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Fête de famille -
Les
quelques secondes précédant la chute de Yarick restaient gravées devant
mes yeux. Son corps avait paru soudain s'embraser, sans même qu'il ait
le temps d'en prendre conscience ou nous de réagir ; puis, quasi simultanément,
ses traits s'étaient transformés, comme vrillés par la force qui l'aspirait.
Je chassai cette vision de mon esprit et levai un regard interrogateur
vers Julian. Il paraissait absorbé et inquiet. Tous étaient tétanisés
par ce qui venait de se produire, personne n'osait prononcer le moindre
mot.
Des bruits de sabots retentirent soudain, étrangement beaucoup trop proches
pour que nous ne les ayons entendus auparavant. Une créature monstrueuse
approchait que nous dévisageâmes tous, certains l'épée déjà à la main,
pendant que des sons sortaient de sa gueule. Des sons ou plutôt des mots,
car la bête nous expliquait qu'il était Yarick. Avant que nous ayons tous
eu le temps de croire à son explication, "Yarick" fut rejoint par d'autres
horreurs bien plus agressives : une cohorte de créatures toutes plus sombres
les unes que les autres, des chiens, des bestioles volantes au bec acéré,
et surtout deux êtres humanoïdes, sorte de version négative de Yarick
et Benedict, animés d'attentions
de toute évidence belliqueuses. Ils engagèrent
le combat et s'avérèrent heureusement d'un niveau inférieur à leurs originaux.
Un quart d'heure plus tard, seul restait Benedict, conscient de sa défaite.
Avant d'être englouti par la sombre tache qui s'ouvrait sous ses pieds,
il eut le temps, dans un sursaut de conscience peut-être, de murmurer
quelques mots incompréhensibles : " Pourquoi votre royaume….les plus hautes
sphères…chercher les origines de…"
Chacun
ayant maintenant repris son souffle et remit son épée au côté, nous
étions regroupés autour de la bête étrange, Yarick. Car nous devions admettre
que c'était vraisemblablement lui...mais le pauvre était victime d'un
sort peu enviable : selon Julian tel que nous le contemplions là, il se
trouvait sous sa forme primale et mieux valait ne pas traîner. Si Merlin
se trouvait toujours au Palais, alors peut-être Yarick avait-il une chance
de paraître sous une forme décente au dîner. Pourtant en observant Julian,
je constatai que l'Atout sur lequel il fixait maintenant son regard était
celui de Gerard…Quelque raison personnelle probablement…
Dans la cour du château, le débarquement
de notre petit groupe ne passa pas inaperçu. Apres avoir fait signe aux
gardes, Julian entraîna immédiatement Yarick à travers les couloirs du
palais, à la recherche de Merlin peut-être.
Nous restions donc, Robin, Neige, Marelsa et moi face à Gerard, dont le
regard s'attardait sur les deux jeunes femmes, cherchant peut-être à juger
si elles étaient des conquêtes de Robin ou plus vraisemblablement des
membres de la famille. Je m'acquittai des présentations, et après un regard
à Marelsa, je pris la direction de mes appartements. La jeune fille paraissait
avoir besoin de repos, le moment était mal choisi pour aborder le sujet
qui me tracassait.

Une
certaine agitation régnait dans les couloirs du palais. Une grande partie
de la famille était apparemment présente en vue de célébrer l'anniversaire
du Roi. Anniversaire…étrange…j'avais presque moi-même oublié la date de
ma naissance, comment ces gens pouvaient-ils encore célébrer ce genre
de choses ? ! Peut-être la cérémonie m'apporterait-elle une réponse. J'étais
curieuse de voir comment se déploierait la pompe royale dans les murs
du château et non plus dans une simple fête populaire sur le port. Je
fus distraite de mes réflexions par un homme roux, que je n'avais pas
manqué de remarquer mais à qui, jusqu'à présent, personne ne m'avait directement
présenté. Bleys, comme l'indiquaient mes Atouts, était bien plus séduisant
lorsqu'il baisait ma main qu'immobile sur le papier glacé de la carte.
