- Mandor -

     Mandor nous attendait dans une salle plus humaine que la précédente, beaucoup moins déstabilisante pour moi, à l'exception des mets peut-être. L'ambiance dégagée par le salon fleurait ces agréables soirées entre intimes où parfois le jeu des fausses confidences mène plus loin que prévu. Et bien que j'en aie pris conscience, j'en subissais malgré moi le charme. J'avais redouté ce dîner, car sans l'aval préalable de Flora nous devions surveiller nos moindres mots. Mais Mandor orienta les politesses d'usage vers un thème surprenant : Karadriel. Le regard parfois perdu dans son verre, parfois plongé dans le mien, il nous raconta comment son fils s'était progressivement éloigné de lui. Tiraillé entre ses deux parents, Karadriel avait finalement pris le parti de sa mère et Mandor depuis n'avait aucune nouvelle. Ces paroles me touchaient plus que de raison. Mon père à moi ne s'était pas posé tant de questions. Il était parti un jour pour ne jamais revenir, parti pour conquérir un trône auquel il avait finalement renoncé, il était parti et je n'avais de lui que des souvenirs, plus lointains chaque jour. Alors bien sûr, je racontai à Mandor mes brèves rencontres avec Karadriel. Je passai évidemment sous silence ce troublant lien avec l'homme en noir, scrutant dans les réactions de notre interlocuteur une expression qui trahirait...n'importe quoi…j'ignorais que chercher et Mandor conservait ce visage ouvert, cette expression retenue de père inquiet. Si ce n'était pas feint, c'était si bien joué ! Je sentais s'effriter ma méfiance, et lorsque je tentai de me raisonner, mon regard se portait plus sur l'homme que sur le père. J'écoutais d'une oreille distraite les échanges entre Yarick, Robin et Mandor. Ce dernier était étonnamment au courant des potins d'Ambre. Jusqu'à mes origines troubles qui étaient remontées à ses oreilles. Indiscrétions de Flora peut-être…Je piquais de ma fourchette une curieuse et minuscule cuisse de chair bleue. Etrange mais délicieuse, en serait-il de même pour tout ici ? Etait-ce l'atmosphère de la pièce ou cette gênante tentative de contact avec Flora qui ramenait sans cesse mes pensées plus avant dans la nuit…Je trempai mes lèvres dans un vin digne de figurer sur une grande table et tentai à nouveau de renouer le fil de la conversation. Je manquai alors de m'étrangler en entendant Robin raconter pourquoi il craignait dorénavant de jouer de malchance puisque avant de mourir Brand l'avait maudit. Mais Mandor imperturbable continuait d'écouter le gaffeur comme s'il n'avait rien noté.

     Lorsque Mandor quitta la pièce, près de deux heures déjà s'étaient écoulées. Je conservais de ce dîner une impression plutôt confuse. Une partie de moi se laissait aller aux sensations engendrées par les mets fins et une compagnie agréable ; l'autre, plus raisonnée, récapitulait le contenu de la conversation et s'inquiétait déjà du meilleur moyen d'informer le Roi que son auguste fils avait probablement laissé échapper une information d'importance. Bien loin de tout cela, la mine triste, Robin ressassait probablement les paroles de Mandor sur Neige et sa prétendue complicité avec un dénommé Despil. Cette soirée ne prenait pas le tour idéal que j'avais malgré moi imaginé, pourquoi ne pas en profiter pour remonter un peu le moral du jeune héritier !
Nous ne regagnâmes donc pas nos chambres respectives, mais suivîmes Robin jusqu'à la sienne. J'y découvris avec satisfaction un service à liqueur approvisionné de façon exotique mais copieuse, et nous portâmes le premier toast.

