- Influence -

Pour Emilie
   Pour toujours


A l'attention de Sa Majesté la Reine Lycia d'Ambre

     Ambre…contrée réelle, monde béni et donné par la Licorne à ses fils et à leurs sujets de bonne volonté. Encore que la volonté de la plèbe ne soit pas de taille face à celle de "ceux du sang". La volonté des princes et princesses est notre karma. L'accomplir n'est ni un honneur, ni un plaisir, ni même un sacerdoce, tant nous étions inconscients de cette puissance, de cette influence, comme la mer est inconsciente que ses va-et-vient cycliques qui la voient couvrir et découvrir de vastes étendues de terre en de lentes caresses, sont imputables à l'influence d'astres situés à des lieues de distance. Ma vie, comme celle des habitants natifs d'Ambre, était destinée à être façonnée selon leurs caprices. Leurs manipulations de peuples entiers étaient parfois involontaires, parfois motivées, mais sur le visage des Ambriens se lisaient les états d'âme des Ambriens. La relation entre enfants d'Ambre et Fils de la Licorne n'avait rien de hiérarchique. Elle était avant tout émotionnelle, et j'aime à nous placer en position de prédateurs, vampirisant l'âme de ces malheureux, nous nourrissant de leur Réalité…Mais c'était toujours notre sang qui coulait.

     Ambre…C'est donc le nom donné à ce monde que j'habite. Je ne connaissais que "la Côte", le considéré unique Village des êtres humains. Voir arriver d'un pas martial et décidé entre nos chaumines de tourbe, de bois et de paille un "autre" humain que celui du Village aurait dû nous laisser perplexes, éveiller notre curiosité ou attiser notre peur de l'inconnu. Mais à l'époque, notre éloignement géographique d'Ambre-la-cité nous avait rendus inaccessibles à toute Influence, nous avait laissés vierges, complaisants dans notre quotidienne béatitude. Sans pression autre que notre sol enrichi par les torrents déversés par les vertes montagnes ceignant la fabuleuse et mortelle forêt d'Arden, que notre mer calme et poissonneuse, que nos plages de sable blond. Au lieu de cela, nous ressentîmes un coercitif besoin d'attendre du géant nouveau venu des instructions à suivre. Pire, c'est lui que nous attendions depuis toujours, comme si jusqu'alors, notre vie n'avait été que galéjade vaporeuse. Cet homme nous donnait déjà de la substance, transformant les hommes éthérés en maris inquiets mais obédients, colorant les grises femmes du village en accueillantes allégories printanières, emplissant les yeux soudains vides de larmes de joie aussitôt suivies de marques de respect polies. Impressionné, et ressentant le besoin de justifier le comment et le pourquoi de ma misérable existence auprès de cet homme aux si larges épaules, je compris en le voyant ce qu'était la vraie vie, oui, je lui serais dévoué ! Travailleur ! Discipliné ! Soumis ! Et pourtant, cette vie misérable que je voulais transformer pour le satisfaire, elle était heureuse. Oh par mon sang qu'elle fut heureuse. Nous l'accueillîmes donc, et fûmes stupéfaits de constater que nous parlions sa langue ! Voici l'illustration du rapport de force et de condition entre ce Fils de la Réalité et les quelques deux cents habitants de La Côte. De son essence jaillirent de nombreuses évidences pour se loger au plus profond de notre esprit. Nous rassembler tous sur la plage fut notre premier choix "commun". Je regrette sincèrement, même si je comprends désormais ses raisons, qu'il ait choisi de nous libérer du cocon abétifiant qui lui permettait de façonner notre caractère. Il voulait que nous soyons des hommes. Des vrais. Et il savait que paradoxalement, son Influence au cours du temps diminuerait le pouvoir de son Influence. Vous ne comprenez pas ? Ah ! Alors écoutez la suite.

     Nous étions donc tous réunis sur la plage, assemblée de croquants réunis autour de notre maître, attendu par certains, de retour pour d'autres, incontesté pour tous. Les femmes et les hommes avaient été séparés, ainsi que les enfants, selon un schéma effrayant que me dépeignit bien plus tard la princesse Florimel, une de ses cousines, comme les prémices d'un carnage à l'échelle de milliers d'âmes appelé holocauste sur plusieurs Ombres de sa connaissance. Le génocide qui suivit eut donc une dimension bien plus modeste, bien qu'il intéressa des habitants de la Réalité, et ressembla pour moi plus à une destruction totale de mon petit monde.

     Les Ombres…Une kyrielle de petits mondes nés de l'imagination ou de l'imprécision du créateur, alors qu'il tendait vers une perfection voulue Réelle. Des tas de mondes brouillons ressemblant de plus en plus au mien, au fur et à mesure que l'on s'en approche. Elles existaient il y a bien longtemps, et un caprice de prince les a à mon avis vues disparaître, même si lorsque les intéressés dissertent au sujet de leur disparition, ils évoquent plus volontiers la disparition d'un autre pôle de l'univers opposé à Ambre, les Cours du Chaos, qui aurait été l'autre crochet auquel était naguère suspendu la toile de mondes tissée entre Ambre et les Cours. Elles avaient disparu. Ou alors, quelqu'un ou quelque chose en bloquait l'accès. Car selon les dires de ma Reine, qui m'a permis d'accompagner un ami et enfant en exil, c'est dans une de ces Ombres fraîchement revenues pour l'occasion que je demeure aujourd'hui. Bien sûr, je n'ai aucun moyen de tester la véracité des dires de ma Reine bien aimée. Si bien que nous sommes peut-être tout simplement isolés dans une étrange contrée d'Ambre, que l'on dit grande. Et comme la distance, pas plus que le temps, ne soit un obstacle au péremptoire mais néanmoins noble orgueil de la Famille…