Peut-être cette soirée serait-elle moins fastidieuse et conventionnelle
que les précédentes…
Parvenue à mes appartements, je m'attardai quelques temps sous l'eau chaude
de la douche. Le cours de mes pensées me surprenait. Depuis un an ma vie
n'était plus ce qu'elle avait été, j'empruntais un chemin complètement
différent. Durant cette année de "formation", maintes fois mes rêves s'étaient
tournés vers Ambre, ces gens, la Marelle, j'avais espéré ces instants
comme s'ils n'arriveraient jamais. Et aujourd'hui, j'étais là, songeant
déjà que ces dîners d'inquisition m'ennuyaient. L'Empreinte de la Marelle
en moi me paraissait une chose presque naturelle. Bizarre vraiment ! Peut-être
devais-je voir là la preuve de mon appartenance à cette famille si curieuse.
Pourtant songeai-je en passant une robe noire brodée d'or, je ressentais
toujours l'exaltation qui m'avait soutenue lors de mon initiation avec
l'homme en noir. C'était vrai, à ces soirées fastueuses j'étais accoutumée,
mais le pouvoir de manipuler Ombre, sentir la Marelle en moi, voilà où
était la différence, voilà pourquoi j'avais envie de sourire. Tout cela
m'ouvrait un avenir que je n'étais peut-être même pas encore capable de
rêver.
J'abandonnai ces pensées presque élevées pour me consacrer à une activité
tout aussi attrayante : compléter ma toilette par l'un des bijoux du coffret
que j'avais découvert dans un placard. Comme mon choix se portait finalement
sur un sautoir d'or orné d'une superbe émeraude, l'incursion familière
de l'esprit de l'homme en noir se fit sentir. Je reportai mon attention
du miroir vers l'image qui se formait devant moi. Il sembla apprécier
car selon ses propres mots, il devait faire vite. Ainsi, il m'ordonna,
si Random venait à mourir ou à disparaître, de prendre le Joyau et de
le lui amener. J'en étais si surprise que je restai sans voix pendant
qu'il enchaînait. Selon lui, nos petites difficultés de l'après midi avaient
pour origine Fiona. Son visage s'estompait déjà, et en scrutant le mien
dans la glace, je cherchais à en effacer toute trace d'inquiétude.
Que
ferais-je si effectivement le Roi était assassiné ? Ne devrais-je pas
faire part dès maintenant de tout cela à quelqu'un ? Mais à qui….Comment
moi, nouvelle venue, pouvais-je me permettre de recommander au souverain
de bien se garder d'une tentative d'assassinat ! Impossible.
Je
me promis donc de ne surtout pas porter le Joyau à l'homme en noir si
une telle chose venait à se produire. Tout cela ressemblait bien trop
à ce si curieux rêve collectif songeai-je en observant l'anneau à mon
doigt.

Au
vu de la foule qui emplissait déjà la salle de billard, une grande partie
des invités devait déjà être présents lorsque je les rejoignis à mon tour.
Il y avait là la famille royale au complet : Random, Vialle, Martin et
Robin ; Llewella et son protégé Yarick, apparemment remis de ses aventures
de la journée et présentant bien mieux ; Julian et sa fille, peut-être
un peu trop couverte ; Flora dans une robe superbe qui affadissait Neige
à ses côtés. Benedict se tenait quant à lui silencieux dans un coin
à l'écart des autres. Après avoir retourné son sourire et son salut à
Bleys, j'allai m'incliner devant le Roi. Il me présenta un homme d'une
soixantaine d'années, aux cheveux gris tirant maintenant sur le blanc
: Bill Roth, qui, m'expliqua Random, aurait très bien connu mon père.
Je serai heureuse s'il acceptait de m'accorder une entrevue à ce sujet
lui répondis-je. Probablement plus tard songeai-je presque aussitôt, car
Bleys s'approchait de notre petit groupe et attirait le Roi à l'écart.
La conversation connut quelques secondes de silence, avant que nous ne
reprenions sur des sujets plus que banaux. Fort heureusement, nous n'eûmes
pas à discuter longtemps de la pluie et du beau temps. Le Roi prit la
parole et indiqua que Fiona ne pouvant se joindre à nous, nous allions
passer dans la salle à manger.
