- L'adieu au Joyau -

     Quand j'arrivai en quête d'un petit déjeuner, Yarick se trouvait déjà dans le salon où nous avions dîné la veille. L'odeur familière et rassurante du café flottait déjà dans la pièce. Oui, cette journée serait meilleure que la précédente, après tout elle marquait pour moi le début d'une nouvelle vie. J'achevais donc tout juste mon second croissant quand Robin vint nous rejoindre, la marque de l'oreiller encore imprimée sur la joue gauche. Lui au moins ne se semblait pas s'être torturé l'esprit toute la nuit ! Avant même qu'il ne m'ait adressé ses habituels compliments, Neige et Brand pénétrèrent dans la pièce. Il venait partager avec nous ce premier repas de la journée, mais surtout s'assurer que nous n'avions pas changé d'opinion quant à nos discussions de la veille. Je supposais qu'à mon sujet, il ne pouvait douter, possédant sur moi un tel moyen de pression ! Comment aurais-je pu seulement penser lui refuser mon aide, je ne pouvais pas faire courir ce risque à Olwin. Une chose toutefois ne me souriait pas : je ne voulais pas apprendre à maîtriser l'Abysse. Cela m'aurait demandé trop du temps et de l'attention que je voulais consacrer à mon fils. Mais Brand annonça qu'étant trop occupé, Karadriel se chargerait de nous instruire. Cela me convenait parfaitement, plus besoin de trouver des moyens détournés pour avoir des nouvelles d'Olwin !
Le petit déjeuner fini, Brand me remit un étrange petit objet. Il m'expliqua qu'il servait à créer les bulles et qu'avec l'aide de la Marelle, je saurais bien me débrouiller. Il partit ensuite précipitamment avec Robin mais je n'avais pas l'intention de le retenir. Je soufflai dans ce qu 'il avait appelé un bulleur et embarquai. Yarick me suivit mais pas assez vite à mon goût. J'aurais dû appréhender une rencontre entre ce dernier et Karadriel, mais il n'en était rien. Je ne pensais qu'à Olwin. Savoir s'il vivrait était bien plus important que de cacher son existence. J'amenais donc la Marelle à mon esprit et je m'étonnais que tout fonctionne aussi bien malgré l'agitation actuelle de mes pensées. Je retrouvais l'ouverture par laquelle nous étions déjà passés et fébrile, je cherchais des yeux Karadriel. Yarick à mes côtés semblait interloqué : comment savais-je où trouver Karadriel ? Qu'étaient donc ces étranges machines ? J'avais pleinement conscience de toutes les questions qui pouvaient se poser à lui mais je refusais d'y apporter une réponse. J'étais livrée toute entière à une pensée unique.

