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     J'ai retiré deux choses de ces minutes que la Réalité transforma en éternité de souffrances : La première est que rien ne différencie un océan Réel d'un océan d'Ombre ; la seconde que l'éternité a pour les Ambriens une fin que notre Réalité n'offre pas. Ou plutôt si, elle l'offre. A plusieurs reprises même, selon les dires de ma mère. Comment ne pas la croire, elle qui par son sang est responsable de ce que j'ai coutume d'appeler de manière fort égocentrique ma malédiction.

     Je suis de ces individus considérés en Ambre, ou dans tout autre monde où la soi-disant sagesse ne masque pas totalement un redoutable cynisme, comme un pittoresque utopiste. Et comme un naïf qui ne sait pas que l'on se trouve véritablement déniaisé, non pas à la suite du premier accouplement fébrile, mais seulement passé le cap du premier et véritable chagrin d'amour. J'avais de bonnes raisons de considérer ces clichés comme inapplicables à ma petite personne. Tout d'abord à cause des traditionnelles valeurs familiales transmises de génération en génération, au point que je les soupçonne d'être moins traditionnelles qu' héréditaires, à travers la descendance de la sainte lignée d'Ambre. J'ai beau être relativement jeune et pondéré, je pense être affecté comme chacun d'entre Nous d'une dose raisonnable d'orgueil, d'égoïsme et de leurs satellites…
L'autre raison qui me poussait à ignorer ces représentations préconçues était, et est toujours ma conception de l'Amour. Je ne me reconnais à ce sujet plus aucune modération. Il doit être Unique, Absolu, et baigner dans autant de Certitude qu'il y a d'eau à Wenrebma. Je me reconnaissais cette chance : un individu mortel pouvait se retrouver influencé par le temps qui passe dans la quête initiatique de l'âme sœur. Pas moi. La seule limite que je concevais une fois l'être Aimé rencontré, c'est celle de la séparation inexorable qu'entraînerait la mort. Sa mort. J'avais résolu au soir de la vie de ma compagne, de m'enfoncer avec elle dans les ténèbres des fosses abyssales. Jusqu'à mourir du vertige des profondeurs qu'entraînent l'anoxie et les surpressions. Je la rencontrai bien plus tôt que je m'y étais attendu, vérifiant déjà un premier cliché au goût aujourd'hui amer sur l'amour…

