- A travers le philtre -

     Partout dans les Ombres il y a deux constantes. Le temps et l'amour, encore que je ne sois pas aussi catégorique pour le temps, mais laissons ces questions pour le moins rhétoriques et obscures pour parler de ce que je connais. Parler d'amour revient pour moi à assez prosaïquement, parler des femmes. N'étant point réputé pour mon originalité, je ne vois pas vers qui d'autre que la femme se jetterait mon dévolu. Parler des femmes…
Pour hélas avoir passé plus de temps en leur compagnie qu'avec ces dernières, je peux vous parler des romans de la bibliothèque de Père. Ils constituèrent avec le glaive Avalonien les artéfacts fétiches de mon enfance. J'ai toujours été fasciné par la magie qui émane d'un fer fraîchement trempé, du parfum électrique de ce prolongement à présent naturel de mon bras d'arme. Si j'ai appris à forger mes propres armes, je ne fus jamais capable d'écrire. Mais ce furent ces histoires de guerres, tragédies, complots et bien sûr romances qui confrontées à mon esprit vierge d'enfant forgèrent le Ixaani que vous connaissez aujourd'hui. L'élément qui stimulait le plus mon imagination au moment béni mais fugace de mon adolescence en Avalon était le pouvoir tant surnaturel qu'absolu des philtres d'amour. Si j'avais eu le début du commencement d'une recette, j'aurais tué Père et Mère pour obtenir un des ingrédients nécessaire à son élaboration…Et Téuta aurait été la première condamnée à porter le calice à ses lèvres. Qu'elle avait divines. Je m'emporte. Voici las l'exemple d'un de mes plus grands défauts : la tendance à l'hyperbole romantique que m'ont infligée des années de lecture dans notre rustique manoir à l'isolement quasi monacal.

     Premièrement, même si je l'avais seulement voulu, je n'aurais jamais pu tuer Père et Mère. Je n'ai pas connu cette dernière, et celui que j'ai baptisé avec gratitude du nom de l'auteur de mes jours est tout simplement immortel. Bien qu'il soit impossible de le vérifier théoriquement comme empiriquement, personne ne peut tuer Benedict d'Ambre. Je ne sais quel genre de philtre saurait venir à bout de sa vigilance, son intelligence et sa dextérité. En effet, le problème des philtres est qu'ils ne s'appliquent en rien à Père. Qu'ils soient absorbés, inhalés, injectés, et ils vous mettent dans un tel état de réceptivité et d'empathie que vous succombez sans combat à la passion. Passons encore que Père se fasse attraper en ingérant un alcool frelaté avec ce genre d'élixir. Mais que sa volonté se plie sans combat à celle d'une "fichue mixture chimico-hormonale" comme il les dénomme lui même apparaît comme étant impossible…Et s'il y a combat, il le gagne.

     J'avais 17 ans lorsque je lus "Tristan et Yseult", un roman ramené de l'Ombre Terre par mon oncle Martin à mon attention. Ce roman m'enchanta tellement que je décidai aussitôt de nommer ainsi les futurs enfants que j'aurais avec Téuta, anticipant légèrement et oubliant que mes désirs, à la différence de mon sang, ne sont point Réalité. La version du philtre d'amour présenté avait pour mode d'action quelque chose de similaire à l'empreinte chez les Oies sauvages. Sortie de l'œuf, la première chose que voit le petit oisillon est assimilé à sa mère, mère qu'il suivra jusqu'au bout du monde. Le philtre de "Tristan et Yseult" agissait pareillement. Une fois ingurgité, la victime se voyait enchaînée par des liens aussi passionnels qu'éternels à la première personne passant dans son champ visuel. Les plus sages ou les moins fous auront fermé les yeux. Dans la plupart des romans, l'auteur a le bon goût de présenter aux yeux de l'innocent le beau visage d'un être du sexe opposé, en général inaccessible à notre héros pour des raisons que nous qualifierons de socioculturelles ou de tout simplement "compliquées"… Je passe outre les cas des livres que j'ai depuis honteusement dissimulés, où ce coup de foudre en bouteille utilisé par des héros (ou des auteurs) mal attentionnés touche deux personnes du même sexe voire deux individus d'espèce différente…C'est intolérable. S'ils prêtent parfois à rire, ils ne donnent que peu à réfléchir, et encore moins à rêver. J'avais bien besoin de rêve, car Téuta fuyait ma réserve et ma gaucherie d'apprenti chevalier cloîtré. J'étais de plus le fils du Protecteur, sobriquet populaire donné par le peuple d'Avalon à mon Père. Cela augmentait mon prestige mais aussi mon inaccessibilité. D'ailleurs j'étais davantage apprenti libertin qu'apprenti chevalier…

