- Neige éternelle -

     Comme c'est étrange. Etrange. Cette traversée ne ressemble à aucune autre. Comme aucune autre ne ressembla à la précédente, et comme aucune suivante ne saurait ressembler à l'actuelle. Je suis sur la Marelle. La Primale. Ainsi l'appelle celui qui marche à mes côtés, en dehors du Tracé bien sûr, comme si cette immuable puissance était une vieille amie. Mais Brand d'Ambre n'est pas homme à prendre des risques lorsqu'il a de stupides gamines de mon genre à sacrifier au nom de l'initiation ou que sais-je encore, du tutorat, du parrainage, voire pire : de la bonne cause ?!? Tant que j'arpente les premiers mètres du Tracé rendus péniblement luminescents par l'obscurité vespérale, tant que je me trouve donc à sa périphérie, il pourra gentiment marcher à mes côtés, prodiguer d'aimables conseils, s'informer poliment de mes sensations. Difficile de prêter attention à son pas taquin, lorsque le mien est sujet à une attraction anormalement élevée. Gravitation sans doute expliquée par le mélange intime et désordonné de mes souvenirs et questions existentielles, m'assaillant dans un chaos antinomique de l'ordre incarné par la Marelle. Est-elle aussi troublée que moi ? A-t-elle lu en moi le germe folâtre de la rébellion ? Est-ce la raison pour laquelle elle m'envoie des souvenirs si troublants, plus forts à revivre qu'à vivre, et surtout si récents en ce début de traversée ? Est-ce parce que nous savons toutes deux que je n'irai pas au bout ?

     " Ah ! Ahahahahaahahahahaaaaaaa ! ! ! ! Holà, Pirate de pacotille, ton art au sabre ne vaut pas celui du plus jeune de mes mousses !". Archipel. L'Ombre-cadeau-de-mariage d'Eric d'Ambre. Mariage… Suis-je vraiment mariée ?
Là sous ce ciel bleu, sur cette mer de même couleur, partiellement caché derrière la grand voile de sa corvette… "Tout ce dont vous avez besoin pirates d'eau douce, c'est d'un nouveau et véritable Capitaine, d'un super héros qui vous offrira alcool, femmes, victoires, et surtout…Libeeeeeeerrrrrrrrrrtéééé ! ! ! ! ! ".
Oui, vêtu d'une redingote pourpre, d'un bicorne noir, agitant tel un hochet un sabre quelques instants auparavant mortel, il joue le pirate amateur et l'explorateur au grand cœur. Robin d'Ambre, mon mari.
     " Huiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii "
Celui que vous venez d'entendre est le cœur de son blason. Tout un symbole.
Robin. Tant d'images et de moments oscillant entre le désabusement total et quelque chose qui ressemblait au bonheur. Un prince héritier et jeune, parti idéal m'avait dit ma mère en me poussant si fort dans sa direction que nous nous heurtâmes bien des fois. Je me souviens avoir lutté pour le supporter afin que par sa naissance il me porte vite vers les plus hautes sphères du pouvoir. Puis lutté pour faire de lui le Roi d'Ambre. Puis lutté tout simplement pour le garder, lui. Léger mais digne de confiance, stupide mais courageux, fort mais vulnérable…Est-ce de l'amour ou de la honte que j'éprouve en pensant à lui ? La honte de ses comportements qui rejaillit sur moi, la honte que j'ai eue d'exploiter son innocence ? L'amour qu'il m'a malgré tout donné, que j'ai malgré moi ressenti.

     Le bruit de l'Aston Martin glissant sur le blanc gravier de la cour avait devancé l'image tant redoutée du retour prématuré de ma mère au Domaine Marouatte. Je la vis à travers la fenêtre œil-de-boeuf du troisième sortir seule et décidée de l'arrière de la Vantage, manquant de jeter à terre Gérald venu lui ouvrir la portière. Si seulement la sécurité enfant avait été active ce jour là, j'aurais peut-être eu le loisir de m'échapper…Mais comme d'habitude, mes amis Terriens étaient rétifs à une prise de contact par Atout. La femme qui monte actuellement quatre à quatre l'escalier de marbre Renaissance, avec une célérité étonnante pour quelqu'un qui porte une robe de soirée ambrienne et des escarpins assortis, est ma mère. Bien que concentrée sur la fraîcheur du mince rectangle cartonné, j'aperçois sa folle crinière dorée, rendue floue par le mouvement, poindre depuis l'escalier.