     Elle était, ce qu'appellent aujourd'hui avec une détestable vulgarité les ethnologues et autres biologistes, une femelle dominante. J'ai pour ma part simplement constaté que c'était tout simplement la plus intelligente, la plus racée et la plus capable des Cétacés de Wenrebma et des mers alentours…J'avais été tout de suite fasciné par la danse rythmée de sa nage à travers les posidonies ondoyantes des sables des hauts-fonds de Careel, par le jeu coquin des rayons du soleil sur sa peau ivoire abondamment huilée, par la courbe parfaite de sa nageoire dorsale, par le frisson qui m'habitait lorsque me parvenaient les ondes harmonieuses de son sonar…Son nom est imprononçable par le gosier de ma forme humanoïde, et il n'a de toute façon aucun sens caché ou mystérieux. Mais Elle le portait bien. Elle était fille métisse d'un Narval gardien Cétacé cornu de l'ordre Sous-marin de l'Eglise de la Licorne et d'une Delphine "pêcheuse en ville", profession qu'elle exerçait également. La foudre faisant assez mauvais ménage avec les habitants du milieu aquatique, j'aime mieux parler d'un coup de bol ! Nous nous plûmes mutuellement et instantanément.
Malgré ma discrétion à ce sujet, elle n'ignorait rien de mon Ascendance, et sinon de l'autorité au moins de la protection dont je jouissais dans l'enceinte de la cité. En feignant d'ignorer à son tour que j'étais le fils de Llewella, Reine et Exarque de Wenrebma, elle nous libérait de toute entrave à notre amour. Nous fûmes fous. Et bientôt assurés de vivre ensemble, en rien gênés par mes obligations princières dont mon anonymat et ma mère nous protégeaient. Bien que peinée par l'injustice du sacrifice qu'imposait la conjonction de mes idéaux avec le différé de notre vieillissement, Elle accepta ma résolution lointaine mais absolue de ne pas lui survivre. A la condition qu'elle choisirait le moment, celui qui nous unirait pour toujours…J'acceptai à mon tour, frissonnant morbidement à l'idée de ce délicieux imprévu ! La vie poursuivait doucement son cours. Et nos graves réflexions étaient depuis bien longtemps dédramatisées, et plus sujet de délires verbaux que sources de soucis ou d'honneur. Sorti de son contexte et vu par un observateur extérieur, par exemple un quelconque membre de la confrérie des "revenus-de-tout", notre touchant et banal pacte d'amour faisait aussi caricatural et mélodramatique que toute histoire d'amour entre adolescents prépubères…Mais c'était le Nôtre, et il était droit et vrai. Et nous nous moquions bien des regards vitreux et apathiques des mérous de basse fosse lorsque nous batifolions dans les champs alguaires de la côte. Et nous nous fichions bien de la bénédiction paternaliste des Requins-prêtres lorsque nous nous aventurions à séjourner dans les mares salées chauffées par le soleil, apparues à la faveur du jusant dans des dépressions cannelées du littoral, et formant de délicieux petits jacuzzis riches en sels et en poissons prisonniers de la marée descendante. Nous y dissertions des heures, et n'avions encore point besoin de la bénédiction de quiconque pour souiller le tableau de ces petits écosystèmes de nos fluides corporels les plus répréhensibles…Nous étions bénis ! ! !
Ces temps furent aussi calmes que la politique des lieux, nous vivions tellement au jour le jour qu'aujourd'hui encore je considère de ne pas avoir profité suffisamment de ces moments, tant nous nous complaisions dans une paresse et un train-train qui nous paraissaient aventure. Aventure amoureuse en tout cas !

     Cela suffisait amplement à notre bonheur, mais pas à ma mère, pour qui je n'avais jusqu'alors aucun secret. Respectant mes choix, elle n'entendait cependant se résigner à l'un d'eux sans avoir la possibilité de le remettre en question. Elle m'avait conçu et voulu d'un ancien amant, mon père, un Béluga pionnier de la Rebma de la nouvelle Ambre, Wenrebma. Celui-ci ne devait hélas pas survivre à ma gestation, tant elle fut longue…Voyait-elle en moi une sorte de substitut, ou pire de souvenir d'un être aimé ? J'eus parfois du mal à comprendre le sexe opposé. Je ne compris jamais les mères…Je savais fort bien qu'elle n'accepterait pas sans se battre de me voir partir prématurément. Elle n'interférerait pas avec mon intimité, non. Mais elle voulut que j'en sache plus sur moi même, mes souvenirs, et mes sentiments. Je lui répondis que ma vie avec ma bien aimée m'apprenait chaque jour de nouvelles choses à mon sujet et révélait le meilleur de mon essence. Elle me persuada en frappant le shiatsu mental de la faiblesse héréditaire familiale que j'évoquai tout à l'heure : l'orgueil.

