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Le commencement -
Je
m'éveillai ce matin là dans un lieu étrangement familier. Dehors, le ronflement
assourdi des moteurs indiquait l'heure de pointe. Quelque chose clochait…Je
m'étirai en contemplant la photographie au mur et comme mes muscles s'éveillaient,
la mémoire revint.
Une fois parvenue au centre de la Marelle, épuisée, je n'avais plus eu
de pensée que pour un lit confortable et sécurisant. Pourtant le souvenir
d'avoir évoqué mon appartement sur Terre ne me revenait pas. Je me levais
et me dirigeais vers la cuisine. Pendant que chauffait l'eau, je songeais
à ma situation. Venir ici n'était peut-être pas la meilleure de mes idées.
Yarick devait être en Ambre lui, et avait probablement déjà décrit l'intervention
de Brand. Etre absente lors de ce récit pourrait passer aux yeux de tous
comme une fuite, un aveu de complicité.
Céréales et brioche étant depuis longtemps périmées, je me contentai d'une
tasse de thé, et me dirigeai vers la salle de bain. Je me déshabillai
et me laissai aller au plaisir d'une douche chaude. Les paroles de l'homme
en noir sur la différence de flux temporel entre Ambre et l'Ombre Terre
me revinrent en mémoire. Voyons, je me sentais plutôt reposée…disons,
une douzaine d'heures de sommeil…cela devait en faire environ quatre pour
Ambre, soit le tout début d'après-midi. Si je reparaissais maintenant,
je conservais quelques chances de n'être pas trop soupçonnée. J'attrapai
donc une serviette et retournai jusqu'aux vêtements éparpillés sur le
sol. Mes cartes se trouvaient bien là. Parcourant le paquet, j'en tirai
l'Atout de mes appartements du palais. Je me concentrai sur la carte,
le foyer de la cheminée s'anima d'une flamme agréable, j'étais de retour
en Ambre. Et la lune se dessinait haute dans le ciel… j'avais dormi bien
plus longtemps que je ne l'imaginais !
Le
carillon sonna cinq heures. Habillée, coiffée, je tentais de tuer le temps
en m'absorbant dans la lecture. Mais sans arrêt, mon esprit errait vers
la matinée à venir. Le carton d'invitation trouvé sur ma table de chevet
ne semblait contenir aucune menace, pourtant…je redoutais ce petit déjeuner
familial. J'ignorai quel récit Yarick avait fourni, ce qu'avait inventé
Flora, quelles réflexions ma disparition avait suscitées, et je ne savais
qui interroger, encore moins quel mensonge inventer pour les convaincre
puisque la vérité ne leur paraissait pas crédible !

Je
fus évidemment ponctuelle. Dans la grande salle, une lutte silencieuse
et discrète se déroulait. Random était là, entouré de sa femme et de Robin,
mais ce n'était pas son attention que se disputaient ses frères et sœurs.
Ils tournoyaient autour d'Eric, et Yarick à ses côtés semblait apprécier
plus encore ces prévenances. Je notais seulement alors que mon arrivée
n'avait été ponctuée d'aucun silence glacé, d'aucune remarque acerbe ou
perfide. M'étais-je inquiétée sans raison ?
Llewella se joignit à nous la dernière, et Random prit la parole.
Bien que faisant leur cour ailleurs, tous respectaient peut-être encore
son autorité, car ils se turent pour écouter le Roi exposer la situation
de Deirdre. Un soupir de soulagement faillit m'échapper. A les ouïr proposer
les uns après les autres des châtiments de plus en plus affreux, je remerciais
silencieusement l'âme charitable et inconnue qui m'épargnait la curée.
Coupant court à une suggestion incongrue de Robin, Eric éleva la voix
: "Depuis quand les gamins sont-ils invités à prendre part aux conversations
des adultes ?" jeta-t-il à l'assemblée, son regard s'attardant successivement
sur Robin, Neige, Marelsa et moi. " Tu devrais nous épargner ces bêtises
Robin, cette discussion stérile ne déterminera en aucun cas le châtiment
de Deirdre, celui-ci relève du souverain légitime. C'est ce point que
nous devrions aborder maintenant."
Un silence lourd de sens s'abattit sur l'assemblée. Nous savions tous
plus ou moins consciemment que Deirdre n'était qu'une excuse afin d'aborder
plus tard la véritable question. Eric vivant, devant qui de lui ou Random
devions-nous ployer le genou ? Random, désigné sans un mot par la Licorne
? Ou Eric, Roi autoproclamé mais décédé au combat ? Leurs prétentions
à tous deux étaient fondées, et les arguments fusaient maintenant, hypocrites.
Chacun soulevant sans trop s'avancer, qui un point juridique, qui un fait
d'arme, et curieusement, Random restait silencieux.