     Nous étions alors sur la plage. Des dizaines de visages hâlés, bienveillants et attentifs comme des enfants assoiffés de savoir. Ainsi assortis selon nos âges et nos sexes, nous formions comme une curieuse composition florale qui aurait vertu de couvrir nos propres tombes. L'homme caressa pensivement sa barbe plus rouge que rousse et parsemée d'éclats argentés, comme s'il s'était récemment et goulûment goinfré de copeaux métalliques. Son regard triste se posait et plongeait en ceux qui avaient le courage ou la candeur de l'ignorance pour le supporter, littéralement, tant sa taille et sa masse étaient imposante, tant ses yeux semblaient fait de l'acier dont ils avaient la couleur. Il passa rapidement sur les hommes et femmes qui avaient pourtant interrompu toute tâche pour l'accueillir et attendre silencieusement ses premiers mots, négligea les plus jeunes filles, mais sembla s'intéresser à la trentaine de jeunes garçons du village. Kirk, Douglas, Kerry, puis moi. Je le contemplai niaisement lorsque son lointain mais précis regard plongea dans mes deux yeux de l'époque. Je lui en ai depuis rendu un, non sans promettre qu'il rendrait tout le sang qu'il versa ce soir là. Son regard était tel un coup d'art martial, il visa un point situé au-delà de mon esprit pour atteindre celui-ci de plein fouet. Secoué, je vis écrit ces mots sous mes yeux aussi sûrement que dans ma mémoire : " Tu me serviras Derek. Tu seras désormais Clastios, archange de la destruction.". Je ne savais pas ce qu'était un archange, encore moins ce qu'était la destruction, mais bien que je ne sois pas un homme, je savais qui j'étais. Derek, fils de Bo et Dik. Et je chérissais ce nom autant que ceux qui me l'avaient donné, en package avec la vie ! Enfin, il sortit de l'immense paquetage de son dos une lame plus longue et féroce que nos usuels couteaux à poisson et machettes. Même s'il était plus grand que nous, cela ne méritait pas un poignard si surdimensionné. De toute façon, comment aurait-il pu diable s'en servir ? Et pour vider quel poisson ? ! Mi secoué, mi révolté, je commençai à m'agiter lorsqu'il parla enfin, d'une voix basse mais claire, et dit avant tout pour lui même : " Vous êtes trop nombreux.". C'est alors qu'un fauve infernal à la croupe ronde et aux pattes de buffle, sans doute sa monture, fit son apparition. C'est alors que l'homme s'avança sans hésiter vers le groupe le plus proche, faisant éclore les fleurs de sang à l'aide de son impossible sécateur. C'est alors que beaucoup apprirent la douleur, le goût et la couleur de leur propre sang. Leçon sans lendemain pour notre peuple. A la fin du carnage, quand bien même quelques uns trouvèrent enfin la détermination (eurent seulement l'idée ?) de leur résister, il ne restait que moi, Kirk, Douglas et Kerry. Le sable avait la sombre couleur et l'âcre fragrance de la rouille. Nous quittâmes la Côte, avec deux nouveaux maîtres, de nouveaux noms, laissant derrière nous nos parents et nos vies. La violence du désespoir qui aurait dû nous habiter avait été noyée par l'Influence même de l'exécuteur, il choisit de nous éveiller à notre propre peine, pour le dire selon ses mots "épaissir par le sang le bouillon insipide de nos existences". Les seules traces visibles de notre changement brusque de vie le lendemain matin étaient celles des traînées mêlées de sang et de morve nées des coups secs de l'homme nommé Finndo, laissés sur nos jeunes joues qu'il n'avait pas voulu abandonner aux larmes. Du sang à la place des larmes.

     Je m'étais trompé, à propos des Ombres ! En fait, il ne s'agirait que des conséquences de l'Influence d'Ambre et des Réels sur l'étoffe de l'univers dressé entre Ambre et les Cours. En tous cas, cela explique beaucoup mieux pourquoi Finndo avait massacré les nôtres. Ma bonne Reine Lycia m'expliqua en effet plus tard de sa voix suave et assurée qu'en l'absence d'Ombres, les ondes de Réalité émises par ceux du Sang ne pouvaient s'amortir et se perdre en dehors d'Ambre. Elles émanent donc du Réel et irradient le voisinage, augmentant la Réalité de celui-ci proportionnellement à la puissance de l'Influence et au temps d'exposition. Utilisé inconsciemment, ce pouvoir augmentait la puissance d'un être vivant ou d'un lieu à l'image de "l'émetteur de Réalité". Utilisé subtilement, l'être Réel pouvait façonner la qualité et la destinée de l'Influencé. C'est ce que Finndo fit avec nous plus efficacement et plus rapidement qu'avec une population entière, justifiant ainsi le massacre effectué…J'aurais été peiné de savoir que ce salaud eut agit par simple plaisir. C'est ce que beaucoup d'Ambriens firent avec des populations primitives, provoquant un boom évolutif et façonnant diverses Cités dont ils devinrent les Exarques, ce qui augmentait leur Influence à la cour sans avoir plus de travail que de séjourner régulièrement sur place. Ces Cités évoluaient aussi vite que le permettait le pouvoir de l'Exarque, et un accord tacite ainsi qu'un fort égoïsme familial ne vit éclore que des Cités monocéphales. Certaines, bien que vassales, agaçaient cependant par l'ahurissante vitesse de leur développement, au regard de la cité Royale d'Ambre, dirigée à l'époque par le Roy Random. C'est pourquoi il forçait quasiment nombre d'Ambriens à résider de longues périodes à la cour pour augmenter le capital Influence du lieu. Il fonda aussi pour de sombres raisons une autre cité où ses sujets se devaient de séjourner au beau milieu de l'ennui du quotidien (et des chats !) de sa nouvelle cité militaire, appelée pompeusement les Quartiers Royaux…C'est cette Influence considérable doublée d'une plaisante compagnie et de motifs d'imagination nocturne que je recherchai plus tard chez Lycia, notre Reine. Et une Reine du Sang c'est autre chose qu'une putain de garnison, même si la comparaison entre les deux soutienne la discussion pour certains qui feraient bien de tenir une distance raisonnable entre mon pied et leur séant ! Une Reine de Sang sait si nécessaire se tenir comme une putain. L'inverse est bien moins vrai.

