- Influence - Pour Emilie
Ambre…contrée réelle, monde béni et donné par la Licorne à ses fils et à leurs sujets de bonne volonté. Encore que la volonté de la plèbe ne soit pas de taille face à celle de "ceux du sang". La volonté des princes et princesses est notre karma. L'accomplir n'est ni un honneur, ni un plaisir, ni même un sacerdoce, tant nous étions inconscients de cette puissance, de cette influence, comme la mer est inconsciente que ses va-et-vient cycliques qui la voient couvrir et découvrir de vastes étendues de terre en de lentes caresses, sont imputables à l'influence d'astres situés à des lieues de distance. Ma vie, comme celle des habitants natifs d'Ambre, était destinée à être façonnée selon leurs caprices. Leurs manipulations de peuples entiers étaient parfois involontaires, parfois motivées, mais sur le visage des Ambriens se lisaient les états d'âme des Ambriens. La relation entre enfants d'Ambre et Fils de la Licorne n'avait rien de hiérarchique. Elle était avant tout émotionnelle, et j'aime à nous placer en position de prédateurs, vampirisant l'âme de ces malheureux, nous nourrissant de leur Réalité…Mais c'était toujours notre sang qui coulait. Ambre…C'est donc le nom donné à ce monde que j'habite. Je ne connaissais que "la Côte", le considéré unique Village des êtres humains. Voir arriver d'un pas martial et décidé entre nos chaumines de tourbe, de bois et de paille un "autre" humain que celui du Village aurait dû nous laisser perplexes, éveiller notre curiosité ou attiser notre peur de l'inconnu. Mais à l'époque, notre éloignement géographique d'Ambre-la-cité nous avait rendus inaccessibles à toute Influence, nous avait laissés vierges, complaisants dans notre quotidienne béatitude. Sans pression autre que notre sol enrichi par les torrents déversés par les vertes montagnes ceignant la fabuleuse et mortelle forêt d'Arden, que notre mer calme et poissonneuse, que nos plages de sable blond. Au lieu de cela, nous ressentîmes un coercitif besoin d'attendre du géant nouveau venu des instructions à suivre. Pire, c'est lui que nous attendions depuis toujours, comme si jusqu'alors, notre vie n'avait été que galéjade vaporeuse. Cet homme nous donnait déjà de la substance, transformant les hommes éthérés en maris inquiets mais obédients, colorant les grises femmes du village en accueillantes allégories printanières, emplissant les yeux soudains vides de larmes de joie aussitôt suivies de marques de respect polies. Impressionné, et ressentant le besoin de justifier le comment et le pourquoi de ma misérable existence auprès de cet homme aux si larges épaules, je compris en le voyant ce qu'était la vraie vie, oui, je lui serais dévoué ! Travailleur ! Discipliné ! Soumis ! Et pourtant, cette vie misérable que je voulais transformer pour le satisfaire, elle était heureuse. Oh par mon sang qu'elle fut heureuse. Nous l'accueillîmes donc, et fûmes stupéfaits de constater que nous parlions sa langue ! Voici l'illustration du rapport de force et de condition entre ce Fils de la Réalité et les quelques deux cents habitants de La Côte. De son essence jaillirent de nombreuses évidences pour se loger au plus profond de notre esprit. Nous rassembler tous sur la plage fut notre premier choix "commun". Je regrette sincèrement, même si je comprends désormais ses raisons, qu'il ait choisi de nous libérer du cocon abétifiant qui lui permettait de façonner notre caractère. Il voulait que nous soyons des hommes. Des vrais. Et il savait que paradoxalement, son Influence au cours du temps diminuerait le pouvoir de son Influence. Vous ne comprenez pas ? Ah ! Alors écoutez la suite. Nous étions donc tous réunis sur la plage, assemblée de croquants réunis autour de notre maître, attendu par certains, de retour pour d'autres, incontesté pour tous. Les femmes et les hommes avaient été séparés, ainsi que les enfants, selon un schéma effrayant que me dépeignit bien plus tard la princesse Florimel, une de ses cousines, comme les prémices d'un carnage à l'échelle de milliers