"
Ces querelles intestines ne nous valent rien" énonça-t-il finalement d'une
voix de monarque, coupant court à toute protestation. " Quelques années
seulement en arrière, ces conflits manquèrent de nous mener à la destruction
d'Ambre. Et personne ici n'en est plus responsable qu'un autre. Nous avons
choisi de tirer les leçons de cette page d'histoire puis de remettre les
compteurs à zéro. Aujourd'hui nous retrouvons un frère, et cela ne doit
point nous diviser. Cela ne doit pas permettre non plus aux Cours du Chaos
de renouveler leurs intrigues contre Ambre. Nous continuerons de présenter
un front uni, et le ferons savoir. J'accompagnerai ainsi qu'Eric l'ambassade
qui devait partir pour les Cours."

C'est
ainsi que le lendemain matin, un petit groupe de cavaliers départit d'Ambre
alors que le soleil se levait à peine. Random et Eric en tête, leurs chevaux
rigoureusement à la même hauteur, leur vêture pourtant adaptée au voyage
trahissant leur rang, et nous, suivant, en ordre dispersé. Flora, somptueusement
habillée encore une fois, s'acharnait à maintenir Robin dans les limites
de la convenance. Neige à ses côtés avançait, muette et taciturne.
Yarick remonta pour parvenir presque à hauteur de son père. J'aurais aimé
pouvoir en faire autant. Qui sait si cette visite aux Cours du Chaos ne
m'en apprendrait pas plus sur lui. Selon l'homme en noir, c'était là-bas
qu'il avait fait sa dernière apparition. Mais là n'était pas la raison
qui poussait Random et Eric à ce déplacement. Les incursions de Brand
et Deirdre depuis l'Abysse avaient probablement retenti jusqu'à l'autre
bout de l'Univers, ou pire, y avaient discrètement pris leur impulsion.
Malgré les relations courtoises que s'efforçait d'entretenir Random avec
son homologue des Cours, il lui fallait s'en assurer.
Nous nous rapprochions du cœur de la forêt d'Arden, et bien qu'il fasse
maintenant jour depuis plusieurs heures, la lumière perçait difficilement
l'épais feuillage. Resserrant ma cape autour de mes épaules, je m'interrogeai
sur le temps encore nécessaire avant de pouvoir commencer à manipuler
Ombre. J'espérais que nous émergerions en un lieu un peu plus chaud !
Mon esprit lui vagabondait déjà. Portée par l'enthousiasme que suscitait
ce premier grand voyage, même l'idée des questions restées en suspens
à mon propos ne parvenait pas à ternir ma bonne humeur. Après tout, personne
n'avait jugé nécessaire de m'interroger plus avant, peut-être ne disposaient-ils
pas d'arguments suffisants. La voix de Random mit fin à ma rêverie. Nous
étions maintenant suffisamment éloignés d'Ambre, je pouvais commencer
le voyage. J'ouvrais un instant des yeux ébahis avant de me ressaisir
et d'obtempérer. Se concentrer, éviter de songer aux raisons qui poussent
Random à me choisir, se concentrer.
Le
soleil déclinait progressivement sur l'horizon, nous avions déjà fait
halte par deux fois, et pourtant notre itinéraire était toujours sous
ma responsabilité. Avec le temps venait l'assurance, et je m'enivrai progressivement
de la sensation de puissance que procure la Marelle sur notre Univers.
J'avais commencé par de délicats changements, le souvenir de mes mésaventures
avec la Marelle brisée étant encore vivace. Mais rapidement, l'ascendance
évidente de la Marelle m'était apparue, et poussant de plus en plus loin
mes tentatives, je découvris comme certaines modifications peuvent être
difficile. J'entrepris même une fois un glissement trop important auquel
je dus renoncer. Et finalement je compris. Plutôt que de transformer en
bloc l'environnement, il m'était bien plus aisé de modifier successivement
une foule de petits détails. Lorsque je m'y employai, le voyage devint
plus fluide, plus rapide aussi. Progressivement je prenais de l'assurance,
les manipulations mentales m'apparaissaient de façon
plus évidentes, s'automatisaient, et nous gagnions encore de l'allure.
Sensation grisante à laquelle je me laissai aller. Trop peut-être. Trop
vite en tout cas. Car un regard étonné de Random mit fin à mon ivresse.
Je conservai donc le même rythme, consciente de pouvoir faire encore mieux.
Mais une petite voix, celle de l'homme en noir peut-être, me murmurait
qu'alors, je devais garder pour moi cette découverte. Je m'appliquais
donc à poursuivre le voyage.
La
nuit tombait lentement quand soudain la terre se mit à trembler. Je sentis
peser sur moi des regards étonnés, voir courroucés que je leur joue un
tel tour. Mais je n'y étais pour rien. Nous arrêtâmes les chevaux paniqués
pour démonter et les calmer. Le sol vibrait toujours, de plus en plus
fort. Le phénomène ne ressemblait pourtant pas à un tremblement de terre.
Je scrutai l'horizon vierge du regard et un murmure à mes côtés
me signifia que Neige avait également aperçu l'objet qui émergeait lentement
du sol à une centaine de mètres. Un tombeau.
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