     J'ignore si Finndo, par souci de diversification encouragea chez l'un de ses hommes la graine de la révolte, en tous les cas, bien que j'aie bien peu de souvenirs de mon apprentissage des armes, je garde celui de mon combat de principe pour conserver un lien avec mon passé, pour que ces gens de la Côte ne soient pas oubliés. Mon nom. Derek. Je fus le seul à ne pas être rebaptisé, et par mon Sang merci. J'ai aujourd'hui oublié qui de Kirk, Kerry et Douglas étaient Phobos, Deimos et Titan. Je me souviens du nom de la bête, Io. Je la tuerai, elle comme les autres, même si avec nos pouvoirs grandirent nos individualités, et que je me surpris à aimer ce que sont devenus certains. En fait, le problème, c'est que je les aime (presque) tous. Comment en effet ne pas développer quelque attachement pour des hommes qui partagent votre quotidien, qui se réveillent comme vous meurtris de la leçon de la veille et s'endorment avec vous à demi-mort en priant pour que la nuit se fasse un petit peu plus longue ? Voilà en quelques mots largement suffisants l'ambiance du déroulement de notre apprentissage. A la réflexion, l'enseignement prodigué par Finndo me paraît bien inutile, tant nous progressions rapidement soumis à son Influence. Nous étions plus forgés comme des armes par le feu de son âme qu'entraînés par ses méthodes, bien que fort généreusement il nous dispensa les deux.
Les années passèrent. J'étais adolescent lorsque Finndo nous traîna plus qu'il nous poussa à vivre à l'intérieur des terres, et nous tous ne supportions guère de le suivre plus de quelques heures de marche sur les terrains escarpés des montagnes. Chaque soir, nous pensions, serait le dernier. Chaque soir nous étions inexorablement un peu plus forts. Des saisons plus tard, nous marchions et nous nous entraînions des heures durant. Et la suprématie martiale de Finndo se faisait de plus en plus fragile. Nous tendions asymptotiquement vers lui, tous, de plus en plus lentement mais avec certitude. Mais sa suprématie psychologique toujours prévalait. Je sais aujourd'hui que ses extraordinaires aptitudes n'étaient pas ses seules sources de puissance. Il possédait de troublantes capacités, dont nous n'héritèrent hélas pas. Il pouvait par exemple pétrir et animer le végétal, ou même le minéral, le modifiant, l'animant ou l'inanimant à volonté. L'extraordinaire autorité de notre maître sur la matière en général contrastait avec le banal usage que nous lui vîmes faire de ce pouvoir. Le plus souvent, il employait son art pour façonner un abri de roches et végétaux entremêlés ou pour créer quelque objet utilitaire ou élément frustre du mobilier simple que notre vie au grand air nécessitait cependant. Les moments qui me fascinaient le plus étaient lorsqu'il utilisait son art pour créer des artéfacts ou créatures ex-nihilo, au point d'avoir des réticences à détruire les splendides créatures nées de son imagination pour évaluer notre apprentissage. Heureusement, en général l'instinct de survie qu'il n'avait pas tué mais sublimé en nous l'emportait, ainsi que le désir enfantin de combattre avec les armes inouïes qu'il nous façonnait pour ces mortelles joutes. A l'occasion de ces affrontements, il se tenait non loin de la scène, et quand un apaisement dans le tourbillon du combat le permettait, nous jetions sur lui un regard interrogateur, à la recherche d'une muette approbation, d'un conseil ou d'un rappel à l'ordre grommelé. Une marque d'attention. Plus encore aujourd'hui, je suis certain qu'il ne fit pas usage sur le clan de techniques de liaison ou domination mentale, capacités pourtant courantes et abusivement utilisées par ses Pairs, ce qui explique la possibilité de ma rébellion contre lui quelques années plus tard. Hum, entre nous, je préfère éviter de penser qu'il m'ait imposé cette rébellion pour noyauter Ambre de son Influence à travers moi, ou pire afin de se débarrasser d'un maillon faible du clan : moi. Quelle raison aurais-je alors de vivre aujourd'hui ? Le fait de nous avoir laissé l'esprit libre, de nous avoir éduqués plutôt qu'asservis, lui donna aussi de nous une assurance plus belle et sûre que la fidélité et l'obéissance : alors que nous étions devenus de solides gaillards (pour certains plus grands encore que ses deux mètres de carne non désossée) et des guerriers unis et capables, nous étions dépendants de son affection. En fait, nous lui en donnions beaucoup, mais recevions peu, résultant sans doute d'une attitude calculée. Nous grandissions, travaillions, combattions à ses côtés, attendant sans cesse de lui un geste, une parole, un regard, un assentiment dont la rareté faisait le prix. S'il ne nous considéra jamais comme ses fils mais plutôt comme ses soldats, la réciproque ne fut hélas pas vrai en ce qui me concerne. Deimos et Titan allant jusqu'à bénir le jour où il nous arracha à ces loques vivantes, à l'esprit du faible habitant de base, qui au contraire du Noble et de l'Influencé se dégrade de minutes en minutes jusqu'à la mort tel un insecte mourant captif de la toile de la Réalité.

     Donc en grandissant, nos réactions à ses tests se firent moins stéréotypées, et nous nous vîmes exiger enfin plutôt que des félicitations, des explications. La question fut posée par Deimos, ex-Kirk je crois, le plus bavard et pas le moins stupide d'entre nous. Je ne résiste pas au plaisir de vous le décrire à ce moment là de sa vie, avant que les évènements ultérieurs à notre affaire mais antérieurs à mon récit n'exigent que j'aie besoin d'apporter par la plume à ma description les modifications de faciès que j'ai apportées à sa gueule ! ! ! Cessons de jubiler sur le passé, je ne suis hélas pas trop en position de fanfaronner actuellement, abandonné en stase dans une Ombre pourrie en embarrassante compagnie. L'orgueil de la Reine et le mien ne nous ont laissé aucune autre alternative...
Deimos était donc un garçon qui au milieu de ces colosses aurait pu paraître fluet. Depuis, j'ai connu Julian, et même en armure à cheval, son aspect certes princier le donnerait cependant perdant aux yeux des parieurs à 10 contre 1. Deimos avait (ah !ah !ah !) un visage anguleux, plutôt accorte, encadré de cheveux bruns bouclés courts et de pitoyables rouflaquettes. Son nez, avant d'être fendu (bon, bon j'arrête) avait la cassure de ces sculptures d'hommes de l'Ombre qui lui a valu son nom, ses yeux, du temps où il en avait lui aussi deux (pardon), étaient moqueurs uniquement parce qu'ils ne pouvaient refléter d'intelligence. Ce visage dur, mais peu résistant aux coups (j'ai craqué ?) ne connaissait que trois expressions : l'obéissance contrie par défaut et quand il ne comprenait pas très bien ce qui se passait, la haine sanguinaire quand il se battait, et enfin ce petit air narquois piquant que mes séances de macrochirurgie inesthétique ont transformé en une seule expression que j'ai baptisée "le charnier"(pardon, pardon, mais c'est trop bon ! ! !). Voici donc la scène, texto :