     Alors je pensais, je rêvais, je lisais pour à la fois me remplir et me vider la cervelle des tortures mentales que m'imposaient mes désirs. Combattant tous ces doutes et toutes ces frustrations, je réfléchissais aux philtres. J'arrivai à la conclusion que ces élixirs goût passion allaient au-delà de l'embarras et du tragique. Si l'auteur choisissait de placer deux héros vite désespérés dans ces solutions impossibles, il avait de bonnes raisons. C'était sans doute par sadisme, présent dans toute bonne relation humaine qui se respecte. Ou alors pour régler de vieux comptes avec sa catharsis; il exorcisait ainsi son passé par l'écriture et faisait des économies de psy, comme disait ma tante Flora, avec qui j'eus récemment une discussion à ce sujet. Mon opinion est que le Philtre n'est qu'une métaphore de la révolte. Celle qui se soulève contre la distance que les sociétés ou les circonstances imposent à des êtres qui tout simplement s'aiment. Et ne peuvent pas s'aimer librement, par respect de convenances ou pour que d'autres goûtent mieux qu'eux à l'ironie de la situation. Le héros et l'héroïne n'ont d'ailleurs accès à un philtre que lorsque l'amour est déjà partagé, curieux non ? Il n'y a pas de remède à l'amour, juste des catalyseurs.
Fort de ma réflexion que je jugeai orgueilleusement brillante, je cherchai pour Téuta et moi un catalyseur. J'eus beau faire couler de mon corps larmes, sang et sueur en son honneur, je ne trouvai en ces fluides vitaux (et Réels après tout) aucun Philtre d'amour efficace pour que Téuta ouvre les yeux, et qu'elle se dise : "Que n'ai-je point vu le charme brûlant de ce jeune homme plus tôt !". Je n'eus pas la sottise de croire que le fait qu'elle ne les ait pas absorbés y change quoi que ce soit. Echec. Je me couvris plutôt de ridicule, comme je couvrais ses mains de baisers dans mes fantasmes les plus fous ! Retour à la case départ, sans passer hélas par la case oubli. Oui, ces lectures de romans d'Ombres à coloration médiévale bercèrent mon enfance et mon adolescence. Ils ne juraient en rien avec l'ambiance verdoyante et martiale d'Avalon, la contrée dirigée par le Protecteur, celui que j'ai coutume d'appeler mon père, Benedict d'Ambre. Il était aussi en secret mon conteur et répétiteur préféré. Lorsque je me remémore ces soirées d'avant mes six ans où il prenait le temps de me lire des passages de mes livres de guerres et de bagarres favorites, j'en attrape une bouffée de nostalgie.

     Ce fut Benedict qui à la fin du tragique roman Téuta me donna la plus belle preuve d'amour. Une histoire romantique se termine mal. Ca, j'y étais préparé. Partir en Ambre entraîné de force par le Parâtre, abandonnant son premier amour, cruelle séparation déchirant deux pauvres petits cœurs m'aurait convenu. Ou alors : ma vie pour sauver la sienne, sa mort pour entraîner la mienne…Mais je ne voulais pas me résoudre à ce que cela soit une histoire sans amour partagé. Je ne voyais plus que ma déchéance ou ma disparition pour éveiller en elle un sentiment amoureux, même à titre posthume. Je réalise aujourd'hui que j'aurais obtenu la culpabilité tout au plus…

     Benedict me prit une nouvelle fois par la main, dix ans après la dernière occasion dont je me souvenais. Depuis longtemps vivaient entre nous ces silences complices et ces regards pleins de sens que savent échanger entre elles les personnes au caractère réservé, pour qui les mots ne trouvent pas d'équivalent au sens que l'on voudrait leur donner, beaucoup plus par pudeur et par respect que par timidité. Les sentiments étaient les mêmes. La miséricorde et la compréhension salvatrices, la complicité et l'amour me firent sourire. Comme tout grand général, Benedict sait prendre la parole aux moments stratégiques, et dire aux hommes le maximum de bons mots en un minimum de temps, bataille oblige…Ces mots là, ils étaient pour moi, moi seul. Mon isolement n'était plus fardeau, il était faveur. "Tu sais fils, l'élixir, quand tu l'auras goûté, il aura déjà agi.". Ces paroles, bien qu'occultes et prononcées de manière mi-énigmatique mi-narquoise, furent un précieux réconfort. Et elles ont depuis trouvé un sens, que mon Père connaissait sans nul doute, en se gardant bien de me le révéler. Pour me forcer tel le stratège qu'il est à aller de l'avant. Afin que je vive pour trouver une explication à cette phrase pour le moins sybilline… Je crois que l'ai trouvé. L'élixir naguère évoqué par Père, je crois y avoir goûté, en même temps qu'aux lèvres douces et sucrées de ma bien aimée. Mais à ce moment précis, le philtre que le destin a déposé sur la tendre bouche de celle qui serait la mère de Tristan avait déjà produit son effet !…