- Réelle neutralité ? -

     Au petit matin, je trouvais Robin déjà attablé devant un copieux petit déjeuner. Il devait avoir sympathisé avec le jumeau de Napoléon et lui donnait quelques restes. J'avalais rapidement un café, un jus d'orange, quelques tartines et des œufs brouillés : nourrir mon enfant aiguisait mon appétit. Tout en mangeant, je discutais avec Robin du programme de la journée. Nous décidâmes d'aller jusqu'à la Marelle de Corwin constater par nous-même la tournure que prenaient les événements. Je confiais Holwin à Robin, en le prévenant toutefois qu'il venait juste de terminer son repas et n'était pas à l'abri d'un éventuel renvoi. L'expression empruntée de Robin m'amusa, mais je fus plus attendrie encore quand il serra mon fils dans ses bras. Autant de gestes dont je ne pensais pas Yarick capable. Décidément c'était de Robin dont j'aurais du m'enticher ! Mais mieux valait qu'il en soit ainsi, il avait déjà assez de problèmes comme ça avec sa femme.
Je considérais un instant l'animal confié par Karadriel. Il s'était révélé dangereux mais utile, je décidais donc qu'il nous accompagnerait. J'appelai la Marelle et nous disparûmes tous les quatre dans un souffle glacé.

     Les lieux n'étaient pas déserts comme lors de mon dernier passage, bien au contraire. Je repris rapidement Holwin à Robin et m'attardais ensuite à contempler le spectacle. Brand se tenait debout sur la Marelle, pris dans les glaciales flammes bleues jusqu'au visage. Il avançait, la pierre du Jugement pulsant sur son torse, libérant une inquiétante lueur pourpre. Semblable à une tornade de sang et de glace, il traversait maintenant le Premier Voile. Son pas se fit plus lent pendant quelques secondes, mes battements cardiaques eux s'accélérèrent. Enfin il repartit, un sourire au coin des lèvres, Corwin était apparu au centre du Tracé. Un Spectre de Père pensais-je aussitôt. Intéressant, Eric ressuscité dans le corps de son éternel rival…
    "_ Il ne faut pas le laisser faire !
La voix affolée de Corail venait de rompre le silence religieux qui accompagnait la progression de Brand. A ses côtés Wilson semblait prendre la situation avec beaucoup plus de philosophie :
     _ Il serait inutile de voler au-dessus de la Marelle pour l'en décoller ! A moins de pratiquer la sorcellerie interdite !"
La sorcellerie interdite…un nom évocateur auquel je ne fus pas surprise d'entendre Corail associer Fiona et Mandor. Elle jetait autour d'elle des regards angoissés, donnant l'impression que le monde allait bientôt se déliter sous nos yeux.
Au centre de la Marelle, le Spectre de Corwin, les mains crispées sur son front, semblait la proie de grandes souffrances : il luttait, certainement contre l'esprit d'Eric, pour le contrôle de son corps. C'était peine perdue bien sûr ! J'aurais voulu lui hurler d'arrêter, qu'il était inutile de souffrir plus longtemps pour un combat joué d'avance, mais le peu que je connaissais du caractère de Père me l'interdisait. Tout comme moi dans une telle situation, il se battrait jusqu'au bout, maudissant l'imbécile qui serait venu saper, et son moral et sa concentration.
Brand arrivait maintenant au Second Voile. Je retins ma respiration. Il avança, sans ralentir une seule seconde. Des gouttes de sueurs perlaient à son front, je pouvais sentir le poids de ses bottes, si lourdes, comme prises dans le béton. Voilà, il ne lui restait plus à franchir qu'une longue courbe, le plus difficile était maintenant derrière lui. J'inspirais profondément.
Corail avait disparu, laissant derrière elle, éphémère, son image rémanente aux couleurs de l'arc-en-ciel. Pour toute réponse à mon regard interrogateur, Wilson haussa les épaules. Que faisaient-ils ici ? Et pourquoi ensemble ? A ma grande surprise, Robin m'apporta un élément de la réponse : Wilson était le fils de Corail. Un renseignement certainement tiré de cette petite discussion qu'ils avaient eue alors que Karadriel m'ouvrait son cœur en ces mêmes lieux.