     _ " Camarade Neige !… ahrrrgg !… combien de fois devrais-je te dire que je suis prêt à installer un téléphone rouge entre nos deux Q.G, mais jamais entre nos deux esprits ! C'est horriblement..."
     _ " Plus tard, Boris ! Fais moi passer ! !" , m'entends-je hurler en souriant sur mon sort passé résonnant dans mon présent, " FAIS MOI PASSER ! ! !"
     _ " Fais moi passer, fais moi passer, t'en as de bonnes ! Et toi, fais donc passer cette migraine insupportable, j'suis pourtant vierge de toute vodka et…Neige ?"
Stupidement figée, j'écoutais la voix de Boris au delà du seuil de la carte. Ma mère m'imposait une autre discussion. Bah, un sermon pour un autre…Négligemment, je coupais le contact, soulageant mon secrétaire général de sa migraine qu'il devait maintenant avoir troqué pour l'angoisse. "Le capitalisme comme il est pratiqué de nos jours est le plus beau cadeau que se soit donné l'homme pour exprimer son égoïsme sauvage. Et il s'agit du plus gros grain de sable dans les rouages de notre machine à réveiller le cœur et la solidarité humaine." disait Boris. Vue de près, ce n'était pas un grain de sable, mais la plus fine des perles. J'ai l'honneur de vous présenter Florimel d'Ambre. Je sais, je sais, tout le plaisir est pour vous…
     _ " Neige, assène t-elle plus essoufflée par la colère que par sa course, Neige, Neige Neige Neige Neige, NEIGE ! ! ! Combien de fois ma chérie t'ai-je dit de ne pas toucher à la destinée de cette Ombre ! ! !"
     _ " Point suffisamment mère. Désolée pour votre réception."
La translation du décor est due uniquement à la gifle sèche que vient de m'administrer notre trésor de douceur national. Humiliée et en colère, je ne prête pas attention au babillage furieux et récurrent de Madame ma mère, mais distraitement aux éléments du mobilier de la loggia en contrebas que j'avais jusqu'alors ignorés. Je garde le visage détourné, l'air contrit. Je sens malgré mon détachement forcé les larmes me monter aux yeux. Je sais que d'ici quelques secondes, le ton de ma mère va baisser aussi vite qu'elle était montée jusqu'à moi, qu'elle va me prendre dans ses bras, puis me présenter à de galants et fortunés amis, bien loin d'une politique que je n'ai pas le droit de mener. Parce que ce monde que je veux changer, c'est chez elle.
Faute de mieux, car notre vraie Patrie est Ambre, la terre Réelle. Vivre y est grisant, vraiment tant l'amour que porte les infants d'Ambre à leur terre Mère est justifié. Vivre y est dangereux, tant ce même amour aveugle les Ambriens, leur faisant imaginer qu'il serait encore plus beau s'il était exclusif. Pour des raisons comparables à celles des Terriens, les Ambriens s'enferment dans un égoïsme sublimant une vindicte ne pouvant mener inexorablement la Terre Lumière que vers l'obscurantisme politique. Une monarchie absolue, et de droit divin de surcroît. Cela serait considéré comme un atavisme sur Ombre Terre ! A se demander si la Terre est d'Ambre le reflet.
Maman se plaignait toujours de ces terribles dissensions familiales, mais pas autant qu'elle semblait s'en amuser. En Ambre beaucoup sont tendus vers un objectif, le trône. Ce trône qui divise plus qu'il ne fédère, je caressai l'espoir de le renverser. Je ne visais pas le Roi, mais la fonction. J'espérais tirer parti de mes expériences politiques terriennes pour y parvenir. Et réunir les Ambriens par leur point commun : l'amour de leur Patrie. L'union fait la force, mais il faudrait la force pour faire l'union. Il me faudrait donc jouer à leur propre jeu afin d'accéder au pouvoir, et briser alors les règles pour construire une nouvelle unité.
J'étais jeune.

     _" Héhé, une seule chose peut les unir, tous sans exception, du plus têtu au plus stupide."