d'âmes appelé holocauste sur plusieurs Ombres de sa connaissance. Le génocide qui suivit eut donc une dimension bien plus modeste, bien qu'il intéressa des habitants de la Réalité, et ressembla pour moi plus à une destruction totale de mon petit monde. Les Ombres…Une kyrielle de petits mondes nés de l'imagination ou de l'imprécision du créateur, alors qu'il tendait vers une perfection voulue Réelle. Des tas de mondes brouillons ressemblant de plus en plus au mien, au fur et à mesure que l'on s'en approche. Elles existaient il y a bien longtemps, et un caprice de prince les a à mon avis vues disparaître, même si lorsque les intéressés dissertent au sujet de leur disparition, ils évoquent plus volontiers la disparition d'un autre pôle de l'univers opposé à Ambre, les Cours du Chaos, qui aurait été l'autre crochet auquel était naguère suspendu la toile de mondes tissée entre Ambre et les Cours. Elles avaient disparu. Ou alors, quelqu'un ou quelque chose en bloquait l'accès. Car selon les dires de ma Reine, qui m'a permis d'accompagner un ami et enfant en exil, c'est dans une de ces Ombres fraîchement revenues pour l'occasion que je demeure aujourd'hui. Bien sûr, je n'ai aucun moyen de tester la véracité des dires de ma Reine bien aimée. Si bien que nous sommes peut-être tout simplement isolés dans une étrange contrée d'Ambre, que l'on dit grande. Et comme la distance, pas plus que le temps, ne soit un obstacle au péremptoire mais néanmoins noble orgueil de la Famille… Nous étions alors sur la plage. Des dizaines de visages hâlés, bienveillants et attentifs comme des enfants assoiffés de savoir. Ainsi assortis selon nos âges et nos sexes, nous formions comme une curieuse composition florale qui aurait vertu de couvrir nos propres tombes. L'homme caressa pensivement sa barbe plus rouge que rousse et parsemée d'éclats argentés, comme s'il s'était récemment et goulûment goinfré de copeaux métalliques. Son regard triste se posait et plongeait en ceux qui avaient le courage ou la candeur de l'ignorance pour le supporter, littéralement, tant sa taille et sa masse étaient imposante, tant ses yeux semblaient fait de l'acier dont ils avaient la couleur. Il passa rapidement sur les hommes et femmes qui avaient pourtant interrompu toute tâche pour l'accueillir et attendre silencieusement ses premiers mots, négligea les plus jeunes filles, mais sembla s'intéresser à la trentaine de jeunes garçons du village. Kirk, Douglas, Kerry, puis moi. Je le contemplai niaisement lorsque son lointain mais précis regard plongea dans mes deux yeux de l'époque. Je lui en ai depuis rendu un, non sans promettre qu'il rendrait tout le sang qu'il versa ce soir là. Son regard était tel un coup d'art martial, il visa un point situé au-delà de mon esprit pour atteindre celui-ci de plein fouet. Secoué, je vis écrit ces mots sous mes yeux aussi sûrement que dans ma mémoire : " Tu me serviras Derek. Tu seras désormais Clastios, archange de la destruction.". Je ne savais pas ce qu'était un archange, encore moins ce qu'était la destruction, mais bien que je ne sois pas un homme, je savais qui j'étais. Derek, fils de Bo et Dik. Et je chérissais ce nom autant que ceux qui me l'avaient donné, en package avec la vie ! Enfin, il sortit de l'immense paquetage de son dos une lame plus longue et féroce que nos usuels couteaux à poisson et machettes. Même s'il était plus grand que nous, cela ne méritait pas un poignard si surdimensionné. De toute façon, comment aurait-il pu diable s'en servir ? Et pour vider quel poisson ? ! Mi secoué, mi révolté, je commençai à m'agiter lorsqu'il parla enfin, d'une voix basse mais claire, et dit avant tout pour lui même : " Vous êtes trop nombreux.". C'est alors qu'un fauve infernal à la croupe ronde et aux pattes de buffle, sans doute sa monture, fit son apparition. C'est alors que l'homme s'avança sans hésiter vers le groupe le plus proche, faisant éclore les fleurs de sang à l'aide de son impossible sécateur. C'est alors que beaucoup apprirent la douleur, le goût et