Quelques pas encore jusqu'au centre…
Fiona venait d'apparaître à côté de Wilson, Corail à sa suite.
    "_ Que se passe-t-il de si important pour que tu viennes me chercher jusque dans les Cours ? grondait-elle la jeune fille.
     _ L'ordre va être menacé, je ne veux pas disparaître !
Ma tante n'avait pas semblé surprise par la présence de Wilson. Je ne m'en étonnais pas outre mesure. Je soupçonnais en effet l'espionnage d'être son passe temps préféré, et, soyons juste, elle paraissait connaître très bien Corail. Après avoir embrassé la scène d'un regard, Fiona leva la tête vers la jeune fille :
     _ Tu ferais mieux de t'occuper des Cours ! " la sermonna-t-elle.
Décidément, j'étais perdue, qui jouait à quoi ici ?
Brand fournissait le dernier effort. Plus qu'un pas maintenant…
Corail et Wilson disparurent de concert.
Brand visiblement amusé faisait face à "Corwin " au centre de la Marelle. Celui-ci regardait tour à tour ses vêtements et ses mains, rouge de colère. Sa voix s'éleva, grondante comme le tonnerre, une voix qui, enfant, m'aurait terrifiée :
    "_ IL A OSE ! ! ! !
Manifestement Eric n'appréciait pas le piquant de sa situation.
Le visage de Brand affichait un rictus mi-ironique, mi-amusé :
     _ Allons donc faire un pied de nez à notre chère sœur."
Eric était maintenant seul au cœur de la Marelle, Brand venait d'apparaître derrière Fiona, souriante. Je les regardais, fascinée. Ils étaient impressionnants en cette minute. Des siècles de tensions, d'inimitiés, de trahison se lisaient dans leurs pupilles dilatées par l'excitation du moment. Tout cela ne paraissait être qu'un jeu pour eux.
    "_ Que diriez-vous d'un petit duel, chère sœur ?
     _ Retourne plutôt dans ton trou à rat !"
     _ C'est donc remis à plus tard…"
Leurs yeux ne s'étaient pas quittés et semblaient échanger bien plus que ne le suggéraient leurs paroles. Ces quelques secondes me parurent une éternité. J'avais le sentiment que cette scène reflétait leur nature, la nature même des sentiments qui animaient tous les membres de notre famille : la rivalité, toujours, pour quoi que ce soit.
Brand tourna les talons, Fiona détourna le regard, il disparut…
Eric n'avait pas bougé. Il fixait Fiona, les yeux emplis d'une rage difficilement contenue :
     _ Tout ça c'est ton idée bien sûr !
La Marelle le projeta face à sa sœur. La toisant de bas en haut, il lui cracha presque au visage :
     _ Tu n'es qu'une petite salope.
Eric-Corwin se dirigeait maintenant vers notre groupe, bientôt il nous dépassa sans avoir prononcé un mot. Après quelques pas seulement, il se retourna :
     _ Pour votre information, je vais rejoindre Oberon."
Bientôt nous ne l'aperçûmes plus sur la ligne d'horizon. Fiona aussi l'avait regardé s'éloigner. Elle avançait dans notre direction, souriante et confiante. Les derniers mots d'Eric paraissaient avoir glissé sur elle, sans l'atteindre.
    "_ J'aimerais que tu m'accompagnes dans les Cours du Chaos, Lycia. As-tu réfléchi à ma proposition ?
     _ Nous y avons pensé, et nous ne sommes pas encore décidés. Mais pourquoi irais-je dans les Cours avec vous ?
Son regard s'était brièvement porté sur ma main gauche, mais j'étais certaine qu'elle l'avait senti bien avant. Oui, elle semblait aimer jouer, particulièrement avec mes nerfs et mes pouvoirs !