     _" Et bien quoi ? Réponds ! "
L'homme en Veneur vert eut un sourire taquin. Puis il quitta le devant de l'âtre pour s'approcher de mon fauteuil en rotin. S'agenouillant pour placer son visage à ma hauteur, comme si j'étais une enfant, il me regarde…Tant d'images de lui me reviennent. Comme autant de projets, de mensonges, de disparitions inopportunes et de déclamations enflammées. Et de crises de larmes. Je me souviens comme nos joues ruisselantes de larmes s'apposaient doucement, mélangeant les torrents d'aigreurs et de désespoir coulant de nos yeux amoureux. Brand d'Ambre a toujours eu un certain goût pour le tragique. Je fus tantôt son élève attentive, tantôt sa nièce vulnérable, tantôt sa complice malveillante, tantôt sa tendre amante. Et j'ai fini par être sa pire ennemie. Malgré moi, malgré nous. A cause de Kasumi.
Brand me taquinait tout le temps, parlant par énigmes puis m'aidant parfois à les résoudre. Mais toujours s'arrangeant pour m'éviter toute sensation d'échec.
Son regard se pose en moi comme si j'étais sienne, il poursuit mentalement sans attendre une permission que je n'aurais jamais pue lui refuser.
     _ " Oh Neige, tu as le nom de la pureté, mais je sais ce que tu caches sous ton teint de perle…"
     _ " Ambre, en tout cas sa préservation. Tu veux y mettre le feu ?"
     _ " Ahahaha ! " Un rire mental est quelque chose de troublant et de forcément communicatif. Je sens mes lèvres se tendre en un sourire complice. "Peut-être…Peut-être cela ne serait point nécessaire" dit-il avec un calme cruel. "Juste laisser sourdre une menace, mystérieuse mais tangible, dissimulée mais perceptible."
     _ " Une guerre ? C'est on ne peut plus classique. Je suis déçu Prince dément."
     _ " On renouvellera un peu plus l'adversité, c'est tout. Au fait, je préfère Prince démon…"
     _ " Pas l'adversaire ? Tu penses quoi d'un revenant Ambrien pas content, voire mieux, de l'ennemi intérieur : la Licorne. Et derechef flanquée de deux cavaliers de l'apocalypse : Nikita Khroutchev et Godzilla !" m'entendis-je dire narquoise.
     _ "Je ne savais pas que tu avais tes entrées dans les Cours du Chaos, félicitations. Mais pour la Licorne …", poursuivit-il en se redressant, pivotant vers la lucarne donnant sur les pentes enneigées de mon Ombre, et s'exprimant maintenant oralement, "pour la Licorne j'ai d'autres projets pour d'autres temps."
Par force de l'habitude, je ne mordis point à l'appât gourmand des autres projets concernant la Licorne miroitant dans mon esprit comme autant d'étincelles nées de la rencontre entre le névé glaciaire et les rayons du soleil de midi.
     _ " Alors quelle nouvelle adversité ?"
     _ " Celle, redoutable, à laquelle naguère je survécus.
"
L'Abysse pensais-je. Cela ne peut-être que l'Abysse. Comment ? Ne pas poser cette question. Je me levai plutôt, pour exorciser toute brûlante tentation.
     _ " Et les adversaires, des petits bonzommes d'antimatière ?"
     _ " Possible. J'ai quelqu'un qui donnera vie à de parfaits petits monstres. Je n'ai jamais eu le désir d'être l'exutoire familial, il faut donc quelque matière permettant à nos chers parents de se défouler. Non, le plus intéressant c'est la menace."
     _ " Toujours aussi égocentrique, n'est-ce pas mon Prince ? Cela sera donc du déjà-vu ?"
     _ " Que nenni pour l'égocentrisme puisque c'est au nom de la coalition familiale, mais il est vrai que j'adore me glisser dans la panoplie comminatoire du méchant de l'histoire."
Je commençai à m'affoler. Et moi, et moi que deviendrai-je dans tout cela ? Le bien commun d'accord, mais il n'est que justice d'en profiter lorsque l'on est à son origine.