la couleur de leur propre sang. Leçon sans lendemain pour notre peuple. A la fin du carnage, quand bien même quelques uns trouvèrent enfin la détermination (eurent seulement l'idée ?) de leur résister, il ne restait que moi, Kirk, Douglas et Kerry. Le sable avait la sombre couleur et l'âcre fragrance de la rouille. Nous quittâmes la Côte, avec deux nouveaux maîtres, de nouveaux noms, laissant derrière nous nos parents et nos vies. La violence du désespoir qui aurait dû nous habiter avait été noyée par l'Influence même de l'exécuteur, il choisit de nous éveiller à notre propre peine, pour le dire selon ses mots "épaissir par le sang le bouillon insipide de nos existences". Les seules traces visibles de notre changement brusque de vie le lendemain matin étaient celles des traînées mêlées de sang et de morve nées des coups secs de l'homme nommé Finndo, laissés sur nos jeunes joues qu'il n'avait pas voulu abandonner aux larmes. Du sang à la place des larmes. Je m'étais trompé, à propos des Ombres ! En fait, il ne s'agirait que des conséquences de l'Influence d'Ambre et des Réels sur l'étoffe de l'univers dressé entre Ambre et les Cours. En tous cas, cela explique beaucoup mieux pourquoi Finndo avait massacré les nôtres. Ma bonne Reine Lycia m'expliqua en effet plus tard de sa voix suave et assurée qu'en l'absence d'Ombres, les ondes de Réalité émises par ceux du Sang ne pouvaient s'amortir et se perdre en dehors d'Ambre. Elles émanent donc du Réel et irradient le voisinage, augmentant la Réalité de celui-ci proportionnellement à la puissance de l'Influence et au temps d'exposition. Utilisé inconsciemment, ce pouvoir augmentait la puissance d'un être vivant ou d'un lieu à l'image de "l'émetteur de Réalité". Utilisé subtilement, l'être Réel pouvait façonner la qualité et la destinée de l'Influencé. C'est ce que Finndo fit avec nous plus efficacement et plus rapidement qu'avec une population entière, justifiant ainsi le massacre effectué…J'aurais été peiné de savoir que ce salaud eut agit par simple plaisir. C'est ce que beaucoup d'Ambriens firent avec des populations primitives, provoquant un boom évolutif et façonnant diverses Cités dont ils devinrent les Exarques, ce qui augmentait leur Influence à la cour sans avoir plus de travail que de séjourner régulièrement sur place. Ces Cités évoluaient aussi vite que le permettait le pouvoir de l'Exarque, et un accord tacite ainsi qu'un fort égoïsme familial ne vit éclore que des Cités monocéphales. Certaines, bien que vassales, agaçaient cependant par l'ahurissante vitesse de leur développement, au regard de la cité Royale d'Ambre, dirigée à l'époque par le Roy Random. C'est pourquoi il forçait quasiment nombre d'Ambriens à résider de longues périodes à la cour pour augmenter le capital Influence du lieu. Il fonda aussi pour de sombres raisons une autre cité où ses sujets se devaient de séjourner au beau milieu de l'ennui du quotidien (et des chats !) de sa nouvelle cité militaire, appelée pompeusement les Quartiers Royaux…C'est cette Influence considérable doublée d'une plaisante compagnie et de motifs d'imagination nocturne que je recherchai plus tard chez Lycia, notre Reine. Et une Reine du Sang c'est autre chose qu'une putain de garnison, même si la comparaison entre les deux soutienne la discussion pour certains qui feraient bien de tenir une distance raisonnable entre mon pied et leur séant ! Une Reine de Sang sait si nécessaire se tenir comme une putain. L'inverse est bien moins vrai. J'ignore
si Finndo, par souci de diversification encouragea chez l'un de ses hommes
la graine de la révolte, en tous les cas, bien que j'aie bien peu de souvenirs
de mon apprentissage des armes, je garde celui de mon combat de principe
pour conserver un lien avec mon passé, pour que ces gens de la Côte ne
soient pas oubliés. Mon nom. Derek. Je fus le seul à ne pas être rebaptisé,
et par mon Sang merci. J'ai aujourd'hui oublié qui de Kirk, Kerry et Douglas
étaient Phobos, Deimos et Titan. Je me souviens du nom de la bête, Io.