     La conversation que je vais vous retranscrire ici a été traduite du sonar par mes soins. Ma mère était sous sa forme marine, une sorte d'intermédiaire entre le Dauphin souffleur et le Combattant. Entre le peuple Poisson et le Cétacé. Entre celui qui quitta l'eau, et celui qui y revint…Elle présentait un corps de Cétacé, avec le nez fin et typiquement arrondi des Dauphins dont j'avais hérité, et les nageoires rayonnantes drapées d'épiderme écailleux d'un vert profond et brillant qui m'avait été épargnées ! Je ressemblais personnellement pour la forme à un Dauphin d'un fort beau gabarit, mais tenais de mon père la blancheur diaphane des Bélugas apparaissant presque vert phosphorescent dans les sombres profondeurs. J'avais été initié par convenance et "au-cas-où" à la forme humaine par ma mère, mais détestais ce corps si petit, si inesthétique d'où dépassaient quatre membres étirés tels des pattes d'arthropode de cauchemar, une tête surgissant du corps telle la poignée de la porte de l'enfer, et un sexe flacide entouré d'une cohorte de poils pelviens..euh pubiens plantés autour de celui-ci tels les tentacules avides du péristome d'une anémone de mer (je compris plus tard que ce n'était pas les tentacules pileux les plus avides !). La nécessité pour les habitants humanoïdes de Wenrebma de se vêtir m'apparaissait maintenant évidente : non seulement c'était potentiellement choquant pour les peuples de la mer, mais en plus, ils devaient avoir fort honte de leur anatomie. J'ai été par la suite forcé d'adopter durablement cet "aspect". Adaptation favorisée par une découverte d'importance : les mystères du corps humanoïde féminin… J'étais alors déjà bien heureux d'être un homme. Chez les Cétacés, la graisse est harmonieusement répartie sur tout le corps, donnant à la peau une douce élasticité, une texture huileuse et une odeur musquée et protégeant le corps entier contre les chocs et la déperdition de chaleur. Chez les humains féminins, elle est majoritairement répartie en deux appendices plus ou moins protubérants jaillissant telles deux têtes de poulpes gélatineuses du thorax par la face ventrale. Cerise sur le gâteau, ils sont ornés d'un petit mamelon coloré chacun, tels…deux cerises sur deux gâteaux ! ! ! Je ne vous parle même pas de l'appareil génital qui est lui aussi (heureusement) partiellement occulté par une forêt pileuse sombre, semblable à un byssus. La présence de celui-ci ainsi que la fragrance qui en exhale confirme bien son appartenance au groupe des mollusques…On ne remarquera jamais assez la faculté d'adaptation à des conditions défavorables des êtres sentients, puisque je m'y suis fait… Foin de digression donc, la conversation…
Ma mère ne pouvant me prendre par les sentiments, elle m'attrapa à l'orgueil, comme la murène mord au détour d'une anfractuosité rocheuse. Le sonar est une langue qui ne permet aucun sous-entendu. Ma mère était la seule à pouvoir accomplir ce prodige :

     " Galaak, mon enfant, tu découvres grâce à l'amour de cette jeune Cétacé la manière dont ton corps et ton âme sont aspectés. Mais tu n'es pas seulement corps et âme. Tu peux grâce à moi échapper à ta famille, mais je ne puis te soustraire à ton Sang qui est le mien, et avant tout celui d'Ambre. Ta bien aimée et toi ne pouvez ignorer que tu es aussi emprunt de surnaturel. Et c'est hélas un aspect qui risque de t'ennuyer si ne tu t'en préoccupes pas au moment de prendre d'importantes décisions concernant l'avenir de ton existence."

     " Que dois-je faire mère ? Comment prendre ce paramètre en compte ?"

     " Il y a un moyen de le prendre en compte. Et de simultanément refaire le point complet sur ta vie, tes sentiments, ton histoire, tes souvenirs. Ainsi que d'acquérir la possibilité unique de pouvoir, si tu le désires, modifier le cours de vos vies…"

     " La Marelle " fis-je.

     La Marelle en effet était le moyen que proposait ma mère. Je m'y attendais. Mais comment comptait faire ma mère pour que ce Tracé mythique et tout puissant, garant de l'existence même de la Réalité, me rende visite et s'offre à moi ? La Marelle existait en Ambre sous la forme de quatre avatars, pour les quatre éléments de la matière et de l'énergie réelle. Ainsi l'avait voulu la Licorne. Des quatre éléments, seule la Marelle d'Eau choisissait ses initiés, et semblait capable de discernement et d'intelligence. Si je devais m'initier, je n'en désirais aucune autre. J'avais conclu sans trop de réflexion à ce sujet il est vrai, qu'elle ne me visiterait point tant que je refuserais non pas mon identité, mais mes responsabilités vis à vis de ma famille Réelle. Ma mère n'y pouvait peut-être rien ? Sa visite ne dépendait finalement que de moi ! ! ! C'est l'idée de pouvoir commander à cette Puissance de venir à moi m'offrir ses Pouvoirs que ma mère a provoquée, j'en suis aujourd'hui persuadé. C'était plutôt bien joué. Une caresse à l'orgueil qui précipita une blessure à l'âme…

