- Premières traversées -

     Les Quartiers Royaux, où se mêlaient des architectures de différentes époques, firent un point de retour idéal pour le couple royal et leur fils. Lycia, Ixaani et Tristan allèrent voir l'enfant de la Marelle de Terre, le prince Alistair afin de l'avertir de la volonté de Tristan de traverser sa Marelle. Alistair avait des traits physiques qui rappelèrent à Tristan son frère jumeau, tel qu'il aurait pu être des années plus tard. Il parut assez revendicateur face au couple royal et réclama que dorénavant il soit consulté avant toute traversée de la Marelle de Terre. Il considérait en effet servir cette dernière avant de servir la couronne. Il accepta que Tristan la traverse, non sans l'avoir auparavant prévenu des dangers qu'il encourrait. Lycia téléporta tout le monde à l'entrée du Tracé, où Tristan commença sa traversée. Trois jours plus tard, il réapparut nu aux pieds de sa mère, à peine conscient, mais vivant. Il avait réussi l'épreuve.

     Le jour que j'attendais tant, ma chance de connaître la Marelle, était enfin arrivé. Le temps était dégagé et la température de l'air douce dans les bois d'Arden où nous apparûmes. Un peu plus loin, deux blocs de grès gris marquaient le départ d'un petit chemin, l'entrée du Tracé de la Marelle. Bien qu'Alistair m'ait semblé réticent à ma traversée, il me donna d'ultimes recommandations. Il me décrit l'épreuve à venir comme la lutte contre mes souvenirs et la nature, comme une union avec la Terre et la Réalité, et enfin comme un rite initiatique dont je devais me montrer digne.
Je m'engageai sur le petit chemin, le début du Tracé. La litière du chemin en terre grise bruissait à chacun de mes pas. Celui-ci devenait de plus en plus sablonneux, se restreignant au fur et à mesure de mon avancée. Les bois s'épaississaient comme je m'enfonçais dans cette partie secrète d'Arden.
L'odeur d'un feu de bois, une odeur âcre et métallique, envahit bientôt mes narines. Je fermai les yeux, me concentrant sur mes souvenirs, certain que je ne quitterai pas le Tracé.
La terre remplaça le sable, la montagne gagna en hauteur. A chaque pas, la douleur était plus violente. Je criai comme les nuits agitées de cauchemars, de mon enfance. Je me souvins du traumatisme de ma naissance, de la chaleur maternelle de celle qui avait été mon hôte et serait mon guide pour la vie, maman. Une autre présence se joignit à moi sur le Tracé, une présence qui ne me quitterait plus jamais. La sensation, que je laissais derrière moi maman et Levon, m'envahit. J'étais désormais seul dans cette promenade initiatique. L'enfant en moi se mourrait, comme le crépuscule tombait sur le chemin de ma destinée. Au fil du chemin, Lycia perdait un fils, Ambre gagnait un prince.
De multiples souvenirs agréables et douloureux parcouraient les strates de ma mémoire et de ma conscience. Quelque chose était en train de grandir en moi, de se lover en douceur dans mon esprit. Les sentiments les plus récents, ceux de mon entraînement avec papa, les paroles d'Alistair dans Arden et le visage de maman avant que ne débute l'épreuve se rappelèrent à moi avant que je n'ouvre à nouveau les yeux.
Les hautes cimes sur lesquelles je me trouvais étaient enneigées. Mon souffle court, à cause de l'altitude, me faisait grandement peiner à chacun de mes pas. A présent, la terre m'appelait et chacune de mes foulées me demandait un effort terrifiant. Le relief devint très accidenté et je manquai plusieurs fois de choir définitivement. Ma volonté, unie à mon corps encore résistant, me poussait à continuer toujours plus loin. Si je ne m'étais pas entraîné avec papa, j'aurais arrêté depuis plusieurs kilomètres déjà. Je descendis bientôt la haute montagne et la végétation devint de plus en plus en accord avec celle que je connaissais en Arden. La neige fondue devenait dans la terre une mélasse retenant mes pieds dans le sol. Peu à peu, je m'enfonçais dans une tourbière. J'étais détrempé et frigorifié. Une partie de mes vêtements avait été arrachée. J'approchais d'une arche de pierre flanquée de deux grands arbres. Mes mains me paraissaient plus grandes, je portais désormais la barbe et mes cheveux longs étaient crasseux. Je descendis bientôt de l'arche, enfoncé dans la boue jusqu'à mi-taille. La souffrance devenait de plus en plus intense. De pas en pas, les plantes m'utilisaient pour se hisser vers la lumière. Je devais lutter contre la nature toute entière.
La Marelle revint en moi sous forme psychique et tenta de me convaincre du bien fondé de l'état minéral. Ma peau devint plus grise, mais je me raccrochais à mon identité. A chaque pas, il fallait que j'arrache mes jambes à la roche, jusqu'à ce que j'atteigne une grotte.
Dans la grotte, je me retrouvai bientôt comme noyé dans la terre, tentant de nager pour avancer, prisonnier d'une gravité irréelle, cherchant à me hisser toujours plus loin. Il ne fallait pas que j'abandonne, la moindre aspérité de la roche me ramenant l'espoir. Néanmoins, je commençai à être gagné par la panique et une sensation de claustrophobie. J'eus l'impression de revivre ma naissance. La Marelle tenta de me garder en elle et fut à la fois impressionnée et désabusée par ma détermination. J'atteignis enfin un tournant dans le boyau et bientôt la clarté du jour envahit ma vue, m'éblouissant. J'étais toujours vivant, dépouillé de toute chose, nu. De toutes mes forces je me remis debout, ou plutôt courbé. Abandonnant derrière moi toutes mes possessions, sans regret, je continuais à avancer. Ma démarche était saccadée, hésitante et chancelante mais je progressais.
Ma progression devint bientôt plus facile, mes pieds comme aimantés par le sol. La Marelle puisant en moi de l'énergie et m'emplissant aussi d'une nouvelle et rafraîchissante force. Je trébuchai sur la racine d'un petit arbuste et roulai en ce que je sentis rapidement être le centre, le cœur de la Marelle. J'avais réussi et mes dernières pensées conscientes allèrent vers maman.

