- Naissance -

     Le soulagement s'effaça instantanément pour laisser place au bonheur : Olwin vivrait ! Je saisis fébrilement mon jeu d'Atout et y cherchai fiévreusement celui de Karadriel. Vite, l'étrange sensation de chaleur, tout de suite, l'image s'anime, devient réalité, je suis dans le laboratoire. Il m'explique comment nous allons procéder mais une petite voix en moi chante qui et m'empêche de l'entendre : je vais avoir un fils ! Pardon, qu'a-t-il dit ? Choisir entre le laisser mourir maintenant ou le faire naître au risque qu'il soit différent ? Comment peut-il oser me poser cette question ? ! Comment peut-il la poser de cette façon ? Comment peut-il penser que je vais le laisser mourir sans lui avoir offert une chance de vivre ? Non !
La réalité me rattrapait encore une fois... Karadriel avait, à l'instant même où je lui avais répondu, quitté son ton froid. Une nuance différente s'était glissée dans toutes ses phrases, de la compréhension peut-être. Il me guida jusqu'aux premières marches d'un escalier qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. J'y ai attendu anxieuse et impatiente l'arrivée de Brand. Il était au courant, avant même que Karadriel ne me l'ait dit, mais j'étais trop troublée pour m'en indigner. Il arriva, un cigare aux lèvres, la mine grave des futurs pères peinte sur le visage. Après m'avoir souhaité bon courage, il se mit à faire les cents pas.
Je posais le pied sur la première marche. Tout à coup, j'avais le sentiment de traverser à nouveau la Marelle. Bien sûr, chaque pas me rapprochait un peu plus du but, mais le temps semblait s'être arrêté. Je n'arriverais donc jamais en haut de cet interminable escalier ! Enfin nous y parvînmes. Je regardais Karadriel appuyer sur différents boutons. Que faisait-il ? Et je le vis. Si petit, si fragile, si pâle, j'osais à peine respirer. Je rêvais de poser ma main sur sa petite tête brune, de le prendre dans mes bras. Mais j'attendais. Pour rien au monde je n'aurais voulu lui faire courir le moindre danger, j'attendais que Karadriel m'y autorise. Il me fit passer dans un étrange sas, je ne quittais pas Olwin des yeux. Et enfin, je pus l'approcher. Comme je passais ma main sous sa nuque si frêle, les larmes me montèrent aux yeux. Des larmes de bonheur cette fois, mon dieu, je ressentais tant de choses…
J'entendais au loin les voix de Brand et Karadriel, je sentais qu'il me faisait traverser le laboratoire pour pénétrer dans une autre pièce. Différente. Différents eux-aussi. Des rondeurs moelleuses, des surfaces douces et chaleureuses, tout. Ils avaient tout prévu pour lui. Sans m'en avertir, mais comment leur reprocher ? Je dus à regrets déposer Olwin dans son berceau car il me semblait que Karadriel me tendait quelque chose. Des peluches ! Une licorne, un serpent et une autre, très étrange, plus dans le goût de ce dernier. Merci ! Ce geste me touchait très profondément, plus que je ne l'aurais pensé ! Je sentais s'épanouir sur mes lèvres un sourire depuis longtemps oublié, celui du bonheur naïf de l'enfance. " Tu lui offriras si tu le juges bon. " J'ouvrais la petit boite tendue par Brand, c'était une gourmette d'un métal bleu, gravée de ton prénom.

