- Brand !!! -

     Après avoir pendant quelques instants parcouru du regard le fascinant Tracé qui serpentait sur le sol, je décidais de retourner sur Iago et de prendre quelques heures pour réfléchir au contexte général. Je possédais certainement des informations dont j'avais mal évalué l'importance : le matin même, je m'étais encore une fois réveillée avec le sentiment d'avoir rêvé la solution du puzzle. Je demandais donc à la Marelle de nous ramener. Et me ravisais au dernier moment ! Un étrange pressentiment m'avait arrêté. Je me contentais donc d'observer et poussais un soupir de soulagement : toute une armée avait pris possession des lieux. Des hommes aux couleurs d'Oberon saccageaient, pillaient, menaçaient mes gens pour leur faire avouer où je me trouvais. J'allais interrompre le contact, lorsqu'un soldat vêtu de vert et or, traversa mon champ de vision en volant. Montés sur deux magnifiques chevaux, Dalt et Rinaldo se frayaient un passage à travers la troupe. Un spectacle fort distrayant, quoique assez sanglant, mais j'en avais soupé des troupes envoyées à mes trousses ! Je sortis mon jeu d'Atout et en tirais celui de Rinaldo. Le contact s'établit presque immédiatement:
    "_ Rinaldo, bonjour !
     _ Ah, Lycia ! Tu tombes bien…
Je l'interrompis alors qu'il plantait une dague dans la gorge d'un garde.
     _ Oui, je sais. Je vous remercie de ce que vous faites, mais c'est inutile. Je ne pense pas retourner sur cette Ombre maintenant qu'Oberon sait où me trouver !"
Il m'expliqua donc que les méthodes de son grand-père ne lui plaisaient pas, ce qui justifiait sans doute le plaisir visible qu'il prenait à faire fuir la petite armée devant lui. Je le remerciais encore une fois de leur intervention et leur proposais de venir nous rejoindre, ce qu'ils acceptèrent.

     Nous marchions à travers Ombre, guidés par Rinaldo. Dalt et Robin restant muets, la conversation avait rapidement roulé sur notre parent commun. Pour mon frère (j'avais encore du mal à considérer Rinaldo ainsi), Brand était encore une fois manipulé par les Cours. Il soupçonnait une certaine Dara d'être à l'origine de ses projets, je la soupçonnais moi-même d'avoir été l'envoyée des Cours dans le passé. Et ce que m'en disait Rinaldo renforçait mon envie de la rencontrer : elle serait si dangereuse que Mandor lui-même en aurait pris peur. De plus l'accession de Ssyba au trône du Chaos serait son œuvre, sa résurrection aussi, très probablement, traduisis-je intérieurement. Mais pourquoi ? Oui, je souhaitais en apprendre un peu plus sur cette femme. Après tout, ne m'avait-elle pas proposé il y a bien longtemps une tasse de thé ?
Nous étions parvenus devant une sorte de petite forteresse et Rinaldo avait cessé de manipuler Ombre. Après nous avoir offert de nous rafraîchir, il nous invita à le retrouver un peu plus tard dans le grand salon et sortit fumer avec Dalt.