     _ A qui as-tu volé cet Aiguillier ?
     _ Vous faites erreur ma tante, on me l'a confié. Je ne l'aurais pas emprunté sans autorisation.
Un sourire, que j'aurais qualifié de vicieux, éclaira son visage.
     _ Oh ! C'est qu'une réputation peut vous poursuivre pendant des siècles, tu sais…
Elle devait être satisfaite de son effet, j'étais estomaquée. De qui diable pouvait-elle tenir cette information ? Des Cours visiblement, où Ssyba venait d'être couronné Roi… Bien, elle avait su employer les bons arguments.
     _ J'irais avec vous ma tante.
Fiona avait éveillé ma curiosité. Qui pouvait avoir parlé ? Ssyba ? Je l'imaginais difficilement racontant comment je lui avais grillé le cerveau. Cette étrange femme envoyée par le Logrus pour me contrer ? Oui, la probabilité était plus grande déjà, mais pourquoi ?
     _ Parfait, j'y vais de ce pas les préparer à votre arrivée, car tu viens également Robin, n'est-ce pas ?
     _ Et bien oui, acquiesça-t-il.
     _ Très bien, quand vous serez prêts, appelez-moi !",dit-elle en s'effaçant progressivement.

     Nous nous retrouvions donc seuls au bord de la Marelle de Père. Dans mes bras, Holwin dormait toujours paisiblement. Mais il ne pourrait malheureusement pas venir avec moi dans les Cours. Découvrir l'étendue de leur connaissance sur notre histoire ou veiller sur mon enfant, le choix était difficile. Si comme je le soupçonnais, Suhuy et d'autres avaient tout découvert : voyage dans le passé, Aguilliers, Oberon, Holwin, etc. je devais connaître leurs intentions à l'égard de mon fils. Ils n'auraient en effet certainement pas pris la peine d'en informer Fiona s'ils n'avaient eu un projet en tête.
Napoléon bis émit soudain un grognement joyeux que mon premier réflexe fut de réprimer. Mais Holwin paraissait ne rien avoir entendu, et je m'abstins donc d'autant plus que…le même étrange phénomène se reproduisait. De ma main libre, je caressai doucement le poil blanc et soyeux de l'animal, lui aussi allait me quitter…Je sentais maintenant l'Abysse l'envahir et vis bientôt apparaître la fine silhouette de Karadriel. Son regard était indéchiffrable. Je m'attendais à lire de la tendresse dans ses yeux, mais quand j'y plongeais les miens, je n'y rencontrais qu'une expression polie. Il me demanda de lui confier Holwin, et je ne voyais effectivement pas d'autres solutions. Je déposais donc mon fils dans la gueule de l'animal maintenant inanimé, mon regard toujours accroché à celui de Karadriel : j'espérais qu'il savait quelle preuve de confiance je lui donnais là. En cette minute, j'aurais voulu pouvoir lui dire "je t'aime", mais il ne méritait pas un mensonge. Pourtant, au fond de moi, une petite voix me soufflait qu'il saurait me rendre heureuse, que lui seul le saurait. Mais il était encore trop tôt, j'ignorais la nature exacte de mes sentiments. Attendre donc. Toi aussi Karadriel, attends-moi…

     Holwin, Karadriel et Napoléon avaient maintenant disparu. Je me trouvais à nouveau seule avec Robin. Seule, avec un profond sentiment de culpabilité : peut-être aurais-je plutôt dû me retirer de toutes ces intrigues le temps de voir grandir Holwin ? Non, la même voix intérieure m'assurait que cela aurait été impossible : même si j'ignorais les projets des Cours, certains Ambriens étaient au fait de la pureté du sang d'Holwin et ne s'embarrasseraient pas de sentiments s'il s'agissait de prendre le Pouvoir. Non, la meilleure option possible était donc celle que j'avais choisie : tenter d'obtenir un maximum d'informations sur les intrigues en cours.