Les services se succédaient, tout comme
les sujets de conversation, et si les premiers étaient justement relevés,
la finesse des seconds les concurrençait avec succès. L'attention de tous
se relâchait à mesure que les estomacs parvenaient à satiété, je ne comptais
plus maintenant le nombre de verres vidés par mon voisin ( mon record
personnel étant déjà vaincu depuis la seconde viande ). Incidemment, au
dernier entremet, le Roi invita Julian à lui narrer nos aventures de l'après-midi
afin d'offrir à tous une chance de s'exprimer sur ce fossé noir en Arden.
L'attention de l'assemblée se porta aussitôt vers notre jeune groupe et
je pus juger combien trompeuses étaient les apparences : si tous avaient
paru se détendre à mesure que l'heure tournait, ils conservaient entières
leurs facultés de raisonnement et de jugement. Je sentais, malgré la fatigue
digestive et les vapeurs de cigare, leurs yeux braqués sur nous. J'écoutai
Julian décrire fidèlement les heures précédentes. Je ne savais à quoi
m'attendre à la fin de son récit. Personne ne dit rien. Tous semblaient
peser ses mots et évaluer de potentielles conséquences. Et soudain, un
bruit de porte claquant violemment contre un mur rompit le silence. Un
homme s'avançait vers nous, son regard ne quittait pas celui de Random
: " Salut Papa !".
Random
avait pali soudainement, et Benedict dégainé son épée. Tous les autres,
et je ne faisais pas exception, dévisageaient le nouvel arrivant : plutôt
petit, il paraissait pourtant robuste. Ses yeux clairs laissaient transparaître
la morgue et l'arrogance nécessaire à une telle entrée. Ses cheveux noirs
ondulaient curieusement comme agités d'une vie propre. Random retrouva
finalement un semblant de contenance, si ce n'est d'assurance, et se tourna
vers son épouse, annonçant à l'assemblée : "Il est donc temps de vous
présenter mon fils Rock…" je baissai les yeux dans mon assiette, croyant
deviner dans leurs esprits à tous les mêmes questions qui me venaient.
Un bâtard de plus ? Voilà qui ferait probablement deux mécontents : Robin
et Martin. Mais j'oubliais la pauvre Reine Vialle dans mes comptes…
" Robin, Martin, Rock, suivez-moi ! " Le ton ne
souffrait aucun refus. Les trois garçons quittèrent la pièce, Random fermant
avec soin la porte derrière eux. Un tel départ nous laissait dans une
situation délicate.
J'admirais Vialle lorsque j'autorisai mon regard à se poser sur elle,
me souvenant qu'elle n'en verrait rien : pareille à la Reine qui m'avait
accueillie quelques jours plus tôt, elle ne semblait nullement ébranlée
et indiquait sereine, d'un geste de la main, de continuer le service.
Son assurance faisait oublier le siège vide à sa gauche, mais nul d'entre
nous n'était plus vraiment à l'aise. La conversation roulait à nouveau
sur des sujets anodins, le ton trop volontairement casuel sonnait faux.
Random réapparut seul, une vingtaine de minutes plus tard, la lèvre inférieure
fendue. Essuyant un filet de sang qui s'échappait obstinément, il porta
son regard vers Bleys : "Nous avons quelques ennuis, et puisque vous êtes
tous là, autant vous les exposer." Le tintement des couverts avait cessé
à l'entrée du Roi, mais après cette annonce, le silence atteint une qualité
particulière : le même calme qu'une heure auparavant, lorsque Random évoquait
le fossé noir d'Arden. Je sentais s'éveiller leur intérêt à tous pour
ces "ennuis" dont ils paraissaient raffoler ! Random exposa en quelques
phrases succinctes la situation et ce furent ensuite une avalanche de
questions, de suggestions et de suspicions. Les amours illégitimes et
les lois de la succession royale étaient oubliés devant un jeu dont ils
paraissaient bien plus friand : se suspecter les uns les autres, raviver
quelques tensions passées.
J'étais complètement dépassée.
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