     Lycia transporta Tristan dans son lit et le laissa se reposer. Avant de sombrer dans l'inconscience, il eut la curieuse impression qu'un rapace avait tenté de lui picorer un œil. C'était en fait le signe que son premier voyage dans les contrées ambriennes des songes débutait…

     Un cri de rapace me fit reprendre conscience. Je me voyais d'au-dessus, dans mon lit d'enfance. C'était comme si je flottais au-dessus de moi tout en restant dans mon corps. Le rapace se posa sur mon lit et se dirigea vers mon visage, son bec tendu vers celui-ci. Je me sentais comme immobilisé par de lourds bras me serrant les épaules. Un parfum floral accompagna cette étrange impression. L'épervier sombre se rapprocha de mon œil gauche et le picora. Je ne sentis rien et continuais à y voir normalement. Il se dirigea vers mon autre œil alors qu'une autre odeur surgissait du passé. Cette douce odeur, celle de maman, m'aida à m'endormir d'un sommeil sans rêve.
A mon réveil, tout ce que j'avais vécu me sembla n'être qu'un mauvais rêve. La porte de ma chambre s'ouvrit sans que je ne l'entende. Un homme vêtu de velours noir et aux cheveux argent entra dans la pièce. Je me levai et m'aperçus que j'étais dans mon corps d'enfant, mon sac de bille dans une poche et mon jeu d'Atout dans l'autre. Maman m'avait décrit ce personnage, il avait tenté de l'éliminer, elle, Yarick et Robin, afin d'utiliser leur sang pour détruire la Marelle de Corwin. Mandor ne tarda pas à se présenter à moi. J'essayai d'éviter la conversation ne sachant pas quelles étaient ses intentions. Il m'affirma vouloir jouer avec moi mais il aurait fallu pour cela que je lui dévoile mes jeux de prédilection. Il avait en effet fait allusion aux pouvoirs comme à des jeux d'enfant. Je lui dévoilai seulement mon affinité avec la Marelle avant de m'apercevoir que je n'étais que dans un souvenir imparfait de mon enfance. Il me laissa tout en me félicitant pour ma manière de me comporter vis-à-vis des étrangers. Il mit fin à sa visite en m'affirmant que nous serions amenés à nous revoir et en me demandant d'embrasser mon frère de sa part.
Après qu'il soit sorti, la porte s'ouvrit à nouveau et Levon, lui aussi enfant, entra. J'eus brusquement un mal de tête affreux, comme si quelqu'un cherchait à pénétrer mon esprit. Levon tenta en vain de me calmer mais je me réveillai brusquement dans mes appartements princiers du palais d'Ambre. Quelqu'un cherchait en réalité à me contacter par Atout…