     La salle de bain était entièrement tapissée de carreaux bleus et blancs, à l'exception d'un pan de mur recouvert par un immense miroir en pied. Je m'en approchais en spéculant sur ce qui m'attendait aujourd'hui. La première fois c'était Oberon, la seconde Slug, la troisième "moi-même", la quatrième Fiona, alors qui maintenant ? Etrangement, tout restait calme. J'en profitais donc pour réajuster ma tenue et assagir une mèche rebelle. Ah! Et bien voilà…je m'en doutais. J'acceptai donc ce contact comme une fatalité, adressant un sourire au destin qui si malicieusement semblait avoir élu domicile dans mes salles d'eau. Ssyba !
Il m'observait sans rien dire, l'air songeur. J'attendis, me demandant quel pouvait bien être le but de cet entretien.
    "_ Alors, as-tu réfléchi à ma proposition ?
De quelle proposition me parlait-il ? De celle formulée récemment en Ambre ou de celle bien plus ancienne de mariage ? Mais il enchaîna, ne me laissant pas le temps de lui répondre. Ce dont je me trouvais assez soulagée ! Il discourut quelques minutes sur ce qu'il appelait la Voie, l'Agartha, etc. Appelez ça comme vous voulez, je n'y comprenais strictement rien ! Et bla-bla, il y a maintenant trois nouvelles puissances et bla-bla-bla… Oui, lesquelles ? Il ne semblait pas envisager de me fournir la réponse car il s'interrompit.
     _ Pardonnez-moi, mais je ne vois malheureusement absolument pas où vous voulez en venir !, lui répliquai-je
     _ Nulle-part, je souhaitais simplement connaître ton état d'esprit. J'ai maintenant la réponse.
     _ Parfait, j'espère que vous êtes satisfait, lâchai-je passablement agacée.
Il parut hésiter un instant puis :
     _ L'Atout de Yarick est sur le dessus du paquet, n'est-ce pas ?
Mais comment faisait-il ? Bien sûr, il avait raison, mais pourquoi me poser une telle question ?
     _ J'ai raison ?, me relança-t-il comme je tardais à répondre.
Pour toute réponse, je me contentais de hocher la tête, il semblait tellement sûr de lui !
Il fouilla alors dans ses poches et en sortit des Atouts, sept. Silencieusement, un à un, il retourna les trois premiers : la première carte représentait un homme totalement inconnu, la seconde figurait un personnage assez semblable à Rock lorsqu'il était possédé par Kells, la troisième m'arracha certainement une réaction : il s'agissait de ma "collègue" du passé (Dara ?). Puis, il dévoila le second tas, toujours aussi lentement : Corail, Latiméria, lui. Ma petite voix me soufflait qu'il ne retournerait pas la quatrième, j'en étais intimement persuadée.
     _ J'ai horreur de perdre !" s'exclama-t-il en escamotant l'Atout pour le remplacer par un autre, qu'il plaça sous mes yeux.
Le contact s'établit aussitôt, sans pourtant aucun effort de volonté de ma part. Je n'en avais pas eu le temps car bien trop surprise ! La carte représentait Cyd ! Il se tenait debout dans l'obscurité, une myriade de petites étoiles ne suffisant pas à éclairer davantage le lieu sinistre où il se trouvait. Son image paraissait se refléter à l'infini, pourtant je savais qu'il n'était pas dans la galerie des miroirs. J'aurais parié que sa représentation de papier était brûlante, car j'avais la certitude qu'il flottait dans l'Abysse. Mais je croyais également que Robin l'avait tué ! Pourtant, il était là, bien vivant face à moi, les yeux perdus dans le vide, semblant regarder au loin. Progressivement, il tourna la tête dans ma direction et sa voix me parvint, très faiblement :
    "_ Mère ?
En un éclair, tous mes anciens doutes m'assaillirent.
     _ Cyd…"
Le contact était rompu ! Mais où donc Ssyba voulait-il en venir à la fin ? Je n'avais plus maintenant qu'une hâte : rester un peu seule pour remettre les choses au clair car des idées affreuses jaillissaient sans interruption de mon cerveau.
    "_ Lycia, conclut sentencieusement Ssyba, tu vas certainement avoir un très grand rôle à jouer dans les prochains jours. Alors voilà, je sais que tu dois venir dans les Cours. Mon but était de te prévenir. Méfie-toi ! Méfie-toi du Logrus et de tous ceux qui l'ont traversé. Malheureusement ceci s'applique également à moi !"

     Assise sur le rebord de la baignoire, la tête entre les mains, je tentais vainement d'apaiser ma colère. Il ne m'avait fallu que quelques minutes de réflexions pour en arriver à cette conclusion. Ou plutôt à cette terrible certitude. Car je n'avais aucune preuve bien sûr ! Non, il était bien trop malin pour ça ! Oui, il ne m'avait effectivement jamais menti. Je le haïssais…
Et il osait prétendre avoir pour moi une affection maternelle ? NON ! Cent fois, mille fois non ! S'il s'était jamais soucié de ses enfants, il ne pouvait pas avoir fait une telle chose ! Comment aurait-il réagi si c'était moi ou Rinaldo qu'on avait clonés ? En souriant et en acquiesçant ? Oui, il se moquait de mes sentiments. Pour cette raison aussi je le détestais…
Oh oui ! Cyd était bien mon fils comme je l'avais imaginé un moment. Apprendre sa mort avait été difficile, mais nettement moins que de réaliser ce que Brand en avait fait ! Cloné ! Il l'avait cloné pour servir ses plans ! Et quels projets, mon dieu ! Modifier, effacer la Marelle ? Qu'importait maintenant ! Il était prêt à perdre mon estime et mon affection, prêt à assassiner son petit-fils, prêt à tout pour le Pouvoir !
Et Holwin, mon dieu Holwin dormait maintenant dans l'Abysse ! Inconsciente que j'étais ! Son frère déjà, alors pas lui, NON ! NON, ce n'était pas possible, il ne pouvait pas m'enlever Holwin après m'avoir pris son frère ! Et bien sûr, impossible de joindre Karadriel, impossible de savoir, sans passer par lui ! AH…JE TE HAIS !
J'avais besoin d'un verre…oublier, comprendre, chercher une autre explication…