     Deimos : (sens de la question au nom de tous, formulation n'engageant que lui-même) faciès par défaut : Mais, que faisons-nous ici Messire ?

     Finndo : lui-même : Retirez votre question et faites vos paquetages, on en change.

     Et voilà comment nous nous retrouvâmes dans ce lieu que j'ai convenu d'appeler "Ailleurs", tant je ne retrouvai jamais son équivalent en Ambre avant le retour des Ombres. Il est peut-être temps de vous décrire par soucis d'équité Phobos, Titan et la bête Io. Voilà, j'ai pas l'habitude d'écrire, mais plutôt de parler quand je suis imbibé d'alcool, et dans ces cas là, la cohérence n'est pas de rigueur. Afin de préserver mon style et l'anarchie de mes pensées, je vais saccager ces mémoires que je destine pas tant à vous lecteur improbable (espion ambrien ?) qu'à des supérieurs et amis qui me connaissent, comprendront et pardonneront : Mordred et surtout ma Reine. Ma Reine, vous connaissez sans doute Phobos, le messager dont la sagesse et le sourire inspirent la confiance, et font de lui l'ambassadeur préféré de Finndo. Je me souviens de sa tentative d'irruption polie dans le tournoi Royal du nouvel an, ainsi que l'élégance urbaine mais provocatrice avec laquelle il prit votre refus. Il aurait gagné, sans nul doute. Ni Deirdre, ni Gerard n'auraient su l'arrêter sans quelconque ruse ou plutôt pouvoir ambrien, puisqu'à défaut de pouvoir, l'homme est plutôt fin. Aussi grand que Finndo, bien que plus mince, c'est un expert dans le maniement des armes longues, nécessitant agilité et sens tactique, comme la lance, la hallebarde, le naginata ou le bâton. Son visage droit est celui d'un homme calme et souriant derrière une épaisse moustache noire se poursuivant jusqu'aux tempes et à la naissance de cheveux mi-longs noirs.
Titan. Il faut le voir se battre pour se voir inspirer ce que son patronyme signifie : "la peur". Bien que nous ayons reçu la même Influence, que nous soyons devenus les reflets du même homme, il est inconcevable pour moi de croire que je dispose de la même puissance que lui. Il suffit de le voir manier sa lourde masse comme un cuisinier son fouet pour s'en convaincre. Enorme, pas tant en taille (bien qu'il dépasse Finndo d'une tête, il m'en rend toujours une demie) qu'en corpulence, et noir comme l'humus de la forêt d'Arden. Comme si cela était possible, ses yeux ombrés d'arcades proéminentes semblent plus noirs encore. Ce n'est que grâce à ses lèvres charnues et à ses paumes de mains rosées que l'on peut se convaincre qu'il est de chair et non pas de pierre. J'ai souvenir de son sang coulant de ses blessures comme un épais breuvage pourpre déborde d'un tonneau, tant son style de combat est risqué et bestial. Sinon, il est d'ordinaire taciturne et plutôt intelligent je dirais…au moins censé. Face à l'adversité, il ne connaît alors aucune mesure et tente toujours le maximum. Je ne l'ai jamais vu perdre un pari fait sur sa vie. C'est ce qui à mon sens le rend encore plus dangereux que la souriante et mesurée confiance de Phobos, ou la rage jubilatrice de Deimos. Mais pas aussi dangereux que moi. Ma force ? Je suis mal placé pour vous en parler, puisqu'il s'agit de la liberté, ou alors au moins de son sentiment, celui de se battre pour ses idées. Et pas celles de Finndo, que nous n'avions jusqu'alors point découvertes.
Et nous devrions attendre. Je soupçonne aujourd'hui Finndo d'avoir choisi le moment où nous poserions nos premières questions pour nous refiler matière à penser à autre chose, à se poser d'autres questions, et à trouver les réponses seuls, nous faisant alors passer un message peu clair : ne pas l'importuner avec ces histoires. D'autres questions viendraient si nous en avions le courage, celui de les lui poser. En attendant, par une manipulation que ma Reine appelle 'téléportation', par Atout ?, par la Marelle ?, je l'ignore toujours, désolé, je suis trop conscient de l'importance de ces détails pour les Ambriens… Donc par un miracle de la Licorne (peut-être !..) nous nous retrouvâmes "Ailleurs". C'était sympa d'ailleurs, et les consignes de Finndo, si elles étaient toutes aussi simples qu'à l'habitude, laissaient beaucoup plus de liberté :
     _" Faites de ces années ce que vous voudrez mais rien de ce que vous vous procurerez ne sortira d'ici.".