     C'est un soir d'été où nous avions taquiné le homard en compagnie de nos amis les Orques pour qui cette nourriture constitue tout juste un apéritif, qu'après une course haletante avec Elle et nos amis, nous ressentîmes le besoin de reconstituer nos stocks d'oxygène. Alors que j'ouvrais mon évent, remplissant mes poumons d'un air chaud moite et salé, j'entendis trop tard l'avertissement aux accents caverneux des Orques. On me raconta par la suite que je fus happé par un gigantesque serpent de mer semblant constitué d'un fluide à mi-chemin entre le métal liquide et l'eau de source. Celui-ci me traversa en quelques heures alors que je restai inconscient entre deux eaux. Je n'étais absolument pas inconscient. Je ressentais. Je ne m'inquiétais pas outre mesure des cris stridents d'appel de ma compagne et des Orques. La Marelle ne me laissa pas l'occasion de m'inquiéter lorsque l'une des Orque tenta de me libérer de ce courant qu'elle avait sans nul doute jugé maléfique. Comment vous l'exprimer…Oui, La Marelle n'entravait nullement mes perceptions mais accaparait toutes mes sensations. Alors qu'un drame se jouait devant mes yeux, mon esprit était focalisé sur ma vie. Je la revoyais plus que je m'en souvenais, mais je la ressentais plus que je la revivais. Plus intensément. Heureusement, cela fut agréable, puisque j'eus une enfance et une vie finalement très heureuses. Jusqu'au moment où je ressentis avec un décalage de plusieurs heures la peine de la mort aussi brutale que surnaturelle de mon amie l'Orque (au nom lui aussi imprononçable mais jamais oublié) et la culpabilité de ne pas les avoir informés d'une telle éventualité. Elle, connaissait bien sûr mon rang, mais Elle comprit trop tard pour notre amie ce qui se passait réellement. Après plusieurs longues minutes de crainte pour ma bien aimée, le serpent bleuté me quittait, me laissant marqué à jamais de son Empreinte. Connaissant les propriétés inhérentes à l'achèvement de l'épreuve, je me téléportai rapidement près d'Elle. C'était l'aube. Ma mère nous reçut dans le riche palais de Wenrebma, bâti selon les lois de l'architecture humaine mais épicé de constructions tantôt alguaires ou récifales, tantôt plus…merveilleuses. Elle tenait à m'initier à ce que l'on choisit aussitôt d'appeler la nage en Ombre. Puisque peu enthousiaste, elle me fit miroiter les infinies possibilités de terrains de jeu qu'offrent les Ombres, loin des dangers des mers ambriennes et loin des obligations de bienséance de Wenrebma. En effet, je ne vous ai point dit que durant les heures que prirent ma traversée, un nombre important de Poissons aux yeux-de-miroir montant la garde dans l'océan autour de la Cité avaient dévoré la scène de mon initiation avec avidité, attirés par les effets Marelle et comme aimantés par le délicieux parfum de la Réalité. Ils n'avaient pas manqué de le rapporter à leurs maîtres, prêtres, notables et soldats de la ville, qui s'étaient massés en un banc massif ma foi représentatif de la kyrielle d'espèces vivant à Wenrebma…C'était bien ce jeune Dauphin blanc sociable et paresseux qui traversait une Marelle. La conclusion était évidente. Les prêtres de la Licorne ne s'y étaient pas trompés !

