- L'adolescence -

     Tristan et Levon continuèrent de grandir paisiblement dans la maison familiale des Ombres en compagnie de leurs parents. Lycia profita de ces années pour leur apprendre ce qu'elle connaissait de l'histoire d'Ambre, ce qu'elle avait vécu comme épreuves dans sa vie. Pendant ce temps, le village voisin se développa devenant une véritable cité. Levon avait eu une adolescence plutôt difficile, contrairement à Tristan. Mais tous deux semblaient quelque peu en retard sur les adolescents de leur âge. Tristan n'en fut guère touché alors que Levon se renferma peu à peu sur lui-même. A leur vingtième année, ils eurent une poussée spectaculaire de croissance, qui leur fit rattraper le retard qu'ils avaient accumulé.
A sa vingt-et-unième année, Levon décida de partir travailler et de vivre en ville. Tristan préféra rester dans la demeure familiale. Quelques mois après le départ de Levon, les deux frères demandèrent à leur mère de les amener dans un complexe d'Ombres où ils pourraient se confronter, seuls, aux Ombres et aux aléas de la vie ombrienne, sans la Marelle.

     Maman et moi allions voir Levon de temps en temps, mais je sentais que son comportement manquait de naturel. Un jour, j'avais décidé d'aller le voir tout seul. Sa présence me manquait, nos discussions aussi. Il habitait dans un quartier pauvre, un appartement assez déplorablement tenu. Il exerçait le métier de tanneur en ville et s'habillait désormais de cuir. Il se sentait manipulé par maman, il lui en voulait et se sentait prisonnier de sa propre vie dans cette Ombre. Nous discutâmes beaucoup de notre avenir et de notre vie au milieu des Ombres. Ce jour-là, nous apprîmes beaucoup l'un sur l'autre. Je sentis un lien indicible se renforcer entre nous. Un même sentiment que nos consciences n'interprèteraient pas de la même manière et surtout une implicite et mutuelle compréhension…
Nous n'avions pas le même caractère mais nous étions parvenus à la même conclusion : il fallait un changement radical à nos vies. Enfin, cela, je ne le compris que plus tard. Je m'étais persuadé à cette époque de vouloir traverser la Marelle et lui s'était persuadé de devoir partir loin de maman dans une autre Ombre. Nous retournâmes ensemble la voir à la maison. Lors de notre discussion, elle comprit que c'était le changement et l'indépendance dont nous avions tous deux besoin. D'idées en idées, nous choisîmes qu'elle nous mène dans un complexe d'Ombres où nous pourrions voyager afin de vivre comme vivrait un Ambrien sans la Marelle. C'était la première véritable épreuve dont je comptais tirer parti pour aller jusqu'aux limites de mes possibilités.
Avant de partir, nous allâmes voir papa pour lui dire notre décision qu'il approuva. Nous formâmes ensuite le triangle sacré : ma main droite dans la main gauche de maman, ma main gauche dans la main droite de Levon. Grâce à la Marelle, elle nous transporta jusqu'à l'Ombre centrale du complexe.

     Les premiers pas de Tristan et Levon dans la vie ombrienne furent hésitants. Leur première expérience fut le contraire de ce qu'ils avaient imaginé : Levon devint un footballeur célèbre, usant de ses talents largement supérieurs et Tristan se fondit dans la masse pour trouver par lui-même un travail de responsable des ressources humaines dans une jeune entreprise. Grâce aux Atouts, ils restèrent tous deux en contact, se jouant de leurs multiples choix de vie. Tristan donna à sa mère de temps en temps de ses nouvelles ainsi que de celles de Levon.
Tristan fut tour à tour officier de police judiciaire, ingénieur dans l'aéronautique et le spatial, cadre commercial, journaliste freelance, mercenaire, réalisateur de cinéma et même directeur d'une branche internationale d'une entreprise. De plus, il pratiquait de nombreuses activités en dehors de ses professions. Ses hobbies favoris étaient le tir au pistolet, l'escrime, la moto, les échecs et le théâtre. Levon, lui, était beaucoup plus oisif que son frère, moins avide d'expériences. Il se donnait plus de temps pour découvrir le sens de sa propre vie. De toutes ses multiples expériences, Tristan se lassa bientôt.