     J'ouvris les yeux sur un plafond inconnu. Les Cours du Chaos, Sawall, Mandor, une suite d'évènements étranges me revenaient progressivement en mémoire. Pourtant, une odeur familière flottait dans l'air. Je repoussai la couette et me levai. Toute à la satisfaction d'humer à nouveau l'odeur d'un bon café, j'ignorais la fraîcheur de la matinée et ses frissons sur ma peau nue. Une âme charitable avait déposé un plateau sur la console près de la salle de bain : une tasse de porcelaine fine, quelques pâtisseries locales, et une enveloppe. Partagée entre curiosité et inquiétude, je me couvrai partiellement d'une serviette de bain et me saisis du pli. Je réalisai soudainement la signification de ces délicates attentions : quelqu'un avait pénétré dans la pièce sans m'éveiller. Rien d'étonnant ! Je me remémorai la veille, la façon dont je m'étais laissée égarer par mes sens. Comment avais-je pu oublier les avertissements répétés de l'homme en noir !
Je décachetai l'enveloppe. Elle contenait un billet et une carte. Froide au touché, presque glacée . Le dos de l'Atout figurait un serpent, Le Serpent, ce serpent représenté dans quelques ouvrages de la bibliothèque du palais. Je tournai la carte, et n'y trouvai, déçue et soulagée, aucune figure connue. Peut-être s'agissait-il d'une de ces formes primales dont m'avait parlé l'homme en noir. Sur le billet d'accompagnement, une main minutieuse avait tracé un bref avertissement : " Attention, Martin n'était peut-être qu'un coup d'essai." Je méditai ces quelques mots tout le temps que dura ma toilette. Martin… Il semblait si différent de son demi-frère. Je connaissais peu, sinon pas du tout, le premier fils de Random. Brand avait tenté de l'assassiner sur la Marelle, là se limitaient mes connaissances. Ce bref message n'en était que plus troublant. Brand, l'homme en noir…S'agissait-il d'une mise en garde contre ce dernier ?
Déstabilisée, je n'avais pas touché au café. Il était probablement froid maintenant. Excuses peut-être pour ne pas y goûter de crainte des herbes qu'il pourrait contenir. Quand je sortis, j'avais brûlé le billet, et dans ma poche, mêlé à mes autres cartes, je conservais l'étrange Atout. Peut-être aurais-je le courage de l'essayer plus tard. Pour le moment j'espérai trouver Yarick et Robin réveillés. Nous aurions dès la veille dû prévenir Random de notre présence ici.

     Résonnant sur le dallage de marbre, un bruit de botte familier m'incita à me retourner. Pourtant rasé de frais, les traces de son réveil matinal restaient bien visibles dans les yeux encore assoupis de Yarick. Nous échangeâmes quelques mots en marchant de conserve jusqu'à la chambre de Robin, mais il ne mentionna rien d'étrange. Je m'abstins donc d'évoquer mon curieux réveil. Il avait déjà assisté à bien des scènes pouvant l'inciter à se méfier de moi, autant ne pas insister sur ce point.
Le vaste corridor restait silencieux et comme le jeune homme ne répondait pas, nous entrâmes. Etendu en travers du lit, encore habillé, le prince héritier dormait bel et bien. Son ronflement sonore me rappela qu'à notre départ cette nuit, l'alcool submergeait déjà Robin. Je laissai à Yarick le soin d'éveiller le dormeur et partis en quête d'un breuvage à même de dissiper les maux de tête dont il souffrirait probablement. Je poursuivis plus loin dans le couloir et débouchai sur une allée qui comme la veille grouillait du va et vient des domestiques. Aussitôt l'un des pages s'avança vers moi, et plongeant dans une profonde révérence, s'enquit de savoir comment m'être agréable.
    " Je cherchais un breuvage vivifiant, une boisson, dis-je en baissant la voix, qui soit à même de dissiper les dernières brumes d'une soirée arrosée et ses possibles conséquences."
Le jeune homme me sourit.
    " Si cela vous convient Princesse, je peux porter cela dans la chambre de votre ami."
Retenant pour l'instant mes réflexions, je le gratifiai d'un sourire.
    " Ce serait parfait."
Je le regardai s'éloigner dans sa livrée noire et parme. Nous étions sous surveillance ici, mieux valait ne pas l'oublier. Et peut-être ne pas s'attarder.