Je la tuerai, elle comme les autres, même si avec nos pouvoirs grandirent
nos individualités, et que je me surpris à aimer ce que sont devenus certains.
En fait, le problème, c'est que je les aime (presque) tous. Comment en
effet ne pas développer quelque attachement pour des hommes qui partagent
votre quotidien, qui se réveillent comme vous meurtris de la leçon de
la veille et s'endorment avec vous à demi-mort en priant pour que la nuit
se fasse un petit peu plus longue ? Voilà en quelques mots largement suffisants
l'ambiance du déroulement de notre apprentissage. A la réflexion, l'enseignement
prodigué par Finndo me paraît bien inutile, tant nous progressions rapidement
soumis à son Influence. Nous étions plus forgés comme des armes par le
feu de son âme qu'entraînés par ses méthodes, bien que fort généreusement
il nous dispensa les deux. Donc
en grandissant, nos réactions à ses tests se firent moins stéréotypées,
et nous nous vîmes exiger enfin plutôt que des félicitations, des explications.
La question fut posée par Deimos, ex-Kirk je crois, le plus bavard et
pas le moins stupide d'entre nous. Je ne résiste pas au plaisir de vous
le décrire à ce moment là de sa vie, avant que les évènements ultérieurs
à notre affaire mais antérieurs à mon récit n'exigent que j'aie besoin
d'apporter par la plume à ma description les modifications
de faciès que j'ai apportées à sa gueule ! ! ! Cessons de jubiler
sur le passé, je ne suis hélas pas trop en position de fanfaronner actuellement,
abandonné en stase dans une Ombre pourrie en embarrassante compagnie.
L'orgueil de la Reine et le
mien ne nous ont laissé aucune autre alternative... Deimos : (sens de la question au nom de tous, formulation n'engageant que lui-même) faciès par défaut : Mais, que faisons-nous ici Messire ? Finndo : lui-même : Retirez votre question et faites vos paquetages, on en change. Et
voilà comment nous nous retrouvâmes dans ce lieu que j'ai convenu d'appeler
"Ailleurs", tant je ne retrouvai jamais son équivalent en Ambre avant
le retour des Ombres. Il est peut-être temps de vous décrire par soucis
d'équité Phobos, Titan et la bête Io. Voilà, j'ai pas l'habitude d'écrire,
mais plutôt de parler quand je suis imbibé d'alcool, et dans ces cas là,
la cohérence n'est pas de rigueur. Afin de préserver mon style et l'anarchie
de mes pensées, je vais saccager ces mémoires que je destine pas tant
à vous lecteur improbable (espion ambrien ?) qu'à des supérieurs et amis
qui me connaissent, comprendront et pardonneront : Mordred et surtout
ma Reine. Ma Reine, vous connaissez sans doute Phobos, le messager dont
la sagesse et le sourire inspirent la confiance, et font de lui l'ambassadeur
préféré de Finndo. Je me souviens de sa tentative d'irruption polie dans
le tournoi Royal du nouvel an, ainsi que l'élégance urbaine mais provocatrice
avec laquelle il prit votre refus. Il aurait gagné, sans nul doute. Ni
Deirdre, ni Gerard n'auraient su l'arrêter sans quelconque ruse ou plutôt
pouvoir ambrien, puisqu'à défaut de pouvoir, l'homme est plutôt fin. Aussi
grand que Finndo, bien que plus mince, c'est un expert dans le maniement
des armes longues, nécessitant agilité et sens tactique, comme la lance,
la hallebarde, le naginata ou le bâton. Son visage droit est celui d'un
homme calme et souriant derrière une épaisse moustache noire se poursuivant