     Je poussais la porte du salon en essayant de me recomposer un visage neutre. J'y réussis semble-t-il, car même Robin ne posa pas de question. Il était vautré, tout comme Rinaldo et Dalt, dans de profonds fauteuils, somnolent à moitié. Je traversais la pièce pour me diriger vers ce qui me semblait être le bar, gagné. J'en tirais une bouteille de Bourbon, quatre verres et interrogeais l'assemblée du regard. Rinaldo et Robin acceptèrent en souriant, Dalt se contenta d'un grognement que je décidais de prendre pour une réponse affirmative. Je tendis un verre à chacun et allais m'effondrer dans le canapé qui faisait face à mon frère. Que savait-il au juste ? Il désapprouvait les méthodes d'Oberon, mais cela signifiait-il pour autant qu'il approuvait celles de Brand ? Je décidais de garder mes soupçons pour moi et puisais des forces dans le liquide ambré :
    "_ Alors, as-tu eu l'occasion de parler à Père dernièrement ? l'interrogeai-je
     _ Non, il est injoignable par les méthodes usuelles. Le seul moyen serait peut-être les canaux noirs.
Les canaux noirs… j'étais donc supposée savoir de quoi il retournait… ou poser la question. Ce qui l'informerait immédiatement de mon ignorance . Bien, puisque lui aussi souhaitait jouer ainsi…
     _ Je pense qu'on pourrait réussir par les Atouts, en conjuguant nos efforts."
Rinaldo m'observait avec intérêt, l'air franc et le sourire enjôleur, déclenchant en moi une légère culpabilité. Mes récentes découvertes avaient peut-être ajouté un peu trop à ma suspicion habituelle.
     _ Non, ça ne marchera pas, m'opposa-t-il. J'ai déjà essayé et ça n'a rien donné.
J'avalais une nouvelle gorgée et repartis à la charge :
     _ Ecoute, on ne risque rien à essayer encore tous les deux. Qu'en dis-tu ?
Sans lui laisser le temps de répondre, je me levais pour aller m'asseoir sur le bras de son siège. Je plaçais sous ses yeux la carte de Brand et les observais alternativement en attendant sa réponse. Pour Rinaldo non plus, avoir Brand pour père n'avait pas dû être facile, ils se ressemblaient tellement ! Finalement, il posa sa main sur l'Atout. Je ne pus m'empêcher de relever ce détail : amusant comme on se comporte différemment avec la famille ! Le Rinaldo de notre première rencontre aurait effleuré mes doigts en touchant le papier glacé…
…Ou plutôt brûlant, Brand était donc bien toujours dans l'Abysse. Je sentais l'esprit de Rinaldo tentant de forcer le contact et je procédais de même sans y croire. Après quelques minutes de concentration, il relâcha ses efforts et se tourna vers moi :
     _ Tu vois, c'est inutile.
     _ Attends un instant, tu verras." , dis-je en me relevant.
J'espérais ne pas me tromper ! Je remplissais à nouveau mon verre quand le frémissement annonciateur d'un contact se fit sentir. Je posais alors ma main sur l'épaule de Rinaldo et acceptais l'appel. Brand. Je sentis une vague de colère et de rage se soulever en moi, mais j'avais décidé d'attendre des preuves. Je gardais donc mon calme, avec beaucoup de difficultés.
    "_ J'aimerais que tout le monde sorte de la pièce, nous annonça Brand.
Robin s'exécuta sans discuter ; il fallut tout le poids du regard de Rinaldo pour faire sortir Dalt. Brand semblait songeur, son regard reflétait de la tristesse. Pourquoi ?
     _ Toi aussi mon fils, lui intima-t-il.
     _ Pas question ", refusa catégoriquement Rinaldo, d'une voix qui me suggéra que, lui non plus n'avait pas eu depuis longtemps l'occasion de s'entretenir avec son père. Et ce ne serait pas pour cette fois, car celui-ci venait de rompre le contact. Rinaldo semblait consterné et me tendait son verre. Je n'avais jamais aimé boire seule…