     Robin avait disparu dans la salle d'eau, et je trouvais Yarick seul. J'eus tout juste le temps de l'informer de mon projet d'appeler Random avant que le même valet ne toque à l'huis. Sur le plateau qu'il déposa, une seule tasse accompagnait la théière remplie d'un liquide odorant. Il s'inclina et sortit en reculant. Yarick ne fit aucun commentaire sur le service, il ne connaissait évidemment pas les termes de ma requête.
Quand Robin eut enfin acquis un état décent, je lui présentai mon Atout de Vialle, songeant qu'un regard maternel sur les frasques du jeune héritier serait peut-être plus indulgent. Avec quelque peine visiblement, Robin se concentra sur la carte. Son visage affichait presque de la contrition lorsqu'il résuma pour sa mère notre situation. Malheureusement, cela ne dura pas et Robin nous demanda de bien vouloir nous joindre à lui. Vialle se tenait debout près de Random, dans leur chambre probablement. Le visage du souverain paraissait moins soucieux que celui de son épouse, ses premières paroles se voulurent rassurantes. Robin et moi fîmes donc notre possible pour apporter des réponses satisfaisantes aux questions du Roi. Mais l'attitude de Yarick se glaça au moment où Random lui apprit qu'Eric avait quitté Ambre, et pendant quelques minutes je craignis que ce contact ne vire au sermon sur notre attitude irresponsable voire insolente. Heureusement, Yarick choisit de relâcher son emprise sur l'Atout et Random acheva de clarifier pour nous la situation sans que trop de tension ne vienne envenimer l'atmosphère. Clarifier étant peut-être un bien grand mot…A son retour au palais, Random avait en effet découvert la tête de Caine proprement tranchée et empaquetée. Personne évidemment n'avait revendiqué l'honneur. Une légère brise d'insurrection soufflait chez les princes depuis le départ d'Eric et la résurrection de Brand, bien que brève, affaiblissait encore le crédit de Random auprès de ses frères. Je comprenais mieux pourquoi le Roi n'était pas si peiné de savoir son fantasque héritier à l'autre bout de l'univers, et qui plus est en compagnie du fils de son rival. Pour ma part, j'étais trop heureuse d'être un peu oubliée dans tout cela !

     La journée s'écoula ensuite presque trop calmement. Peu après notre explication avec Random, un page vint toquer à l'huis. Mandor avait songé que nous apprécierions peut-être la compagnie d'un guide pour découvrir les Passes de Sawall…ou d'un garde m'apensais-je.

     Nous retrouvâmes notre hôte pour le dîner, dans l'une des salles les plus agréables du lieu. L'étendue de sable fin qui s'offrait à nos regards contrastait terriblement avec les pièces grandioses mais presque angoissantes que nous avions découvertes. Un soleil couchant caressait de reflets orangés les cheveux blancs de Mandor, debout près d'une vaste table. A sa gauche, bien loin des manières délicates de ce dernier, un second homme détaillait notre arrivée. La pose, nonchalante mais savamment étudiée, faisait saillir le tissu de son pourpoint ocre sur des épaules solides. Quelques mèches de cheveux bruns retombaient, désordonnées, sur des yeux sombres dont je ne parvenais pas à décider la teinte. Son baisemain un peu rude lors des présentations confirma ma première impression de Jurt. Frère de Mandor, il admirait trop son aîné pour le reconnaître et préférait sûrement s'en démarquer. Avant que nous n'ayons échangé plus que des politesses, un couple apparut soudainement sur le sable, à quelques mètres de nous. Neige, élégamment vêtue pour une fois, était accompagnée d'un homme dont les traits me semblèrent familiers. Comme il saluait le maître des lieux, le jeune galant si empressé auprès de Neige nous fut présenté comme Despil, un autre frère de Mandor. Sous le regard mi-colérique mi-renfrogné de Robin, il offrit un siège à Neige, marquant ainsi le début d'une soirée qui aurait pu être agréable. Malheureusement, la tension palpable de Robin à mes côtés ternissait le plaisir de la conversation et le ton monta progressivement entre les deux soupirants. Si Yarick et Jurt semblaient insensibles à cette atmosphère tendue, Mandor, lui, attisait parfois d'une question adroite la querelle. Si bien que parvenu au dessert, à défaut d'un gant, Robin jeta sa serviette au visage de Despil.