jusqu'aux tempes et à la naissance de cheveux mi-longs noirs. Nous étions libres, de tout contrôle, mais aussi de toute Influence. Nous le sentîmes sans qu'il eut besoin de nous le dire. Un vide. Une fatigue, un sentiment de dépendance presque, une faim. Il fallait faire autre chose. Nous partîmes dans un monde que d'aucun décrirait comme médiéval, habité, dangereux, où se mêlent créatures de légende et ineffable magie. Deimos sema derrière lui en ce monde destruction et carnage, profitant de ces années pour se défouler et venant parfois nous provoquer dans des contrées ou cités où il nous savait présents. Une peste locale faillit emporter ce bâtard. Je n'ai rien à dire de plus à son sujet. Les échos que j'eus de Titan m'apprirent que celui-ci fit passer beaucoup de monstres d'un statut de créature mythique à celui de chair à pâté. De là lui vient peut-être sa force supérieure ? Phobos, lui se fit discret et combla ses lacunes, en même temps que les miennes. Il m'apprit à lire et à compter, ainsi que les bases accessibles de la Magie du Maître qui sommeillaient en nous et qui avaient pratique ici. Phobos était devenu le plus complet d'entre nous. Il entretenait même une correspondance mentale avec Finndo dont je tirai vite jalousie et qui me vit l'écarter de moi, bien qu'il partagea ses nouvelles du Maître. Moi,
je vécus simplement. Un
soir en Charte-sur-le-Mont, une accueillante bourgade de montagne, un
petit bout de femme coiffée à la mode du coin, crâne chauve et tatoué,
vint me trouver, alors qu'une bande de brigands juvéniles ramassait ses
dents. Les dents pour les plus chanceux en tous cas, puisque je me rappelle
avoir arraché ce soir là une mâchoire inférieure appartenant à un bougre
qui avait osé me mordre tandis que je tentai de lui arracher une langue
par trop pendue et glissante. Je n'étais pas devenu un archange, mais
je tendais comme ce Deimos que je méprise à devenir un destructeur. En
fait, je méprise a posteriori ce que j'aurais pu devenir. Pas glorieux
tout ça. La suite l'est encore moins. Je me rappelai être passé sur la
damoiselle qui se campait l'air décidé devant moi. Fait encore plus remarquable,
je me souvins de son nom. Finndo
avait plus que prévu notre désorientation et notre colère, puisqu'il savait
que cet arrachement provoquerait des émotions susceptibles d'ébranler
notre foi en lui. Il dut cependant rappeler qui était le maître au cours
d'un combat dantesque l'opposant à Titan. Nous nous retrouvâmes dans les
montagnes boueuses que nous avions quittées, abandonnant le coton irréel
du monde Ailleurs, et inspirant le véritable air d'Ambre. Une longue marche
à travers des monts puis la forêt, ainsi que de fréquents combats face
à des créatures aussi dangereuses qu'inhabituellement organisées achevèrent
de nous ressouder comme une équipe au service de Finndo. L'objectif était
maintenant une zone du territoire de l'époustouflante forêt d'Arden. Le
plan était simple : créer des désordres écologiques pour attirer l'attention
du maître des lieux, un prince d'Ambre du nom de Julian pour laisser la
mystérieuse Io (j'ai appris que c'était une femelle) prospecter dans des
zones surprotégées par le canevas des Lignées animales et des Piliers
végétaux au service de Julian. Selon Finndo, il utilisait de surcroît
une magie conjuratrice supérieure à la sienne et bénéficiait du soutien
de nombreux membres de sa famille, même s'il voyait l'intrusion de quiconque
même ami en son immense territoire d'un mauvais œil. Au service du Clan,
je me muais donc en celui qui fut connu plus tard comme le "bûcheron d'Arden".