Nous étions libres, de tout contrôle, mais aussi de toute Influence. Nous le sentîmes sans qu'il eut besoin de nous le dire. Un vide. Une fatigue, un sentiment de dépendance presque, une faim. Il fallait faire autre chose. Nous partîmes dans un monde que d'aucun décrirait comme médiéval, habité, dangereux, où se mêlent créatures de légende et ineffable magie. Deimos sema derrière lui en ce monde destruction et carnage, profitant de ces années pour se défouler et venant parfois nous provoquer dans des contrées ou cités où il nous savait présents. Une peste locale faillit emporter ce bâtard. Je n'ai rien à dire de plus à son sujet. Les échos que j'eus de Titan m'apprirent que celui-ci fit passer beaucoup de monstres d'un statut de créature mythique à celui de chair à pâté. De là lui vient peut-être sa force supérieure ? Phobos, lui se fit discret et combla ses lacunes, en même temps que les miennes. Il m'apprit à lire et à compter, ainsi que les bases accessibles de la Magie du Maître qui sommeillaient en nous et qui avaient pratique ici. Phobos était devenu le plus complet d'entre nous. Il entretenait même une correspondance mentale avec Finndo dont je tirai vite jalousie et qui me vit l'écarter de moi, bien qu'il partagea ses nouvelles du Maître.

     Moi, je vécus simplement.
Cela se résuma tout d'abord à partir d'un pas aventureux écumer les bars et restaurants des différentes cités, gagnant ma vie euh…sur les routes puis en combattant pour les nobles locaux. J'appris durant ces années l'alcool, le chant paillard, à redécouvrir puis jouter avec des femmes d'abord effrayées puis meurtries par mes virils assauts. Ma force, ma taille et mon enclin rapidement proverbial au chahut firent de moi un indésirable auprès des hommes et des femmes d'Ailleurs. Je tapai trop fort, chantai trop fort et baisai trop fort. Après en général une courte soirée, les hommes du coin non effrayés au premier abord par ma stature se bousculaient aux hôpitaux et cimetières, les réserves d'alcool passaient des fûts de stockage à ma panse, et les femmes avides ou curieuses qui n'avaient pas la sagesse de m'éviter ne me servaient qu'une fois. A moi seul, j'inventai un style de vie carbonisant instantanément toute ressource puis passant à un autre site, tel un nuage de criquets migrateurs. Mais les communautés se relevaient cependant (à part de très rares demoiselles) et je ne pouvais pas me permettre d'empiéter trop sur le terrain de Phobos rendu glissant par mon attitude à son égard. Je revenais donc hanter les mêmes lieux, tentant désespérément de trouver quelqu'un qui saurait s'opposer à ma conduite que je savais sinon irrationnelle au moins peu modérée. Constater que j'attirais plus la sympathie de bandits, coupe-gorges et autres spadassins minables qui voyaient en moi un chef de bande que de gens que j'appréciai et dont je recherchais la compagnie m'amusait de moins en moins. Le problème c'est que je ne savais pas comment faire pour recommencer à zéro. La confiance des gens était perdue, et en raison de ma taille, il me serait difficile de me faire oublier, même si je changeais tant de peau que d'attitude. J'étais pris dans l'engrenage de ma seule compétence : l'exercice de la violence. Et à part le mot d'ordre de Finndo, qu'est ce qui pourrait m'arrêter ? Ce sont trois kilos de viande, ma ration du p'tit déj, qui finalement m'aiguillèrent vers une expérience profitable, profitable et humaine.

     Un soir en Charte-sur-le-Mont, une accueillante bourgade de montagne, un petit bout de femme coiffée à la mode du coin, crâne chauve et tatoué, vint me trouver, alors qu'une bande de brigands juvéniles ramassait ses dents. Les dents pour les plus chanceux en tous cas, puisque je me rappelle avoir arraché ce soir là une mâchoire inférieure appartenant à un bougre qui avait osé me mordre tandis que je tentai de lui arracher une langue par trop pendue et glissante. Je n'étais pas devenu un archange, mais je tendais comme ce Deimos que je méprise à devenir un destructeur. En fait, je méprise a posteriori ce que j'aurais pu devenir. Pas glorieux tout ça. La suite l'est encore moins. Je me rappelai être passé sur la damoiselle qui se campait l'air décidé devant moi. Fait encore plus remarquable, je me souvins de son nom.
     _ " 'lut Perdita, j'espère que c'était pas à toi…" dis-je en désignant le jeune homme inanimé dont la langue précédemment convoitée léchait la pomme d'Adam. Avec aplomb, elle se dirigea vers le bar, pour me ramener à boire pensais-je stupidement. Au lieu de cela, elle prit un grand panier d'osier recouvert d'un linge curieusement propre, et me le lança presque.
     _ " Non, mais ça oui."
Je compris immédiatement la nature du contenu. Je ne m'attendais pas à de la nourriture empoisonnée, ils avaient déjà essayé, et j'y étais moins sensible encore qu'à leurs flèches. Et puis au moins, jamais la nourriture ne hurle lorsque je m'en approche. Et on ne me la lance qu'en pensant que je suis une espèce d'ogre sauvage que des victuailles apaiseront ou retarderont. Un couffin. Un bébé ! J'avoue que je ne m'y attendais pas du tout, que jamais je n'avais pensé pouvoir être…père. Attend. Que faire, que faire. La tuer ou rigoler ? Un peu trop stéréotypé pour une situation qui enfin sortait de l'ordinaire.
Je laissais tomber sinistrement dans le même temps que la mandibule appartenant à celui qui aurait désormais du mal (s'il survivait) à articuler son nom :
     _" Eh bien l'accouchement a pas dû être difficile, tu devrais me remercier !"
     _" Qui te dit qu'il est de moi ?"
     _" Vous braillez pareil. Qui te dit qu'il est de moi ? " répliquai-je satisfait de ma réplique.
     _" Comme tu l'as si élégamment fait remarquer, tu as un moyen infaillible pour t'assurer la fidélité de tes partenaires " piqua t-elle d'un ton acerbe, sans répondre à mon insulte. Je ricanai avec aigreur.
     _" Le temps de la cicatrisation, tu as su que tu portais un môme !"
     _" Je ne t'ai pas dit qu'il était de moi. Par contre, c'est bien ton môme."
Profitant de mon manque de clarté dû aux brumes éthyliques, de ma surprise et des questions que je tentais d'élaborer, elle assena ces derniers mots :
     _" Tu as assez tué de gens dans ce village, et la mère est aussi morte par ta faute, à toi de voir si tu veux étendre le carnage à ton propre sang. C'est aussi de ta faute si cet enfant ne survit pas, personne ne voudra adopter l'enfant de l'ogre. Assumes tes actes, puisque personne n'a le courage de t'en punir."
Elle partit, trop vite pour que je puisse lui en allonger une. Et je restai pantois, soutenant plus aisément les regards moqueurs et graves des piliers du bar que celui du petit être dans le panier. Je n'eus jamais la certitude qu'il fut mon fils. Mais nous fîmes comme si. Je…je ne préfère pas vous raconter la transfiguration de ma vie avec son arrivée, je le garde pour moi. Vous n'avez pas besoin de le savoir. C'est à moi. Mais dès le début, et ce fut un réconfort dans les premiers temps, puis un déchirement au moment de la séparation à ses 15 ans, je me rappelai les mots de Finndo : rien ne sortirait d'ici avec nous. Ni objet, ni personne. Juste de dures et riches expériences. Ce séjour aura donc été comme des vacances au milieu d'un apprentissage au service d'un homme. Il aura été un moyen à la fois de nous tester et de nous individualiser. Finndo en avait appris plus que nous. Et comme nous il laissa les affaires de ce monde derrière lui. Ainsi que son fils Vaëlijg, que nous affrontâmes et vainquîmes sans peine aucune. Comme pour confirmer que l'enseignement n'est rien devant l'Influence. Nous partîmes sur l'ultime défaite de ce jeune adolescent furieux et humilié, je laissai un fils du même âge au sang incertain et à la puissance plus modeste, mais déjà homme bien longtemps avant sa première barbe. J'avais le cœur gros et je tentai de me convaincre que tout ceci avait encore moins de réalité que le massacre de la plage qui avait vu la mort de nos parents et notre vie débuter vraiment.