     J'acceptai donc la proposition de ma mère, et commençai mon apprentissage de bonne grâce. Ma mère prit le commandement et nous transporta dans un lieu, s'il ne m'était pas familier aurait pu être une section du Cauldron stream, un courant chaud chargé en krill au sein duquel les Baleines aiment à se laisser transporter. J'étais en Ombre. Ah. J'appris rapidement à en avoir confirmation en faisant appel au dessin mental que la Marelle de l'Eau avait laissé dans mon esprit. Il était la clé de détermination d'une succession de paramètres ahurissants définissant chaque Ombre. Il suffisait juste de modifier progressivement certains paramètres en faisant attention à d'autres. Chaque paramètre dans les Ombres à proximité d'Ambre étant aux dires de Llewella une légère fluctuation de ceux définissant Ambre. Je n'avais jamais pu le vérifier par moi-même, tant évoquer et utiliser la Marelle près de la Réalité était difficile. Ce qui me frustrait beaucoup. Ainsi pour quitter Ambre, nous devions utiliser l'un de ces vitraux colorés des appartements royaux du palais qui, créé par un artiste des Atouts, était en fait une porte vers une Ombre aquatique non loin d'Ambre. Je voulais quitter et retrouver Ambre à terme par mes propres moyens. Et j'y travaillai activement dans une Ombre au cours temporel favorable où nous avions choisi de séjourner quelques temps. Elle s'appelait Kiane et était habitée par de gigantesques bancs de calmars flottants, couvrant la mer et prenant les bateaux au piège des mois durant. Nous aidions ces marins des semaines durant à effectuer des allers-retours entre deux îles, la première où les Kianais vivaient jusqu'alors s'enfonçant peu à peu dans la mer. A ces raisons humanitaires il faut ajouter un grand intérêt de notre part pour la chair ferme du calmar. Je profitai d'un besoin de sommeil moins important pour effectuer de fatiguants essais de retour vers Ambre, à partir de cette Ombre. Une fois mon énergie épuisée, je retournai flotter doucement près de la forme chaude et rassurante de ma compagne et y trouvai un sommeil réparateur. Et chaque jour reprenait le rythme banal de nos sorties le jour, et de mes recherches nocturnes.