Mon arme de prédilection étant la hache, j'écopai de travaux insensés
qui comprenaient l'escalade d'arbres de centaines de mètres de haut et
aussi l'abattage de "petits troncs" d'une épaisseur telle qu'une farandole
de l'engeance d'Oberon ne saurait en embrasser la circonférence ! Harcelé
durant mon travail, l'abattage de certains Piliers stratégiques aux yeux
de Finndo (aux yeux de Julian aussi j'espère) prit des jours. De leur
côté, je crois que les autres provoquaient et décimaient les patrouilles
animales d'Arden. Tâche à mon avis sans fin, mais je crois que tout ce
cirque était plus un entraînement formateur qu'un désir de conquête territoriale
ou un compte à régler avec le maître des lieux. Julian ne réagit pas immédiatement
avec véhémence à nos agressions. Il devait être lui-même très occupé,
et n'avait pas mesuré l'ampleur de notre volonté tout le temps que je
n'aie pas abattu quelques dizaines d'arbres millénaires. ( je sais, c'est
impossible, Ambre avait 8 ans à l'époque ). Je devais apprendre qu'il
avait la garde de Mordred, ce qui peut certes compliquer l'existence,
tant ce gamin est un concentré de virulence et d'idées malignes. Un
fauve en moi m'indiqua que j'étais en état pour livrer bataille à mon
Maître, tenter de le tuer par surprise, sachant que je ne saurais même
illicitement gagner cette guerre, mais m'encourageant à au moins faire
des putains de dommages ! ! ! L'ordre me forçait à masquer mes émotions,
à jouer mon rôle jusqu'au bout, comme je savais qu'il me forcerait à faire
la seule chose pour laquelle j'aurais eu en temps normal une réelle hésitation.
Un grondement sourd s'éleva, je suppose, du plus profond de moi. Où ma
plus impénétrable profondeur se trouve, hé, va savoir. Mais j'attaquais
Finndo. Sans concessions ni hésitation. Je voulais étrangler la mère qui
m'avait mis au monde, mordre la main du maître qui me nourrissait, éteindre
le feu de la passion brûlant en mon sein qui donnait jusqu'alors sens
à mon existence. Détruire la source qui m'avait abreuvé sans retenue de
sa puissance. C'est peut-être ainsi qu'un fleuve qu'on aurait facétieusement
doté d'une conscience aurait envisagé de mettre un terme à ses jours.
La bête que j'envisageais alors comme une partie enfin libérée de mon
âme me susurrait que la boucle devait être bouclée. Avec la vie de Finndo,
commencerait le troisième acte de la mienne. Il ne me reste aujourd'hui plus qu'un œil et deux hypothèses. La première, la plus plausible, Julian a profité de mon innocence mentale pour me retourner contre les miens, ses agresseurs. Il a vu pourquoi nous nous entraînions sans relâche, et…je vous ai occulté ce fait, désolé Majesté. Je pense que nous eûmes cette conversation autrefois, et que rien n'a changé depuis lors. Bref, Julian a voulu semer le trouble dans le clan et les plans de Finndo. J'aime à croire qu'il ne m'a pas estimé le mauvais gars, et a décidé de me confier Mordred, au vu de mon passé. Je ne préfère pas envisager le fait qu'il m'ait reconditionné pour m'occuper de son neveu. Avec ce genre de soupçons, point de réelle existence…La seconde hypothèse ? Il me pèse davantage de vous l'énoncer avec clarté et sans honte que l'aveu de ma propre impuissance face aux princes cadets de Finndo. Peut-être une autre fois. Rédiger sa vie est assez faire montre de nombrilisme, sujet à l'opprobre et au ridicule, et psychologiquement épuisant. Désolé Majesté. Je sens, enfin j'espère, restons humble, que vous allez bientôt me ramener à la réalité, me sortir de ces souvenirs passés, où je me projette avec plus de réticence au fur et à mesure que ma plume noircit ces parchemins. Je préfère dans l'instant retourner sur des terres moins mouvantes où mes piètres compétences de conteur ne seront pas tant mises à contribution. L'avantage d'une histoire d'ivrogne, c'est que l'auditoire ne s'attend pas à ce qu'elle ait, a l'instar d'une putain, un sens. Exception faite d'un message bien caché que seuls sauront trouver les explorateurs de la sagesse des fous. Et ceux là, ils sont soit plus imbibés, soit plus imbus d'eux-mêmes que je ne le suis. Je
sais, Majesté, que vous saurez trouver un sens à cette curieuse suite
de faits qu'est mon existence. Au nom de ma dernière chopine, ne me le
révélez jamais ! C'est pas la fin…. |
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