     Nous trouvâmes Karadriel derrière une machine. En retrait par rapport à Yarick, je l'interrogeais du regard. Et la réponse ne venait pas. Rien, il ne trahissait rien, il ne disait rien malgré mes supplications silencieuses. Il expliquait que ceci était son laboratoire et patati et patata… Il n'y avait donc aucun moyen de lui arracher une minute de répit pour mon esprit torturé d'angoisse, non, il continuait à mentir à Yarick, et après tout tant mieux ! Il le faisait sûrement pour moi, mais vraiment, je ne lui en aurais pas voulu s'il m'avait trahie à cet instant pour m'annoncer qu'Olwin était en parfaite santé.
Mais Karadriel ne dit rien ! Il était trop occupé, il n'avait pas le temps, même pour complaire à Brand, de nous expliquer les bases de la manipulation abyssale. Nous sommes donc repartis, Yarick déçu et intrigué, moi mécontente et heureuse : ce dernier n'avait rien appris, et j'avais donc découvert que Karadriel semblait se préoccuper vraiment de mon fils. Je retraversais le laboratoire, marchant entre ses étranges formes organiques, le cœur serré. Mais tout irait bien, je le sentais, je le savais…Karadriel avait ouvert pour nous un passage, à travers une sorte de poche d'Ombre à l'intérieur même de l'Abysse. Le contraste était saisissant entre ces collines verdoyantes et l'aspect stérile de cette pièce où Olwin luttait pour vivre. Encore une fois mes pensées se dirigeaient vers lui…
Soudain devant nous, l'air sembla se troubler, un sentiment confus de méfiance m'envahit. Un excellent réflexe qui se révéla bien peu efficace ! En l'espace d'une fraction de seconde, il était là devant nous, un sourire goguenard au coin des lèvres : Oberon, que j'espérais ne jamais revoir ! Une tornade d'émotion se soulevait en moi. Il ne devait pas me reconnaître, mais une partie de moi, celle que j'essayais de ne pas entendre, cette partie là le souhaitait pourtant ! Puis vint la colère. J'étais donc transparente ! ! ! D'accord il venait arracher la pierre du Jugement à Yarick, mais il pourrait au moins être aimable avec moi ! Il expliquait, impassible, que toute résistance serait bien sûr inutile et que mieux valait coopérer pour la santé de Yarick. Je n'avais aucune peine à le croire ! Il avait franchi la frontière de l'abîme, réparé une Marelle, disparu pendant des années et réapparaissait maintenant, confiant et sûr de lui ! Oui, j'étais persuadée de ne rien pouvoir faire contre lui. Mais Yarick, à qui j'ai tant de mal à accorder ma confiance, Yarick est pour moi la version ambrienne d'un ami ! Je m'avançais donc afin de participer au débat : Oberon avait décidé qu'il en irait autrement et m'écarta sans aucune douceur. Je me relevai, frottant une joue endolorie et me maudissant ! J'étais donc stupide ! Car j'allais y retourner, je n'avais aucune chance et pourtant j'essaierais à nouveau ! Aurait-il fait ça pour moi ?
Le coup avait dû être plus violent que je ne l'avais estimé car Yarick et son grand-père se trouvaient alors une centaine de mètres plus loin. Je déployai devant mes yeux l'image de la Marelle et me projetai à leur côté. J'espérais pouvoir saisir la main de Yarick et nous emmener dans une Ombre lointaine. Oberon ne pourrait pas aller aussi vite que moi et nous aurions le temps de trouver des renforts. Mais quand j'arrivai, Yarick n'était déjà plus le possesseur du joyau, allongé à terre, Oberon le maintenant de tout son poids. La pierre pulsait, écarlate dans ses mains, rouge du sang de Yarick. Car il en coulait à flot de son orbite maintenant vide. Le futur Roi d'Ambre gisait inerte sur le sol, je m'agenouillai à ses côtés dans l'espoir de le maintenir en vie. Comme je tentais d'arrêter l'hémorragie, Robin et Brand apparurent à mes côtés. Karadriel viendrait soigner Yarick, nous devions rattraper Oberon.
Le ton était sans appel et je ne doutais pas de l'habileté médicale de Karadriel. Je ressentais toutefois plus de réserves en ce qui concernait la poursuite : comment espérait-il, avec la seule épée de Robin, arrêter son père. Encore une fois je ne sus pas tenir ma langue et si je ne m'étais pas déjà trouvée à terre, j'en serais tombée à la renverse. Brand ne prit pas le temps de m'expliquer comment et pourquoi, mais Robin, le prince qui courrait nu dans les couloirs, avait réussi à vaincre et à capturer le Roi Random. Il allait donc falloir lui faire confiance !
L'image de la Marelle trembla devant mes yeux et l'instant d'après nous avions rejoint Oberon. Il fuyait à travers la vaste étendue herbeuse et nous nous lançâmes à sa poursuite. Robin, l'épée à la main, réussit à le rejoindre et à engager le combat. J'en restai presque ébahi, oui, il n'avait plus rien d'un débutant. La griffe de Bénédict se faisait sentir à chaque touche, et son adversaire sembla le temps d'un éclair aussi surpris que moi. Ni l'un ni l'autre ne prenaient l'initiative, ils s'observaient dans le cliquetis des lames entrechoquées. Robin n'avait besoin que d'un peu de chance ou d'aide pour espérer reprendre la pierre. Je rassemblai donc toutes mes forces, invoquai la Marelle et lançai l'attaque psychique la plus violente que je n'ai jamais tentée. Il ne restait plus qu'à espérer que Robin comprendrait ! ! ! Oberon eut un instant d'hésitation, mais aucune épée ne le transperça. Notre chance était passée ! J'aurais dû m'y attendre !
Yarick était dépossédé du Joyau, et nous du même coup.

     Yarick reposait sur une table d'opération dans le laboratoire de Karadriel. Il s'en sortirait et j'en étais heureuse. Pour l'instant, je ne pouvais rien pour lui, je me retirais donc dans ma chambre. Avec l'épuisement, de sombres pensées me gagnaient. Il aurait été si simple de me rouler en boule sur le lit et de me lamenter sur mon sort. Seulement, j'avais suffisamment pleuré sur moi-même et avais toujours réagi rapidement à la dépression. Cela durait depuis assez longtemps maintenant, il n'était plus temps de voir les choses en noir. Peu à peu, alors que je me raisonnais, les événements m'apparaissaient sous un jour nouveau. J'avais maintenant une mère, un demi-frère, et surtout un fils. Je n'étais plus seule au monde et c'était ce que j'avais toujours souhaité.
Une sensation connue vint troubler le fil de ma réflexion, quelqu'un essayait de me joindre par Atout. Il n'y a personne au numéro que vous demandez, laissez un message sur le répondeur après le bip sonore…. Il était hors de question d'accepter le contact, je l'avais promis à Brand, mais plus encore, je n'avais pas que des amis ! L'intensité de l'appel baissait et je pensais avoir réussi quand les murs de la pièce se mirent à onduler. Une image se dessinait, trouble devant mes yeux, elle s'éclaircit et je me trouvai en face d'un portrait bien connu, le mien ! Le premier mot qui me traversa l'esprit fut : Melekin ! Cela ressemblait tout à fait à ce dont je le croyais capable. Non, je ne me laisserais pas faire, je continuerais à résister. Et curieusement, ça n'était pas trop difficile. Mais sur le moment, j'étais si étonnée de ce qui se déroulait sous mes yeux que je ne le réalisais pas. Une autre carte géante était apparue, représentant le laboratoire de Karadriel ! Mais comment savait-il ? ! L'Abysse n'était décidément plus ce lieu si sûr dont Brand nous avait tant vanté les mérites.
Alors que je commençais déjà à chercher désespérément un échappatoire les images disparurent. Je restais un moment hébétée : pourquoi ? Quelle était donc la signification de cette étrange démonstration ? Je n'eus pas le loisir de m'interroger trop longtemps, les murs scintillaient et un nouvel Atout apparut, différent des autres celui-là : en lieu et place d'un portrait, des mots griffonnés rapidement : " Lycia, je t'attends pour la naissance, Karadriel."