     C'est une tentative de contact de son frère, Levon, qui réveilla Tristan deux jours après avoir traversé la Marelle de Terre. Ce dernier cherchait à le joindre depuis des années et il commençait à s'inquiéter. Levon fut surpris de trouver son frère autant changé que lui ne l'avait été après deux cent ans dans les Ombres. Levon était à présent impliqué dans une guerre planétaire et avait failli y laisser sa peau plusieurs fois. Il aurait aimé ralentir le flux temporel de son Ombre et demanda à son frère de le retrouver le jour où il en serait capable. Levon s'était en outre fait une relation qui lui permettrait de quitter l'Ombre mais il ne savait pas encore s'il allait le faire. Ils se quittèrent en évoquant leur mère. Levon était prêt à la revoir si celle-ci l'était aussi. Pour finir, il chargea Tristan de faire comme bon lui semblerait quant à transmettre de ses nouvelles à leurs parents.
Le réveil de Tristan fut bientôt ébruité et il retrouva avec plaisir ses parents. Le récit de son rêve intrigua Lycia. Elle lui confirma que Mandor était un grand sorcier qui se cachait à présent dans les murs du château d'Ambre disparu dont il avait été le principal maître d'œuvre. Elle donna à Tristan un nouveau jeu d'Atout qu'elle considérait comme complet. Ixaani et Lycia évoquèrent ensuite leur idée de lui confier la responsabilité d'une cité de la Terre Réelle, Eterna, dont Elyas aurait dû s'occuper. Il se montra enthousiaste à cette idée et sa mère s'occupa de lui dresser la situation géopolitique d'Ambre.

     Le portrait qu'avait brossé maman de la situation d'Ambre était des plus instructifs. Le challenge de diriger une cité comme celle d'Eterna n'en avait été que plus valorisant à mes yeux.
Une des questions importantes que se posait la couronne d'Ambre était le rétablissement ou non du Cercle d'Or et des routes d'Ombre entre Ambre et ce premier cercle d'Ombres. D'un côté, cela pouvait favoriser le développement du continent réel et d'un autre, cela donnait des points d'entrée à quiconque voulant endommager les Marelles. La décision de créer une seule route, contrôlée, ne tarda pas à être prise. Papa en surveillerait la construction à Ambre.
Il existait sur le continent réel six autres cités : Florimel city gouvernée par Flora, Zéa gouvernée par Gerard, Double Terre gouvernée par Jirza, Rebma gouvernée par Llewella, Ambre et les Quartiers Royaux gouvernés par le couple royal. Les dirigeants des cités du continent réel formaient le conseil des Exarques chargé de gérer la géopolitique de la Terre Réelle. Eterna était l'ancienne cité d'Eric qui avait été confiée à son petit-fils Elyas. Cela avait été autrefois une cité militaire mais Elyas ne l'ayant pas prise en charge, la discipline n'y régnait plus et en assurer la gouvernance serait difficile. Eric n'était plus, son esprit ayant été annihilé au cœur du Joyau du Jugement et Elyas allait bientôt être déchu de son droit de gouverneur.
La Licorne, en laquelle Martin et Llewella sont de fervents croyants, n'aurait pas souhaité que les Ombres réapparaissent après leur première disparition, il y avait très longtemps de cela, mais maman n'avait pas cette même vue. Elle pensait qu'en fait il existait deux Licornes : la vraie et une imitation par Dworkin. Les écrits de la Licorne rapportés par Dworkin seraient d'ailleurs enchantés. " Quel besoin a-t-on d'enchanter les gens pour qu'ils croient à une divinité si ce n'est lorsque ce n'en est pas une ? " me demandai-je sur l'instant. La religion serait un élément à ne surtout pas négliger lorsque je prendrai la tête d'Eterna. Le Serpent, quant à lui, se serait révélé être mon demi-frère, que je ne connaissais pas, Alwynn.