     Peu avant de partir de l'Ombre où nous avait amené maman, j'avais été voir Levon, chez lui. Il me parla de ses pérégrinations dans les Ombres voisines et me confia qu'il passerait bien sa vie ici sans chercher plus de complications. Lorsque nous étions plus jeunes, il était solitaire parce qu'incapable de s'imposer en ma présence et il voulait à présent vivre sa propre vie. L'immortalité théorique lui paraissait être un véritable fardeau à transporter. Il me confia que lorsqu'il aurait trop vécu, il mettrait tout seul un terme à celle-ci. Je lui promis de ne pas en parler à maman, elle se serait beaucoup trop inquiétée pour lui et cela n'aurait qu'aggravé leurs relations. Il me révéla aussi que, contrairement à moi, ses points vitaux étaient inversés : son cœur était à gauche et son sang s'écoulait à l'envers. Lorsque j'aurais traversé la Marelle, il me conseilla de ne pas revenir le voir. Il essaierait d'être immortel à sa propre façon…

     Tristan sentait que la réalité des Ombres n'avait plus beaucoup à lui apporter. Seule la perception de la vérité des Ombres lui manquait. Il brûlait d'envie de connaître la Marelle d'Ambre et se sentait comme attiré inexorablement vers cette connaissance. C'est à cette époque qu'il se décida à joindre sa mère pour lui faire part de ses intentions. Elle fut satisfaite de son désir de traverser la Marelle et lui donna ses premières recommandations. Elle lui révéla que toute Marelle enregistre les informations sur celui qui la traverse, qu'elle les stocke sous forme de Spectre et que dans l'Interombre, les enfants de la Marelle peuvent interroger nos Spectres. Il y avait quatre enfants de la Marelle. Qalypso était celle de la Marelle d'Eau mais elle avait été sacrifiée pour la reconstruction du Logrus. Alistair était l'enfant de la Marelle de Terre, et Xofeult celui de la Marelle de Feu. Tsiée était le dernier enfant, celui de la Marelle du Ciel. Elle n'avait pas donné signe de vie à Ambre depuis trois années.

     Lorsque j'annonçais à maman ma décision de connaître la Marelle, elle comprit que ce que j'avais vécu durant ces années dans les Ombres avait suffisamment enrichi mon expérience. Elle me parla en premier lieu de la Marelle Primale. Malheureusement ou heureusement, elle s'était détruite pour renforcer les quatre autres Marelles Elémentales. Néanmoins, la Licorne ayant cherché à la détruire aussi, il y avait une possibilité pour que la Marelle Primale soit seulement inaccessible car cachée. Quoiqu'il en soit, j'avais le choix de traverser la Marelle de Terre dont le parcours était long et difficile, la Marelle du Ciel qui était une piste étoilée dans le ciel d'Ambre, la Marelle d'Eau qui choisissait ceux dignes d'elle et enfin la Marelle de Feu qui était mortelle. Elle me parla aussi des autres pouvoirs et de leurs applications. Seule la Marelle me fascinait et je la questionnais sans relâche à son sujet. C'est à cette époque qu'elle m'offrit ma chevalière.
Papa me parla de la Marelle de Terre et de ses difficultés. La sœur de Yarick avait essayé de la passer mais avait arrêté en plein milieu. Papa m'expliqua qu'elle ne pourrait plus jamais la traverser. Selon lui, instinct et discipline étaient les deux qualités essentielles à cette épreuve.

     Ixaani mit à l'épreuve son fils Tristan. Ils devraient se battre l'un contre l'autre à mains nues sans relâche. La durée de leur affrontement déterminerait l'aptitude de Tristan à acquérir ou non l'Empreinte Marelle de Terre. Ce fut le premier véritable échec de Tristan. Malgré sa volonté de fer, il n'avait pas tenu suffisamment longtemps contre son père. Tristan ne se laissa pas abattre, et il demanda à son père de l'entraîner, autant de temps que ce serait nécessaire afin qu'il le juge apte à parcourir le Tracé de la Marelle de Terre. Ils passèrent de longs mois ensembles. Les progrès de Tristan furent rapides, car sollicités au bon moment. Au bout de huit mois, Ixaani le jugea digne d'affronter par lui-même la traversée de la Marelle de Terre. Lycia, Ixaani et Tristan revinrent à Ambre.