     Finndo avait plus que prévu notre désorientation et notre colère, puisqu'il savait que cet arrachement provoquerait des émotions susceptibles d'ébranler notre foi en lui. Il dut cependant rappeler qui était le maître au cours d'un combat dantesque l'opposant à Titan. Nous nous retrouvâmes dans les montagnes boueuses que nous avions quittées, abandonnant le coton irréel du monde Ailleurs, et inspirant le véritable air d'Ambre. Une longue marche à travers des monts puis la forêt, ainsi que de fréquents combats face à des créatures aussi dangereuses qu'inhabituellement organisées achevèrent de nous ressouder comme une équipe au service de Finndo. L'objectif était maintenant une zone du territoire de l'époustouflante forêt d'Arden. Le plan était simple : créer des désordres écologiques pour attirer l'attention du maître des lieux, un prince d'Ambre du nom de Julian pour laisser la mystérieuse Io (j'ai appris que c'était une femelle) prospecter dans des zones surprotégées par le canevas des Lignées animales et des Piliers végétaux au service de Julian. Selon Finndo, il utilisait de surcroît une magie conjuratrice supérieure à la sienne et bénéficiait du soutien de nombreux membres de sa famille, même s'il voyait l'intrusion de quiconque même ami en son immense territoire d'un mauvais œil. Au service du Clan, je me muais donc en celui qui fut connu plus tard comme le "bûcheron d'Arden". Mon arme de prédilection étant la hache, j'écopai de travaux insensés qui comprenaient l'escalade d'arbres de centaines de mètres de haut et aussi l'abattage de "petits troncs" d'une épaisseur telle qu'une farandole de l'engeance d'Oberon ne saurait en embrasser la circonférence ! Harcelé durant mon travail, l'abattage de certains Piliers stratégiques aux yeux de Finndo (aux yeux de Julian aussi j'espère) prit des jours. De leur côté, je crois que les autres provoquaient et décimaient les patrouilles animales d'Arden. Tâche à mon avis sans fin, mais je crois que tout ce cirque était plus un entraînement formateur qu'un désir de conquête territoriale ou un compte à régler avec le maître des lieux. Julian ne réagit pas immédiatement avec véhémence à nos agressions. Il devait être lui-même très occupé, et n'avait pas mesuré l'ampleur de notre volonté tout le temps que je n'aie pas abattu quelques dizaines d'arbres millénaires. ( je sais, c'est impossible, Ambre avait 8 ans à l'époque ). Je devais apprendre qu'il avait la garde de Mordred, ce qui peut certes compliquer l'existence, tant ce gamin est un concentré de virulence et d'idées malignes.
Quand Julian décida sérieusement de s'occuper de moi, il s'arrangea pour provoquer, je ne sais encore comment, ce qu'il pensait être une chute mortelle depuis les hauteurs d'un arbre frontière d'Arden dans lequel j'étais grimpé. A son grand étonnement, j'y survécus, bien que très mal en point. Au lieu de m'achever, il me 'questionna' sur les motivations de notre entreprise puis voyant que je n'en savais rien, m'envoya retrouver Finndo pour lui proposer une entrevue en Arden. Je n'eus pas la possibilité d'éluder ses questions, et lui répondis comme si Finndo lui-même les avait posées. L'esprit encore engourdi tant par la chute que par la confrontation mentale avec le Prince, je dus m'accrocher à l'encolure d'un de ses énormes sangliers pour rallier la proche lisière. Tapis au fin fond de mon être sommeillait un noir message destiné à mon Maître.
Io déchiqueta sans peine les sangliers de Julian. J'étais en piteux état, enfin, je croyais l'être. Et mon ignorance me permit mieux que tout d'endosser le rôle que Julian attendait. C'est avec mépris mais une certaine douceur que Titan s'occupa de moi jusqu'au retour de Finndo. Tout dans mon attitude montrait que j'avais été gravement atteint lors de la rencontre attendue en hurlant une centaine de mètres durant entre le sol des sous bois avec ma solide masse. Aucun de nous ne manifestait jamais quelconque sentiment de douleur, et la plupart s'étaient déjà battus avec plus d'une fracture. La douleur nourrissait même notre guerrière vindicte. Je sais qu'en la ressentant, je brûlais de la faire partager à celui qui avait osé me l'infliger. Notre Réalité devait nous préserver de l'effet handicapant de la douleur, à moins que cela soit une manipulation habile de nos voies nociceptives visant à transformer en force furieuse l'énergie habituellement perdue dans ces cas là à crier ou se tordre pathétiquement. Titan envisageait donc le pire en me voyant ainsi immobilisé, perdant sang, eau et sensations. La colonne vertébrale l'entendis-je dire à Finndo, tandis que la perception de son arrivée me fit soudain et inexplicablement sortir de mon cocon anesthésiant.