     _ " Un détail, Brand. Une si belle histoire ne peut se terminer qu'avec la victoire d'Ambre. Votre défaite donc. Je me calmai. C'était urgent. "La coalition ne vivra que s'il y a…euh…des honneurs à partager."
Brand se retourna enfin, puis sourit.
     " Je veux dire, qu'allons nous devenir, après ?"
Brand s'approcha de moi, restant cependant en dehors de mon atteinte. Distant.
     _ " Comment cela 'nous' ? Je n'ai pas lieu de croire que vous puissiez être une menace convaincante, jolie Neige."
Je me vois à ce moment écarquiller sottement les yeux, ma bouche s'ouvrant doucement. Je n'entends plus que le son furtif de mes lèvres tremblant d'une émotion indicible, peut-être un sentiment d'abandon.
Et la voix de Brand : " Je suis un solitaire."
Et moi : " Je vois."

     Je pose sur la cheminée de bois le médaillon au pouvoir d'Atout, à l'effigie de Robin mon mari. Cadeau de ma belle-mère Vialle. Un pont entre nos deux cœurs a-t-elle dit le jour où au Temple de la Licorne nous nous unîmes au beau milieu d'une pluie de fleurs. Je voudrais qu'il soit là. Le dernier projet de Brand est simplement trop difficile à gérer seule. Il pose trop de questions auxquelles je crains de répondre avec autant de froideur que mon nom l'autorise. Et je crains d'avoir pris des engagements incompatibles avec mon apprentissage du métier de mère. L'adorable petite brunette qui se tient là, le visage pressé contre la vitre, apposant ses empreintes sur la vitre embuée avec autant de ferveur que s'il s'agissait du béton frais de Holywood Boulevard, se trouve être le projet de Brand pour atteindre la Licorne. Un Golden Child. Je n'ai toujours pas de précisions sur l'acception du mot 'atteindre' qu'il a choisi comme à son habitude avec luxe de sadisme, se délectant davantage de ma mine déconfite que des caresses incestueuses que je lui prodiguais encore quelques secondes auparavant. Je suppose qu'il a choisi le nom de cette pauvre gamine avec le même génie. Kasumi. Quel malade. Je devrais le tuer pour la souffrance que m'inflige cette situation. J'aurais aimé que son égocentrisme le pousse à garder pour lui son sens de la tragédie. Cette pauvre gamine n'a que moi. Je dois la protéger, tout en me protégeant de l'amour qu'elle m'offre. C'est sans espoir, je ne suis pas une machine, et je devrais élever cette petite fille comme si elle en était une. Non, cela est impossible. Il ne peut pas me mettre en position d'échec. Un test, c'est encore un de ses tests. Ou bien il se sent comme tous ces vétérans, obligé de me révéler la dureté de la vie avec fatalisme et condescendance, au travers de stupides mises en scène…Ou pire, Kasumi est son testament, mon héritage. Revivre tout cela par la Marelle est comme vomir la pilule que l'on a déjà eue du mal à avaler. Je revois Kasumi, sur le rustique parquet du Chalet des neiges éternelles, avec derrière sa table à dessin. Elle était si douée.
     _ " Tu veux aller sculpter la glace avec Maman ma chérie ?" me forçais-je à dire, occultant mes problèmes et mes réticences à m'attacher à une enfant qui devrait être sacrifiée. Elle sculptait mieux qu'elle ne dessinait. Mais elle connaissait pour la neige et la nuit une passive retenue.
     _ " Nan. C'est froid."
Elle va hésiter quelques instants…et dire…
     " Et il fait si sombre…"
Sans jeu outrageux sur les mots, je fondis en larmes devant tant de candeur, et de gentillesse. Elle a dit non. Mais ses yeux promettent d'être une petite fille gentille pour sa maman. Je vais encore tenter de prendre de la distance. Ce n'est pas ma fille. Je ne trouve rien mieux à faire que la blesser.
     _ " Très bien. J'irai toute seule alors…"
Ses yeux gris aux éclats noisette sont implorants. Elle n'ose pas dire non. Elle désire que je l'emmène. Mais elle ne fera rien. Je vais échouer à ce test si c'en est un. Je n'y ai rien d'autre à gagner que le malheur déconcerté d'une fillette de 7 ans. Et le mien. Brand m'a mésestimée. Tout comme moi. Nous avons tout deux cru en ma force. Je peux l'être. Mais pas maintenant. Je saisis Kasumi et la serre contre moi. La pauvre petite ne comprend pas. Et moi non plus.