     J'espère qu'un jour, comme tous les enfants, tu me demanderas pourquoi. Pourquoi, tu n'as pas de papa, pourquoi tes yeux ne sont semblables à nuls autres, pourquoi, comment ? Et j'ai si peur que ce jour n'arrive jamais que, je te le promets, je te dirai la vérité. Je ne veux pas te mentir, je refuse que tu erres comme je l'ai fait sous prétexte que c'est plus facile pour moi ainsi. Mais je refuse que tu me condamnes comme tu serais en droit de le faire pour les fautes que j'ai commises. Je suis simplement coupable d'ignorance.
Tu devais te prénommer Olwin, mais le jour de ta naissance Brand nous a offert ce bracelet et tu t'appelles Holwin. Non, ce n'est pas faiblesse de ma part. Il semblait comprendre si bien ce que je ressentais et en être si touché, que j'ai rêvé. J'ai espéré que tu pourrais grandir auprès de moi, entouré de ta famille. Ton prénom c'était ma façon de continuer ce songe. Et c'était si simple en cet instant de bonheur ! Tu semblais faire ressortir cette tendresse qu'ils avaient enfouie si profond en eux. Autour de toi, si fragile, il n'y avait que des gens heureux que tu vives.
Ce fut le plus beau jour de ma vie…et le plus terrifiant. J'ai eu si peur de te perdre, tu n'avais pas pu te nourrir, tu ne respirais plus. Et après ces minutes d'espoirs, je devais choisir : faire de toi un autre, ou attendre et espérer. Je ne pouvais pas supporter l'idée de rester auprès de toi à te regarder mourir, mais je ne voulais pas faire de toi un zombie. Accrochée à la main de ton parrain, j'ai donc attendu. Et tu as repris peu à peu les couleurs de la vie. Je souhaite tant avoir fait le bon choix, mais cela toi seul me le dira, un jour, je l'espère.
Alors en cet instant où blotti dans mes bras tu aspires goulûment ma tendresse, je te le promets, tu sauras la vérité. Car ton histoire commence bien avant le jour de ta naissance, et tu la sauras toute, c'est juré.

     J'eus soudain le sentiment d'une présence à mes côtés. Je détournais un instant mes yeux d'Holwin pour apercevoir Robin. J'en fus si étonnée qu'il me fallut quelques instants pour remarquer qu'il fixait avec un air incrédule l'enfant qui se nourrissait dans mes bras. Nous nous dévisagions mutuellement et j'étais consciente qu'il devait lire sur mon visage le même étonnement qui se peignait sur le sien. Comment allais-je bien pouvoir expliquer ça ? Je n'avais pas peur d'être manipulée par Robin, non ! Je craignais seulement que s'il apprenait la vérité, il ne sache pas tenir sa langue bien longtemps. Et bien sûr, je ne pouvais pas lui raconter que j'avais eu pitié d'un pauvre bébé en Ombre, j'étais en train de le nourrir au sein ! Ce fut donc avec un immense soulagement que je vis Karadriel surgir derrière nous. Le temps qu'ils échangent ensemble quelques politesses et j'aurais peut-être trouvé une solution. Mais je m'arrêtais de chercher quasiment immédiatement. Robin n'avait pas bénéficié de la bonne éducation de Flora et ne s'était pas encombrée des éventuelles formules d'usage : " C'est le fils de Lycia ? "
Si je n'avais pas cherché alors à garder mon calme pour éviter toute secousse à Holwin, je crois que je m'en serais étranglée. Karadriel déclamait son mensonge avec un naturel ! Je m'efforçais donc de garder les yeux baissés pour ne pas démentir ses propos par mon regard. J'adressai des remerciements muets au ciel d'avoir envoyé ici Robin et non Yarick. Cela aurait été une toute autre affaire ! Robin, lui, écoutait les sornettes de Karadriel sans que le moindre indice de réflexion n'éclaire son visage. Parfait ! Non seulement il n'irait pas raconter partout que j'avais un fils, mais en plus il semblait complètement attendri.
Il me fallait en effet d'urgence trouver de quoi dissimuler cette soudaine croissance de ma poitrine. Je ne voulais pas quitter Holwin, et il ne me restait donc qu'une solution, Robin. Après lui avoir expliqué que pour des raisons évidentes, je ne pouvais pas y aller, je lui ai demandé d'aller faire ces courses pour moi. Aucun ricanement, aucune moquerie, était-ce bien Robin ? Je m'abstins toutefois de lui faire part de mes réflexions car nous avions fait un grand pas : dix minutes de présence dans la même pièce sans accrochages, merci Holwin !
Après avoir témoigné d'un peu de réticence au début, en raison d'attaques de créatures d'Ombre lors de sa dernière sortie de l'Abysse, il accepta finalement. Karadriel ayant disparu lui aussi, je me trouvais seule avec mon fils endormi. Je décidais donc de mettre à profit ces instants de répit. Je devais mettre au point quelques sortilèges qui ne manqueraient pas, j'en étais sûre, de m'être utiles. Les fils magiques du sort flottaient devant mes yeux, j'appelais la Marelle et mon charme disparut par une des fissures. Je le voyais, prisonnier de la Marelle, prêt à s'en échapper quand je prononcerais la formule qui devait le libérer.