     Un fauve en moi m'indiqua que j'étais en état pour livrer bataille à mon Maître, tenter de le tuer par surprise, sachant que je ne saurais même illicitement gagner cette guerre, mais m'encourageant à au moins faire des putains de dommages ! ! ! L'ordre me forçait à masquer mes émotions, à jouer mon rôle jusqu'au bout, comme je savais qu'il me forcerait à faire la seule chose pour laquelle j'aurais eu en temps normal une réelle hésitation. Un grondement sourd s'éleva, je suppose, du plus profond de moi. Où ma plus impénétrable profondeur se trouve, hé, va savoir. Mais j'attaquais Finndo. Sans concessions ni hésitation. Je voulais étrangler la mère qui m'avait mis au monde, mordre la main du maître qui me nourrissait, éteindre le feu de la passion brûlant en mon sein qui donnait jusqu'alors sens à mon existence. Détruire la source qui m'avait abreuvé sans retenue de sa puissance. C'est peut-être ainsi qu'un fleuve qu'on aurait facétieusement doté d'une conscience aurait envisagé de mettre un terme à ses jours. La bête que j'envisageais alors comme une partie enfin libérée de mon âme me susurrait que la boucle devait être bouclée. Avec la vie de Finndo, commencerait le troisième acte de la mienne.
Il fallait agir vite. Je dus y parvenir, puisque Finndo et les autres parurent surpris, et ne purent m'empêcher de les bousculer pour saisir l'estramaçon que j'avais repéré de mon lit de mort. Je me plaçai dès lors dos à un gigantesque conifère, comme pour me barrer moi-même toute voie de retraite. Je n'étais pas sûr de ce que j'entreprenais. Si Finndo n'avait pas exhorté Titan et consorts à s'éloigner, je serais peut-être tombé à genoux et aurais imploré je ne sais quel pardon, trop désorienté pour plaider la folie. Finndo se débarrassa de sa cape dans un bruissement d'ailes, et m'approcha, sans oublier de dégainer sa large lame dans un ululement funeste.
     _" Réfléchis Derek…Réfléchis aux raisons d'un acte que tu n'as pas encore entrepris." me dit-il doucement, comme s'il récitait une prière. Je frissonnai. D'excitation, de trouble, de peur ou d'affection ?... " Réfléchis doucement." reprit-il. Hmm, la guerre psychologique. Une leçon que nous venions d'explorer récemment. Voilà qu'il se servait de ses armes à ses dépends ! Je savais pertinemment à présent ce qu'il voulait faire ! ! ! Démonter la rage et le sentiment d'indifférence vis à vis de l'existence que vous offre l'adrénaline, en ramenant l'adversaire à la réalité.
Je ricanai, fort gutturalement ma foi : des souvenirs affluaient avec la marée montante de mon aveugle vindicte : " Hanhan ! Vous oubliez que je connais toutes vos ruses cher maître, puisque j'en suis tellement empli que mon corps entier ne semble vouloir point cesser d'enfler."
     _" As-tu donc oublié que j'étais plus que cela, Derek ? A moins que tu ne l'aies jamais su ?"
     _ " Un père, c'est ça que vous voulez entendre ? Et bien excusez du peu, lorsque vous nous avez enlevés, je rêvais d'épousailler ma mère, et projetai d'éliminer mon paternel. Pardonnez Messire, de devoir subir l'ire d'un homme qui se voit obligé d'accomplir un parricide différé afin d'assouvir sa frustration. C'est à votre image que je laverai un tel outrage : dans le sang. Mourrez ou tuez moi !"
     _" Tu ne me laisses pas le choix, Derek. Tu auras toute la vie pour savoir si tu pouvais seulement te permettre d'imposer à un Prince l'étroitesse de ce choix. La mort, c'est pour longtemps. Tu vivras donc."
Guerre psychologique, détruire la volonté de l'autre en lui imposant l'idée qu'une déroute serait acceptable…J'avais dès lors perdu. Je le prouvai, sans le savoir :
     _" NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOONNNN ! ! ! !".
Je chargeai comme un fou, prêt à tous les risques, tous les sacrifices, prêt à ébranler mes convictions et ses certitudes, prêt à pourfendre la montagne. J'aurais donné cher pour avoir une arme plus longue et plus efficace, qui avait l'air d'une aiguille en ma pogne. L'allonge était malgré tout en ma faveur, et quasiment ma seule chance de victoire. Frapper d'estoc donc. Longue portée, mais aisément rabattable ou esquivable. Et plus je me fendrai, plus je me retrouverai à découvert. Epineux et mortel problème. J'aurais donné cher pour une autre épée, voire plutôt ma hache. Je l'avais cependant égarée dans les hauteurs d'un angiosperme géant, et n'avais pas trouvé le temps de l'accrocher pour m'accompagner dans ma chute.
Je me résolvais à l'idée saugrenue apparue telle un lapsus au milieu de mes sauvages pensées tactiques, d'aller la récupérer sitôt cette affaire terminée. Tenant fermement ma lame, je tentai, profitant de mes centimètres supplémentaires, de l'attaquer par en dessus. Cela mettait mon ventre à découvert, mais être attaqué de haut, ça devait pas lui arriver tous les jours. Quant à ma ceinture abdominale, elle en avait vu d'autres. Je tricotai donc un temps avec mon épée comme une matrone tâte le bouillon avec sa cuillère, prudemment, mais sans vraiment avoir la conviction d'avoir sur lui un impact réel. Déchiré à deux reprises, j'abandonnai l'idée. J'étais trop crispé sur ma lame, de peur qu'il me désarme, et n'avais pas la souplesse adéquate à l'escrime…Bonne vieille hache…Me restait comme solution les battements : tenter de le désarmer en choquant sa lame, voire briser celle-ci. Peine perdue. J'héritai de quelques nouvelles estafilades en punition de mon incompétence avérée à l'épée. Il me restai dès lors, le terrain de la force…Peut-être que mes capacités propres ajoutées à son Influence me permettraient de triompher. Au moins je pourrais le toucher ! Bon, une blessure de plus, une de moins…Mon plan était d'accompagner son prochain coup. Vous savez, comme la femme ondule à la rencontre de l'homme durant l'étreinte charnelle. Cela aggraverait ma blessure, mais je pourrais coincer son arme et le saisir…Il serait au moins forcé d'accepter le choix dans les termes que je lui avais proposés. Suivant une curieuse impulsion, je lançais de très près ma lame fragilisée en sa direction, et d'une main, parvins à saisir la sienne. Je ne sentais toujours rien de mon côté, mais percevais enfin une réaction du sien : la surprise. Il lâchait son arme, et elle était mienne, il aurait souhaité me frapper de sa main libre que l'effet aurait été amoindri du fait de sa pauvre allonge au regard de la mienne, du pied il se serait mis en fâcheux déséquilibre. Pour la première fois, j'avais l'avantage, et l'initiative. J'en fus pris au dépourvu. J'avais déjà renoncé implicitement à vaincre. Finndo trouva bien avant moi quoi faire. De tout son poids et en un grognement sourd, il poussa sa lame dans ma direction. Celle-ci chauffa ma paume, le sang dont elle était couverte agît comme une sorte de lubrifiant naturel, précipitant l'arme et l'homme vers mon sein. Je parvins à me décaler et lui lancer mon genou vers sa poitrine, alors qu'il me dépassait. Aggravant mes blessures au tronc, mais lui emportant quelques côtes bien réelles vers ses organes internes. Haletant, au milieu d'un sauna de sueur et de sang je précipitai mon coude vers sa nuque, ployé en deux qu'il était sur mon genou gauche. Je le heurtai violemment au flanc, alors qu'il avait trouvé le temps, d'un coup de hanche de chat en chute libre, prenant appui sur mon corps d'effectuer un demi-tour pour m'assener un coup de talon dans un angle impossible, avec une souplesse que je ne lui avais jamais suspectée. La botte ferrée me heurta la tempe et le côté de l'orbite dans un craquement sinistre que je perçus de l'intérieur. La douleur, d'ordinaire galvanisante, me paralysa. Une moitié du monde teinte d'écarlate seulement subsistait. L'autre était perdue à jamais. Le long d'une fente de pression invraisemblablement verticale, je sentais incrédule l'humeur de mon œil invalide se mêler au sang de ma plaie. J'étais cependant encore conscient. Assez pour me tenir l'orbite, non pas pour contrôler la douleur, mais pour tenter de décabosser comme une plaque de fonte ma tempe enfoncée. Je me retournai trop tard vers Finndo, et sentais ma vulnérabilité, une seconde fois par sa faute. Les coups pleuvaient alors. Je me défendis pour la forme, mais me retrouvais rapidement au sol, face contre terre. Je sentis alors des mains de fer en habit de cuir me plaquer le visage dans le limon gorgé d'eau. Je ne pouvais plus rien faire d'autre que gargouiller des bubulles dans le sable et renoncer au-delà du raisonnable, au combat et à la vie. Lorsque la pression sur ma nuque cessa, je relevai cependant la tête. Pour respirer.
L'estramaçon planté à mes côtés, je tournai la tête du mauvais côté pour regarder mon bourreau en face. Pas d'oraison, ni d'épitaphe que je n'aurais su lire. Juste la voix de Finndo, toujours calme, pas même essoufflée.
     _" J'attends encore beaucoup de toi."
     _" Gsrifrhashh ". Je voulais dire 'merde'. Encore un échec. Je restai là. Pendant que lentement, ils pliaient bagage. Io vint me renifler, mais fut rappelé à l'ordre. Il s'éloigna dans un feulement, laissant gésir le premier des disciples de Finndo. A regrets. C'était le plus gros tas de viande du clan…