     Tristan fit part de son souhait de traverser la Marelle du Ciel, qu'il considérait comme complémentaire à sa connaissance de la Marelle. Lycia amena Tristan dans la Vallée de Cristal, où le ciel est toujours dégagé. Il scruta le ciel et commença à dessiner dans son esprit l'Empreinte de la Marelle que formaient les étoiles dans le ciel. Il n'eut aucune difficulté à deviner et à appréhender le schéma de la Marelle du Ciel et se retrouva quasiment instantanément au centre de celle-ci. Il se projeta aux côtés de sa mère. Cela n'avait duré que quelques minutes et il sentait à présent en lui l'Empreinte spirituelle de la Marelle. Il eut l'intuition que des questions lui avaient été posées, qu'il avait été évalué, jugé dans son âme et dans son cœur et enfin accepté.
Ses premiers cours commencèrent les jours qui suivirent sa traversée de la Marelle du Ciel. Ils avaient lieu dans les Ombres en compagnie de son père et de sa mère. Cette dernière lui indiquait les potentialités de l'Empreinte de la Marelle et son père le guidait dans son appréhension de la méthode à adopter pour voyager dans les Ombres. Il s'exerça au voyage par la Marelle en changeant des détails ou en se focalisant sur la conservation d'un ensemble d'éléments visuels. Puis, il apprit à voyager avec la Marelle à l'esprit afin de conserver ou légèrement influencer les paramètres tels que le coefficient temporel d'une Ombre vis-à-vis d'Ambre. Ce dernier exercice est celui qui sollicitait le plus d'efforts. Il utilisait naturellement la Marelle de Terre pour voyager mais sa mère lui révéla qu'il avait aussi l'Empreinte de la Marelle du Ciel en lui.
Après une journée d'entraînement, la fatigue eut raison des forces qu'il restait à Tristan et il tenta de trouver le sommeil. Il fut pris de vertiges et sombra dans un sommeil qui fut loin d'être reposant. Le seul rêve qu'il fit lui parut durer une éternité et il dut se reposer la journée entière suivante. Dans son rêve, il revécut sa traversée de la Marelle de Terre comme s'il avait été détaché des événements. Puis, sa vie défila dans son esprit au travers de souvenirs évoqués. Ce fut la plus longue nuit de son existence, une nuit où son esprit analysa tous les événements qui avaient marqué sa vie jusque là.
Après s'être reposé de sa longue nuit, il remarqua - lorsqu'il essaya d'utiliser la Marelle - qu'il pouvait faire appel aux deux Empreintes des Marelles de Terre et du Ciel.

     La nuit qui suivit ma traversée de la Marelle de Ciel, je revis toute ma vie défiler dans mon esprit, depuis ma naissance jusqu'au moment présent. Je n'étais pas vraiment l'acteur de toutes les scènes de mon existence. J'en étais l'observateur froid et distant. J'avais une vision analytique de ma vie. Ce n'est pas une expérience des plus agréables, mais elle me permit de comprendre la complémentarité des deux Marelles.
La Marelle de Terre est liée à une approche pragmatique de la vie. Celui qui la manipule pour voyager devrait être capable de régler exactement chaque détail de son parcours. La Marelle du Ciel est liée aux facultés d'analyse de ses utilisateurs. Celui qui l'utilise pour voyager est dans un état d'esprit prompt à anticiper. Au-delà de ces considérations, je sentis qu'elles avaient des personnalités et que je pouvais mieux les connaître. Leur utilisation renfermait des secrets que je comptais bien découvrir par moi-même, un jour…