- Marelles -

     J'étais à la fois terrifiée et fascinée. Debout dans les profondeurs du château, où les ténèbres reculent devant Sa magie, je contemplais la Marelle. Combien de fois n'avais-je pas imaginé, rêvé cet instant…retenir mon souffle et lentement avancer…inspirer profondément pendant qu'un long frisson me parcourt. Sous mes pieds, Elle prend vie à chacun de mes efforts, ma vie…mes souvenirs, bons, mauvais, surtout les meilleurs, mais toujours je ressens la détresse de l'abandon…pourtant, je continuais…encore et encore les souvenirs reviennent, les morts revivent pour un instant fugace, et disparaissent à nouveau, accroissant davantage la douleur de l'absence…jusqu'aux tous premiers instants, la forêt, le manoir, ses adieux…et pourtant il est là, debout, devant moi, Père, Corwin…après lui le plus difficile reste à faire…il me tend la main mais son visage reste impassible…est-ce une tentative de m'arrêter ou un signe d'encouragement…je posais ma main dans la sienne, chaude et forte…Je me souviens des rires ensembles…et nous marchons tous les deux, pas après pas, jusqu'au cœur de la Réalité… L'enchantement se brise à l'instant où je pénètre au centre de la Marelle.
Je suis seule. Seule, fière et bouleversée.

     Quand je m'éveillais le lendemain, je ne songeais qu'à plier bagage afin de partir expérimenter les nouvelles possibilités qui s'ouvraient devant moi. Comme je remontais des cuisines, l'impression d'être observée se fit de plus en plus pesante. Je me retournais deux fois sans succès, mais à la troisième tentative, j'aperçus une silhouette. Elle se dégagea du pilier de pierre derrière lequel elle avait trouvé refuge et s'avança vers moi. La jeune fille portait, sans trop d'élégance, une tenue de veneur. Ses cheveux bruns retombaient en désordre sur ses épaules. Malgré tout, elle dégageait une sorte de grâce animale, peut-être en raison de sa démarche étonnamment légère. Marelsa, c'était son nom, disait être la fille du prince Julian. Elle avait appris que j'avais traversé la Marelle la veille, et souhaitait que je lui en parle. Elle même n'avait pas encore osé tenter l'expérience. Ces présentations m'intriguaient assez : premièrement les nouvelles allaient fort vite ici, et deuxièmement, j'avais rencontré Julian lors de la "fête" sur le port, mais sa prétendue fille n'était pas présente alors. J'hésitais quelques instants seulement avant d'accepter d'accompagner Marelsa jusqu'à la salle de la Marelle. Si elle n'était pas du sang d'Ambre, elle mourrait de toute façon pendant l'épreuve.

     Nous descendîmes donc ensemble l'escalier et parcourûmes les longs corridors humides. Avec une certaine émotion, je tournais l'épaisse clef dans la serrure et poussais la porte. Quand je pus enfin détacher mon regard de la vision qui nous était offerte, je lus le même émerveillement sur le visage de Marelsa. Sa décision était prise, j'en étais certaine. Je lui répétais donc les paroles prononcées autrefois par l'homme en noir, celles-là même que je m'étais remémorée la veille. Je la regardais poser le pied sur le tracé, et avancer péniblement. Il me semblait voir une scène filmée au ralenti, elle marchait, lentement très lentement, titubait presque, vraiment, elle tombait ! Deux cris résonnèrent simultanément dans un silence inquiétant. Marelsa était à terre, un pied heureusement toujours en contact avec la Marelle. Sa position était délicate, et elle semblait incapable de se relever seule. J'avançais en hésitant vers le début du tracé, et si c'était un piège…Mais non, c'était ridicule ! Je posais donc à nouveau le pied sur le filament bleu, oubliant les images qu'il me renvoyait, ne songeant qu'à avancer le plus vite possible, jusqu'à Marelsa. Je ne sais combien de temps il me fallut pour l'atteindre, mais elle n'avait pas bougé. Je me baissais précautionneusement et l'aidais à se relever. Elle garda sa main dans la mienne, et toutes les deux, nous terminâmes le parcours. Oh mon dieu, comme c'était dur, beaucoup plus que la première fois ! Peut-être Père était-il vraiment là pour m'aider alors…Enfin nous parvînmes au centre, et épuisée, je laissais Marelsa choisir notre destination.