     Il ne me reste aujourd'hui plus qu'un œil et deux hypothèses. La première, la plus plausible, Julian a profité de mon innocence mentale pour me retourner contre les miens, ses agresseurs. Il a vu pourquoi nous nous entraînions sans relâche, et…je vous ai occulté ce fait, désolé Majesté. Je pense que nous eûmes cette conversation autrefois, et que rien n'a changé depuis lors. Bref, Julian a voulu semer le trouble dans le clan et les plans de Finndo. J'aime à croire qu'il ne m'a pas estimé le mauvais gars, et a décidé de me confier Mordred, au vu de mon passé. Je ne préfère pas envisager le fait qu'il m'ait reconditionné pour m'occuper de son neveu. Avec ce genre de soupçons, point de réelle existence…La seconde hypothèse ? Il me pèse davantage de vous l'énoncer avec clarté et sans honte que l'aveu de ma propre impuissance face aux princes cadets de Finndo. Peut-être une autre fois. Rédiger sa vie est assez faire montre de nombrilisme, sujet à l'opprobre et au ridicule, et psychologiquement épuisant. Désolé Majesté. Je sens, enfin j'espère, restons humble, que vous allez bientôt me ramener à la réalité, me sortir de ces souvenirs passés, où je me projette avec plus de réticence au fur et à mesure que ma plume noircit ces parchemins. Je préfère dans l'instant retourner sur des terres moins mouvantes où mes piètres compétences de conteur ne seront pas tant mises à contribution. L'avantage d'une histoire d'ivrogne, c'est que l'auditoire ne s'attend pas à ce qu'elle ait, a l'instar d'une putain, un sens. Exception faite d'un message bien caché que seuls sauront trouver les explorateurs de la sagesse des fous. Et ceux là, ils sont soit plus imbibés, soit plus imbus d'eux-mêmes que je ne le suis.

     Je sais, Majesté, que vous saurez trouver un sens à cette curieuse suite de faits qu'est mon existence. Au nom de ma dernière chopine, ne me le révélez jamais !

C'est pas la fin….