     Un soir je réussis ! Forçant de toute ma volonté, sans cesser de me déplacer entre les arches accidentées des fonds troubles entourant le lagon à l'intérieur duquel Elle avait trouvé refuge pour la nuit, j'apprenai au tissu d'Ombre à jouer selon mes propres règles…Je ne sais s'il avait glissé, plié ou s'était déchiré , transmuté, métamorphosé, déguisé pour me satisfaire, mais j'avais troqué les eaux troubles et agitées par les vagues venant se déchirer contre la barrière de corail contre des eaux chaudes et claires. Victoire ! Je poussais un salmigondis d'ondes soniques de triomphe, n'évoquant en rien vos tentatives glougloutantes de chant subaquatique en baignoire. Une autre série de coups saccadés de nageoire caudale, et j'étais rendu en Ambre, près de la côte aux plages inhabitées du désert des Terres brûlées. Sous l'influence climatique de la Marelle du Feu. Beurk. Je remontai à la surface exténué, mais heureux, avec une idée en tête, aller pavoiser auprès de mère. Hum, pas facile, épuisé mais fier, j'étais tout de même à une semaine de nage effective de Wenrebma. Me restaient les Atouts. Où me direz vous, un Cétacé dépourvu de poches range ses précieuses cartes ? Je vous trouve bien indiscrets !
Bon, c'est un secret de famille, mais approchez, je vais vous mettre au parfum…J'ai bien pensé à me tatouer un certain nombre d'entre-eux directement sur le corps, mais ça présente de nombreux désavantages : tout le monde connaît vos relations, il faut être contorsionniste pour en voir certains (hé oui, avoir un cou présente certains avantages), et on ressemble assez vite à un modèle de course sponsorisé par la "Amber Corp.". Non, la ruse consiste à se créer une petite poche sous la peau, isolée par du tissu conjonctif et graisseux. Bon évidemment, prendre ses Atouts dans l'urgence relève de… euh… Une métaphore que vous, habitants de l'Ombre Terre puissiez saisir… Ah oui : c'est comme de devoir répondre à son portable qui sonne dans la poche intérieure zip de sa parka en plein hiver avec les mains munies de moufles. J'appelai donc mère. Pour réaliser qu'Elle pourrait venir à s'inquiéter. Bah, une heure de plus ou de moins, j'étais rentré plus tard. Je sentis les basses grinçantes de mon sonar monter dans ma gorge avant de réaliser vraiment l'énormité et la fatalité de l'erreur que je venais de commettre. Je poussais de tels cris de rage contre moi même que je m'en arrachais bientôt les cordes vocales. J'eus beau nager de toutes mes forces, tenter de surimposer l'image de la Marelle à l'étreinte d'angoisse et de désespoir comprimant davantage mon cœur que les pressions écrasantes des profondeurs, je ne parvins pas à quitter Ambre durant les deux minutes trente quatre secondes que constituaient la soixantaine d'années qui se passaient en ce même instant sur Kiane, Ombre au cours temporel rapide.
Ces secondes, si courtes, si longues, furent mes derniers instants de répit avant que les affres du chagrin et de la culpabilité me hantent durant l'éternité dont je suis aujourd'hui revenu. Plus fort, et moins fier. Je passai ces quelques minutes à ne pas penser, à agir. Fonçant à travers les nuages obscurs de plancton, fendant la houle, me fracassant le nez contre les dunes fossiles des bancs de l'avant-plage, priant qu'il soit plus simple de les transpercer que de quitter la Réalité. A ne pas penser appeler et trouver ma mère. Elle aurait trouvé la solution, peut-être. Aujourd'hui encore je ne lui ai rien dit, et n'ai toléré aucune question sur le sujet. Je suis sorti des eaux, et ai commencé une nouvelle vie, condamnant celle-ci à l'oubli, essayant d'empêcher les mauvaises pensées d'émerger…
Qu'avait Elle ressenti ? Abandonnée sa vie durant ? Qu'avait-elle fait le matin dans le lagon de Kiane ? Avait-Elle compris ce qui s'était passé ? Etait-elle encore persuadée après des années d'oubli que jamais je ne l'abandonnerai ? On peut abandonner, mais pas oublier. Même, s'il ne faut pas, si l'Amour est trop souvent mémoire. Comme s'il était éphémère. Mais je donnerai ma vie pour la grâce de l'oubli. La solution est simple…Mais je ne suis pas de cette trempe là.

     La mort, le pacte, vous vous souvenez ? Seul devant l'abîme, l'esprit confus, je calculai qu'il me faudrait plus de deux minutes trente et moins d'environ soixante ans pour que l'anoxie et les surpressions m'entraînent plus sûrement que les ténèbres et les fumées noires soufrées exhalées depuis la dorsale océanique. A l'instar de l'Amour, la mort n'est bonne que si elle est partagée. Je n'ai même pas envisagé d'y sombrer, inutile de se mentir. Lorsque l'on n'a plus rien, lorsque l'on croit avoir tout perdu, on ne se rend pas compte qu'il nous reste l'essentiel. La vie, elle, le sait depuis des âges, et c'est le bon vieux instinct de survie animal qui me sauva ce jour là. Pour repartir. Je sais bien que ce genre de déclaration est une autre futile barrière sémantique pour me préserver à présent plus de la honte que du désespoir qui me hante. Mais je considère avoir la grâce de deux vies, à l'instar des Amphibiens, la transition entre les deux étant un traumatisme provoquant une métamorphose. Seulement, ma forme "adulte" n'est ni plus évoluée, ni vraiment atavique par rapport à ma première forme marine. Serais-je resté le même ? D'entre tous, Elle seule aurait pu me le dire. Lorsque je regarde et que je rejoins l'océan, ces sentiments, fantômes du passé me traversent aussi sûrement que la Marelle de l'Eau. Elle me manque
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