- Négociations -

     Robin revint plutôt rapidement, muni de tout ce que je lui avais demandé. Je le regardais avec insistance, espérant qu'il comprendrait : il devait passer dans la pièce suivante afin que je puisse me changer. Non ! Il attendait que je me déshabille, fortement impressionné par ce qu'il avait vu. Comme je n'en attendais pas moins de lui, je ne dis rien et passais dans le laboratoire. Après avoir renfilé mon chemisier, je constatais avec plaisir que même s'ils me serraient un peu, ces sous-vêtements étaient vraiment très efficaces. Dans la chambre d'Holwin, Robin était toujours debout à côté du berceau, l'air de ne pas savoir quoi faire de lui-même. Il prit soudain une expression familière, celle attentive qu'il adoptait pour les contacts d'Atout. Brand avait besoin de son aide. Robin disparut donc, laissant derrière lui les lueurs persistantes d'un arc-en-ciel. Je me demandai à quoi Brand allait l'employer quand Holwin se réveilla : il avait encore faim. Tant pis pour toi Robin !
A son retour, je ne me laissais pas surprendre par la réapparition de Robin, qui, pour une fois, arriva simplement par la porte. Holwin s'étant endormi, je l'incitais à baisser la voix quand il s'emporta contre Brand. Ce dernier l'avait mis à la porte pour discuter avec Yarick et Elna. Manifestement, j'avais manqué une partie importante des derniers évènements : Robin était donc parti afin de reprendre Yarick à Melekin. Par la même occasion il avait fait une prisonnière, Elna. Bien sûr, il ignorait ce que cet idiot avait été faire là-bas, j'aurais donc à lui demander moi-même. Cette petite conversation nous prit tout de même quelques minutes car Robin retrouvait peu à peu ses vieilles habitudes. Ma tension allait croissante quand Brand vint nous rejoindre. Après s'être penché sur le berceau de son petit-fils, il nous annonça qu'il y aurait le soir même une petit réunion.

     Je pénétrais donc, en compagnie de Robin, dans la salle où se tenait la réunion. Tous ou presque étaient déjà présent : Brand, Deirdre, Gérard, Karadriel, Neige et Yarick. Rinaldo et Dalt étaient, eux, restés à Kashfa, car le cercle d'or représentait une position importante pour la prise d'Ambre ; de plus, les partis adverses ne savaient pas dans quel camp les classer. A l'évocation de la rencontre du lendemain avec Melekin, prévue par Brand, ni Neige ni aucun de nos aînés ne manifesta son enthousiasme. Aucun ne souhaitait être présent. Tous avaient mieux à faire... Quant à moi, j'étais partagée : la curiosité me poussait à accepter, et l'inquiétude maternelle me l'interdisait. Après avoir jeté un regard interrogateur à Karadriel, je décidai que j'irais. Il fallait bien apprendre à faire confiance.
Brand expliqua donc que nous négocierions avec Melekin, Elna, Kells, Finndo mais surtout Osric et Cymnea ! Bien sûr, je n'avais pas la même apparence physique, mais ces derniers ne gardaient probablement pas un souvenir heureux de moi. Je ne voulais pas découvrir s'ils étaient ou non rancuniers. Je tâchais de me tranquilliser en me répétant qu'ils n'avaient pas moyen de me reconnaître et que trois mille ans s'étaient tout de même écoulés pour eux depuis. Curieusement, cette idée m'inquiétait bien sûr, mais moins qu'elle l'aurait pu. J'avais eu de telles angoisses dernièrement !
Le but de cette petite rencontre était donc de passer une alliance avec Melekin. Ce dernier désirait la tête d'Oberon. Ce qui me semblait plutôt réducteur : Oberon n'avait pas décidé seul que Melekin serait sacrifié. Dworkin avait participé lui aussi, voir présidé à cette décision, pourquoi n'était-il pas alors également sur la liste noire de son fils ? C'était probablement là qu'intervenait Cymnéa : trompée ouvertement par son mari, elle pourrait avoir entretenu et attisé pendant toutes ces années la haine de Melekin, supposai-je.