     _ " Keskiya maman ?"
     _ " Rien, rien. Tu as raison. Il fait trop sombre. Viens, on va jouer aux cartes."
Elle sourit enfin. J'attrape ses boucles aux reflets auburn, et la coiffe tandis qu'elle s'installe sur la chaise en bois.
     _" Arrête maman s'il te plaît. Ca tire."
     _" Ok, ok, on joue."
Enfin, un peu de chaleur. Humaine.
Désolé Robin, je vais te laisser en dehors de tout cet imbroglio sentimental encore quelques temps. Je dois faire la lumière sur la potentielle signification du nom 'Kasumi' en Ambre et sur Ombre Terre. Si cela signifie quelque chose, il a dû s'arranger pour que j'aie une chance de le découvrir. Et je dois alors le découvrir. Attendons donc encore un peu. Mais je sais bien que tôt où tard j'aurai besoin de Robin, et elle d'un père moins morose que la femme perdue qu'elle figure être sa mère. Oui, j'imagine Robin parfait pour ce rôle, et d'ailleurs son créateur a bien pris garde de nous laisser cette porte de sortie. Qui décidera alors que sera venu le temps de l'emprunter? Voilà pourquoi je me promets de m'assurer que Robin fasse tout pour sa fille. Tout. Même s'il me faut pour cela mettre l'enseignement de mon mentor à profit.
Puis cette gamine c'est presque la sienne. Sauf qu'elle a les yeux de Brand.

     Comme c'est étrange. Etrange. Cette traversée ne ressemble à aucune autre. Je suis sur le cœur de la Réalité, et curieusement, mes jambes ont cessé de trembler. C'est la Marelle qui tremble. Paradoxalement, la Marelle est ici impuissante. Je suis sur le dos du crabe, à l'abri de ses pinces, à portée de son centre névralgique. Elle m'envoie d'autres images et doutes appartenant à mon passé. Ils entrent en moi tels des spectres, et ressortent comme l'ombre d'eux-mêmes.
Me voilà donc une fois encore parcourant le schéma originel. Je suppose que plus que le Roi d'Ambre, c'est ce précieux Tracé qui bien qu'autrefois taché par mon mentor, dicte les lois de la Réalité. Et si tout se jouait ici ? Et maintenant ? Je n'irai pas au bout, nous le savons toutes deux. J'ai entrevu un futur dans mon passé. Un futur qui se joue à présent. Brand me fait actuellement prendre un risque. Un risque énorme. Traverser la Marelle, alors que Kasumi m'attend, percluse de terreur, seule dans le chalet. M'a t-il menti à son propos ? Je ne peux pas continuer ce que j'ai entrepris. C'est impossible. Il m'a poussée sur le Tracé, malgré moi. Je refuse. Je refuse d'aller plus loin. Et je refuse de mourir. D'abandonner Kasumi et Ambre. Une seule solution. Briser les règles.
     _" Courage Neige, tout ce que tu as à faire est de visualiser au bout du Tracé l'image du vieillard. Pas la peine de te faire un dessin." me crie t-il, sûr de son fait. Je l'imagine flânant à la périphérie de la Marelle comme je le faisais sur les plages d'Archipel, attendant que Robin se soit sorti de son obscur code d'entrée vers Vernes, son autre Ombre personnelle.
     _ " Et si tout se jouait ici ? Et maintenant ?" lui hurlai-je.
     _ " Tout se joue partout et tout le temps en Ambre, ma petite Neige ! ! clama t-il ironique et heureux de lui. Prends garde à ne point te perdre dans le blizzard de tes souvenirs !"
J'ignorai son pitoyable trait d'esprit, ce qui l'horripilerait pour sûr. Je réfléchissais. Je n'irai pas jusqu'au bout, nous le savions toutes deux. Mais lui l'ignorait. Nous réfléchissions. La Primale et moi.
     LA MARELLE PRIMALE : " L'histoire se répète, Brand reproduit ce qu'il a déjà commis. Il défie à nouveau son père. Sur des bases identiques. Un fichu psychopathe. A forte coloration œdipienne."