     Robin paraissait plus triste que furieux, aussi accepta-t-il un simple duel au premier sang. Neige silencieuse jouait les jeunes vierges inquiètes mais une lueur dans son regard trahissait assez son plaisir de voir deux jeunes hommes s'affronter ainsi tacitement pour elle. Mandor n'avait évidemment pas fait un geste pour les arrêter, tout juste s'était-il levé pour les suivre quelques mètres plus loin et tempérer leurs ardeurs en imposant un règlement. Les épées s'entrechoquaient maintenant dans un tintement métallique, rythmé par le crissement du sable sous les pas des bretteurs. Je n'aurais su dire qui prenait le dessus, mais jouant de malchance, Robin glissa plus qu'il ne l'aurait voulu sur une attaque et entailla profondément l'avant-bras de Despil. Il s'immobilisa aussitôt, et, plantant la lame de son épée dans le sable, s'inquiéta de la santé de son adversaire. Celui-ci se détourna sans un mot pour son vainqueur, puis requit de Mandor la permission de se retirer. Nous l'imitâmes bientôt : après cet acte de "bravoure" Robin et Neige semblaient sur le point de ce réconcilier, et si j'avais bien saisi les demi-mots de Mandor durant le dîner, nous nous retrouverions probablement tous deux pour le café.

     Yarick et moi regagnions nos appartements respectifs lorsqu'un petit page m'arrêta et me remit le billet attendu. Je demandai à Yarick de m'excuser et suivis l'enfant. J'espérais tirer quelques éclaircissements de la conversation à venir, car je n'avais toujours pas essayé l'Atout étranger dissimulé dans mon paquet de cartes. Je pénétrai dans un petit boudoir où je me sentis immédiatement à l'aise. Trop. J'avais suffisamment reçu dans des pièces similaires pour savoir à quel état d'esprit Mandor souhaitait m'amener. Il se montra affable, aimable en fait. Ses manières si naturelles m'étaient agréables et je retrouvai inconsciemment d'anciens réflexes. Rien d'étonnant à ce que j'apprécie sa compagnie réalisai-je soudain, cela faisait plus d'un an maintenant que je n'avais pas conversé ainsi, d'homme à femme. Nous fûmes malheureusement interrompus par l'arrivée d'une créature plus proche du dragon cornu que de l'être humain. Avant même de s'adresser à Mandor, elle se tourna vers moi :
    " Pardonnez moi, Madame, de vous importuner ". La voix était humaine mais je réprimai difficilement le dégoût que m'inspirait cette forme. Trop de souvenirs douloureux y étaient liés. J'ébauchai rapidement un sourire et m'absorbai dans la contemplation d'une sculpture multidimensionnelle. Mandor et la bête échangèrent brièvement quelques mots, dans une langue inconnue. J'attendis donc d'entendre se refermer la porte pour me retourner. Mandor se tenait près de moi, plus près que ne l'exigeaient les convenances.
    " Il me faut malheureusement suspendre pour l'instant cette si agréable conversation, dit-il en prenant doucement ma main, me pardonnerez vous ? " ajouta-t-il en la portant à ses lèvres. Bien sûr je pardonnai ! J'étais ensorcelée et j'en avais oublié de poser la question qui m'avait amenée !

     Je me tournai et retournai dans mon lit, en proie à des souvenirs mêlés d'illusions. Mandor avait réveillé en moi un instinct assoupi depuis plusieurs mois. Mon corps et ses exigences se rappelaient à mon bon souvenir. Pourtant, j'étais trop fière pour prendre les devants dans cette aventure et céder à mes propres caprices. Je me contentai donc cette nuit là d'une douche froide.