     A l'issu de la réunion, je rattrapai Yarick qui sortait et lui demandai si je pouvais rencontrer sa prisonnière. Peut-être préférait-il passer la soirée seul avec elle ? Il sembla assez gêné de mon insinuation, aussi je n'insistais pas. Nous allâmes donc retrouver sa protégée. En fait de prison, elle était plutôt enfermée dans une chambre assez confortable. Mais il est vrai qu'il lui aurait été difficile de s'enfuir de l'Abysse ! Yarick déverrouilla sa porte et je me retrouvai en face d'une jeune fille charmante. Ses cheveux longs et châtains encadraient un visage coquin. Elle devait être un peu plus jeune que moi, plus petite aussi. Elle ne semblait aucunement affectée par sa détention, et c'est avec aisance qu'elle prit place à table, à côté de Robin. Etant en position de force, nous aurions dû avoir préséance pour les questions, mais curieusement, aucun de nous trois ne semblait prendre l'initiative. Et c'est donc Elna qui entama la partie de l'habituel petit jeu familial. Ces questions ne portaient pas sur des "affaires d'Etat", aussi, le repas se déroula dans une atmosphère détendue. Quand j'allais rejoindre Holwin, je ne tardais pas à sombrer dans un sommeil aussi paisible que le sien… Et comme lui, je m'éveillais affamée trois heures plus tard. Mais c'était un tel plaisir que de le tenir si plein de vie dans mes bras. Il continuait d'être le centre de mes pensées, devrais-je ou non dire la vérité à Yarick ? Doit-il continuer à croire qu'Oberon a violé la voleuse d'Aiguillier ? Après tout pourquoi pas, car il comprendrait mal sans doute que j'ai accepté une telle relation. D'autant plus que je ne savais pas trop moi-même ce qui m'avait jetée dans les bras de mon grand-père. En accréditant la thèse du viol, j'expliquais du même coup ce qui m'avait retenue de parler. Ce pourrait être une bonne explication, mais l'heure n'était pas encore venue. Holwin s'était endormi, ses petits poings agrippés à mon sein. Je n'avais pas envie de le priver de ce contact, ni moi d'ailleurs. Lentement, je reculais jusqu'à l'une des rondes inégalités du sol et y appuyais mon dos. Son petit corps était régulièrement soulevé par sa respiration. Je posais doucement une main sur ses cheveux bruns tout ébouriffés : à qui allait-il ressembler ? Il avait comme nous tous cette essence indéfinissable, cet air de famille. J'aurais aimé pouvoir dire que le sourire qu'il adressait aux anges me rappelait celui de Père mais son visage restait si tranquille. A quoi peux-tu bien rêver bébé pour afficher un tel sérieux ?

     Holwin sommeillait toujours, sa tête reposant sur mon bras engourdi. Nous devions former un attendrissant portrait, tous les deux endormis l'un contre l'autre. Mais j'étais plutôt surprise : comment avais-je pu m'assoupir ainsi ? Je n'éprouvais pourtant pas un grand sentiment de sécurité ! Non, en posant les yeux sur mon fils, j'avais la réponse. Il semblait si… confiant, blotti contre moi. Ses petits doigts s'agitaient, tâtonnaient sur ma peau. Les yeux à demi ouvert, il m'observait à son tour. Durant de longues minutes je le regardais téter goulûment, essayant de déchiffrer l'énigme de son regard. Mais déjà ses paupières se faisaient plus lourdes.
J'avais également des occupations pressantes, aussi je reposais à contrecœur Holwin dans son berceau. Après avoir rajusté mon chemisier défait (non sans une pensée pour Robin), j'allais rejoindre Karadriel dans son laboratoire. Je n'avais pas encore prononcé le moindre mot que je l'entendis dire : " Ne t'inquiètes pas, je veille sur lui." L'espace d'un instant, j'avais même cru apercevoir un sourire sur ce visage grave ! Si petit, mon fils, et tu accomplis déjà des miracles ! Je tirais donc la carte de Brand de mon jeu d'Atout. "Bonjour Lycia !" Une petite voix intérieure me souffla alors que je n'avais plus affaire à ma "mère", cette façon de parler devait être celle que connaissait le reste de la famille. Pourtant ces paroles n'avaient rien de froides, non ! Simplement, elles étaient dites d'une façon différente de celle à laquelle je m'étais habituée. Et c'était normal. A quelques minutes d'un entretien avec Melekin, il ne devait pas avoir la tête dans la layette.