     L'AMBRIENNE NEIGE : " En quoi déséquilibrer la Réalité saurait nourrir ses plans ? Cette tentative a déjà avorté. L'histoire se répète."
     LA MARELLE PRIMALE :" Il compte sur toi pour te sacrifier. Toutes les souffrances qu'il t'a infligées ne servaient qu'un but : sacrifier ta personne pour servir la cause. Il veut du sang, plus de sang. La révolution. Me réinventer. Le sot."
     L'AMBRIENNE NEIGE :" Je pense différemment. Mais cela n'a pas d'importance. Je refuse de continuer à jouer son jeu, puisqu'il se doit à présent de m'y forcer. Comme je refuse de croire à ton histoire. L'histoire se répète, et toi aussi. Les souffrances qu'il m'a infligées, tu me les as prématurément resservies. Pourquoi ? Sinon me briser. L'histoire se répète, et c'est ta faute. Il va aussi falloir te réinventer. Je sais quoi faire. Et s'il l'avait vraiment anticipé, il est plus fort que toi et moi réunies."
     LA MARELLE PRIMALE :" Toi qui crois en la force de l'union, rejoins-moi, nous vaincrons pour toi, moi, ta fille et Ambre."
     L'AMBRIENNE NEIGE :" J'y croyais. Si j'étais plus avancée en toi, tu le saurais. Mais de tout temps, cela a été la loi du plus fort. Et celle qui est en position de force en cet instant c'est moi. Je ne puis laisser passer cette opportunité."
     LA MARELLE PRIMALE :" Aimes-tu naviguer, Yarick ?/ De retour Oberon ? / Tu es Caine / Pardonne-moi Lycia / Ne meurs pas Bleys/ Tu n'es pas Oberon./ Adieu Melekin / Ton sang Tristan / Fi/ Tu as bien changé Kasumi/ Oberon / Yarick / Lycia / Cyd / Robin / Beneixamorralwilselndelsateslevllewebrarangerjuldeiflogal…"

     Brand s'est arrêté, alors que je stoppai au même moment ma progression. Je le distingue clairement, car les gerbes d'énergie bleutées semblent mourir tel un feu doux, mais la lueur est suffisante pour le dévisager dans le crépuscule. Mon cœur bat à tout rompre. J'ai comme du venin dans mon estomac, d'étourdissantes vagues d'adrénaline accompagnent le flux sanguin depuis mes reins comme un poison vers ma tête. Cinglant furieusement mes tempes et tympans. J'ai la trouille en mentalisant ce que je m'apprête à faire, mais mon corps a déjà lancé le compte à rebours. J'ai envie d'uriner. Je n'entends pas ce que me dit Brand. L'écouter est inutile et dangereux. Je sais que ses mielleuses paroles piègent davantage que des abeilles. Mais que tant que je suis sur la Marelle, il ne peut pas m'atteindre. M'atteindre. Je m'interroge ironiquement à nouveau sur le sens du mot atteindre…Les plus stupides pensées vous donnent les plus grandes forces. Essayant de ne pas anticiper la douleur, mes dents se referment sur ma langue. Pas assez fort. Encore. ENCORE ! La douleur et le sang envahissent enfin ma bouche. Si je le pouvais, je trépignerais de douleur. Mais la Marelle n'a pas perdu espoir de me voir chuter, et exerce davantage sur moi sa terrible attraction. Le sang s'insinue dans ma gorge, et menace de s'écouler depuis la commissure de mes lèvres. Son goût métallique est celui de la rédemption. Brand est là, silencieux et immobile comme l'arbre en hiver. Je croise son regard, puis baisse les yeux vers le Tracé. Je crache, par deux fois.
Le sang d'Ambre est noir dans la lumière du soir, mais la tâche qu'il crée, se propageant au sol comme la marque d'une épidémie de cauchemar, est plus sombre encore. Une étrange similitude avec une ouverture vers le monde de l'Abysse. J'y pose cependant le pied sans appréhension, abandonnant pour l'heure la Marelle bouleversée. Le pas suivant me mène en dehors du Tracé. Entre moi et Kasumi, il n'y a plus que Brand.

     To be continued, in the Lycia, Robin and Kasumi diaries…