je bien pu faire ou dire ?
Peu importait peut-être puisqu'il m'avait enfin révélé son nom : Osric…
Je
m'extirpais lentement d'un profond sommeil, marqué par d'étranges rêves.
De curieux songes, de plus en plus confus à mesure que se dissipaient
les brumes qui entourent l'esprit au réveil. J'y avais croisé, je crois,
l'homme en noir, enfin, Osric…il m'offrait un anneau d'argent…je baissais
machinalement les yeux sur ma main droite et y constatais la présence
de la bague. Alors je n'aurais pas rêvé ? Mais…oh, qu'y pouvais-je ? Rien
! Alors, autant attendre pour comprendre !
La journée s'étira tranquillement jusqu'au moment où je croisais Yarick
pour le déjeuner. Une voix, dont j'étais certaine qu'elle provenait de
l'anneau, me murmurait de me méfier de lui, que ses ambitions étaient
opposées aux miennes. Pourtant rien dans son attitude ou ses paroles ne
laissait transparaître de telles intentions. Je tâchais d'étouffer
la petite voix pernicieuse qui s'insinuait malgré moi dans mon cerveau
et terminais mon repas. Tout le reste du jour, dès que j'approchais Yarick,
cette même litanie reprenait encore et encore, jusqu'au moment où celui-ci
me dit avoir eu une vision : mon père, prisonnier, qui lui demandait de
l'aide, et lui suggérait d'utiliser le Joyau du Jugement pour cela.
…pourquoi
lui et pas moi ? pourquoi le Joyau ?
Pourquoi s'adresser au fils de son vieil ennemi ?
Parce que ce n'était pas vraiment lui ? Parce que Yarick mentait ?…
Je
suivis donc Yarick jusqu'au bureau de Random et l'écoutais argumenter
pour obtenir le Joyau. Il expliqua qu'il pensait pouvoir aider à retrouver
Corwin en passant la Marelle avec la pierre. J'étais dubitative…et sur
mes gardes ! Le Roi fut pourtant probablement intéressé car s'il ne nous
confia pas la pierre, il accepta de voir tenter l'expérience. Dans la
soirée, nous descendîmes donc l'interminable escalier qui conduisait à
la Marelle. Une certaine émotion s'emparait de moi, un mélange de crainte
et de satisfaction, peut-être trouverais-je aujourd'hui le courage d'affronter
le tracé enchanteur…Mais là n'était pas la raison de cette longue descente
dans la pénombre, et je ne croyais pas à la bonne foi de Yarick. S'il
s'était vraiment agit de sauver mon père, pourquoi s'adresser à lui ?
! La présence de Random et Gerard me semblait rassurante, et je fixais
presque sans inquiétude la lumière bleue qui se dégageait derrière la
porte qu'entrouvrait le Roi. Lorsque Gerard pénétra à son tour dans la
salle, un crépitement violent submergea soudain l'atmosphère, la Marelle
s'embrasa et de ses flammes émergea un homme aux cheveux roux et au regard
satisfait, Brand. Gerard était pétrifié, le joyau pulsant entre ses doigts,
Random tout aussi immobile. Une même pensée s'empara à cet instant de
Yarick et moi : se saisir du Joyau du Jugement. Ni Gerard ni Random n'étaient
en mesure d'empêcher Yarick de réaliser son idée, et je ne voulais pas
courir le risque de ne jamais plus revoir mon père après l'avoir cherché
vainement si longtemps ! Je fus la plus prompte, et avant que Yarick ne
m'ait rejoint, je sentais déjà s'ouvrir devant moi le passage d'Atout.
Nous nous retrouvâmes tous deux dans une Ombre que je connaissais bien,
celle-là même où l'homme en noir m'avait pour la première fois parlé d'Ambre
et de ses Ombres. J'avais pourtant tiré la première carte du paquet et
ne m'attendais pas à cela ! Je ne possédais pas d'Atout de ce lieu ! Nous
aurions dû nous trouver dans mes appartements au palais ! Mais Yarick
gisait inconscient à mes pieds, et face à moi, l'homme que mes cartes
nommaient Brand, me souriait. Que croire ? !
Effectivement,
il savait pour cette Ombre, pour nos discussions…Alors il m'aurait menti…
L'homme en noir serait en réalité Brand, celui que tous pensent disparu
à jamais ?
Et ils seraient probablement plus qu'étonnés s'ils l'avaient entendu à
cette minute :
détruire Ambre pour la recréer meilleure…
Toute
cette mise en scène avait donc pour but de lui permettre de s'emparer
du Joyau dont il avait besoin…Et qu'avais-je fait ? Je m'étais jetée tête
baissée dans ce traquenard, méfiante envers Yarick, j'avais omis de l'être
pour le reste. Mon attention ne s'était même pas portée un instant sur
l'Atout que j'utilisais. Le premier du paquet aurait dû être celui
de mes appartements, mais je n'avais pas vérifié ! Je refusais de lui
donner le Joyau, je n'en avais pas le droit. Je ne connaissais pas encore
Ambre, mais je désirais plus que tout parcourir sa Marelle et découvrir
ce royaume. Les décennies écoulées sur terre me paraissaient être une
autre vie et au fond de moi, un instinct puissant me criait que j'appartenais
à cette contrée. En reculant, je me heurtais à Yarick qui s'était relevé
sans que je l'entende. Il croyait probablement que je m'apprêtais à donner
le Joyau à Brand. J'étais prise entre Brand et Yarick, la pierre ne devait
tomber entre les mains d'aucun des deux. Pourtant loin de prêter attention
à Brand, Yarick me fixait, et avec horreur je compris pourquoi. Je ne
pouvais plus bouger, plus du tout. J'apercevais la lueur rouge du Joyau
du jugement dans ma main gauche, et j'étais paralysée. Yarick tendit le
bras et… A l'instant même où Yarick touchait la pierre, je m'éveillais
en sueur dans mon lit. Dehors le soleil brillait à son zénith…
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