Après que je lui ai rendu son salut d'une voix cassée, il me fit passer. Nous étions avec Robin, Yarick et Elna dans une grande bulle, suspendue au bord de l'Abysse. Le spectacle était surprenant. Nous contemplions un décor urbain, gris et pollué. Des immeubles aux formes paraboliques semblaient avoir fait prisonnier de gros nuages noirâtres. Et au milieu de tout ça, la seule forme de vie apparente était une sorte de poule mutante. Elle courait en tout sens, visiblement affolée par notre arrivée dans son monde. Ainsi, Brand n'avait pas organisé notre petite rencontre dans les Cours même. Il nous avait fait glisser le long des Ombres qui bordent l'Abysse. Je ne pouvais qu'applaudir à sa prévoyance.
A l'horizon, quelque chose troublait le dépôt de brume stagnante. Trois silhouettes se détachaient peu à peu pour s'arrêter en face de nous. Les deux premières m'étaient familières. Je ne pouvais que reconnaître Finndo, sa barbe rouge et argent, sa puissante épée. Le sourire de Melekin était le même sourire fier et arrogant qu'affichait son frère sur tous les portraits royaux. Un courant électrique me parcourait l'échine. Mon récent voyage m'avait-il donc laissé des impressions si vives ? Le troisième homme m'était inconnu. Il semblait frêle à côté des deux autres. Mais le même pressentiment qui se déclenchait en moi à toute rencontre familiale m'avertissait que je le connaissais. Sa pose, ou son sourire peut-être, il y avait quelque chose de familier chez lui. Perdue dans mes pensées, je n'avais pas remarqué qu'Elna était sortie de notre bulle pour aller rejoindre son père. A mieux l'observer, sous son sourire triomphant, ses yeux vairons semblaient marqués par la lassitude. Peut-être étions-nous une de ses dernières cartes.
Mais les formalités avaient déjà commencé. L'inconnu s'avançait vers moi en me tendant un objet. Après un instant de surprise, je reconnus la bague de l'homme en noir et ne pus réprimer un sourire. J'avais heureusement réussi à contenir le juron. Ainsi, cet ignoble animal qui avait saccagé mes appartements, c'était son furet ! Je me contentais donc de le remercier, mon expression ahurie en ayant certainement plus dit qu'un long discours.
Comme prévu, Melekin nous demanda en retour de sa coopération, de lui accorder la tête d'Oberon. Brand accepta, en soulignant que Random serait susceptible d'accepter également.
Melekin fit alors souffler un vent de panique sur notre petit groupe : il prétendait avoir discuté deux jours auparavant avec Random et celui-ci aurait alors été en Ambre ! A l'évidence, l'un des deux partis mentait. Ou… plus plausible encore, Melekin ou Robin avait eu affaire à un métamorphe ayant pris l'apparence du Roi. Bien sûr, j'optais immédiatement intérieurement pour la deuxième possibilité. Mais cela posait tout de même un problème : Brand avait eu l'occasion de parler à notre prisonnier, et il était inimaginable pour moi qu'il n'ait pas pensé à vérifier son identité. Seulement, alors que j'arrivais à la conclusion que Melekin, aussi rusé soit-il, s'était fait rouler, nos bulles commencèrent à bouger. Nous nous enfoncions lentement dans l'Abysse. Non, on ne s'y habitue pas. J'avais conscience de ne courir aucun risque, mais une sourde appréhension me serrait la gorge. En face, Melekin et compagnie fulminaient, visiblement plus outrés d'avoir été trahis qu'angoissés à l'idée de ce qui allait arriver. Finndo se jetait violemment sur la paroi transparente malgré les tentatives d'explication de Yarick. Courageusement ce dernier essayait d'expliquer les actes de Brand : celui-ci était parti vérifier que notre prisonnier était bien Random, nous n'avions nullement l'intention de les retenir ici, dès que le problème serait résolu, ils seraient libres de repartir. Face à des explications aussi bancales, j'aurais eu je crois la même réaction ! Comment croire que cette petite promenade dans l'Abysse n'était pas une démonstration de force ? Et vraiment, vraiment , je ne pouvais pas penser que Brand était réellement parti vérifier l'identité du prisonnier ! Il aurait dû le faire auparavant !