     Nous étions en plein cœur de la forêt d'Arden. Marelsa paraissait encore plus épuisée que moi. Étrange endroit pour se reposer, j'aurais préféré un bon lit ! Elle m'expliqua que cette partie d'Arden était un peu son domaine, elle avait grandi là, entre les arbres, protégée par son père. De ces bois, elle connaissait tout, la moindre plante, le plus petit arbre, et la source qui coulait à nos pieds avait des propriétés régénératrices. Le son de sa voix lorsqu'elle décrivait avec chaleur la "maison" de son enfance m'avait persuadée. L'expérience que nous venions de vivre avait tissée entre nous les prémisses d'une possible amitié. Je l'imitais donc, me déshabillais et la rejoignis dans l'eau. Elle fixait son bras droit avec un étonnement teinté d'angoisse : un sillon bleu le parcourait, traversait tout son corps, pour reproduire finalement l'image de la Marelle…
Avant que nous ne puissions nous inquiéter plus du phénomène, le bruissement des fourrés alentours nous avertit d'une arrivée imminente. Le temps pour nous de nous emparer d'une chemise et nous vîmes surgir Robin, surmonté d'une jeune fille visiblement épuisée. Leurs vêtements déchirés témoignaient d'un long trajet à travers les broussailles du cœur de la forêt. Pendant que j'achevais de me rhabiller, Marelsa s'empara de la jeune femme pour la baigner à son tour dans la source. Elle la connaissait, visiblement. Robin m'expliqua, sans même prendre la peine de détourner le regard, qu'elle se nommait Neige et était la fille de Flora. Il l'aurait récupérée en Ombre… Neige était presque remise lorsque nous nous mîmes en marche vers le château. Ni elle ni Robin ne paraissaient avoir remarqué les marques que Marelsa avait involontairement laissées quelques instants apparentes au haut de ses cuisses. Elle avançait silencieusement, le front plissé par des pensées que je croyais deviner. Je faisais pourtant fausse route. Quelques centaines de mètres plus loin, quatre chevaux sortaient aux mêmes instants des fourrés pour s'avancer vers nous. Marelsa flatta le premier d'entre eux et nous invita à l'imiter avant de monter à cru. Le paysage défilait plus rapidement maintenant, et la cité d'Ambre se dessinait enfin à l'horizon.

     Comme nous n'étions plus qu'à environ une heure du palais, un duo de cavalier vint grossir les rangs de notre petite troupe : Julian et Yarick . Que faisaient-ils ici tous les deux, j'étais évidemment curieuse de le savoir mais m'abstins de poser la question. La présence de Julian avait tari une conversation déjà assez plate. Un hennissement terrifié vint soudain troubler le silence. Sous Yarick, sa monture se cabrait, menaçant à chaque instant de le désarçonner. Il tentait de calmer son cheval et leur lutte les éloignait de notre groupe maintenant arrêté. Yarick parvint finalement à maîtriser l'animal et démonta pour se rapprocher de nous. Comme je tournais mon regard vers Julian, je constatais que lui aussi avait mit pied à terre. Il observait le sol, ou plutôt son absence…une ouverture d'environ un mètre de diamètre…Le phénomène dégageait une sorte d'aura incompréhensible, probablement ce qui avait tant effrayé le cheval de Yarick. Nous laissâmes les bêtes maintenant calmées à une distance raisonnable et rejoignîmes Julian. Un silence pesant régnait, les uns craignant d'interrompre la réflexion des autres. Je parcourais l'assemblée du regard, tous les visages reflétaient la même perplexité. Et beaucoup retinrent un cri lorsque Yarick s'avança pour disparaître dans l'ouverture.