- L'Abysse -

     J'ignorais combien de temps s'était écoulé. Je me trouvais toujours dans une sorte de bulle, protection contre l'Abysse qui m'entourait. A peu de distance, j'apercevais Yarick, endormi dans la sienne. Il me semblait voir flotter au loin Robin et Neige. Bien qu'ignorant comment m'y prendre, je décidai de m'approcher de Yarick. Je commençai par trois pas vers l'avant : cela n'eut pas l'effet escompté et je reculai d'autant. Je tentai donc de marcher à l'envers et ma bulle entra en collision avec celle de Yarick avant que je n'eus le temps de m'inquiéter des conséquences d'une éventuelle explosion liée au choc. Heureusement, nos deux bulles fusionnèrent. Nous étions un peu à l'étroit mais en vie. Je ne songeais finalement qu'à une chose, quitter les lieux. Mais quand j'en parlai à Yarick après l'avoir tiré du sommeil, il ne sembla pas avoir le même point de vue. Pour lui, l'Abysse formait en effet une protection contre toute éventuelle attaque destinée à lui prendre le Joyau. Nous en discutions encore lorsqu'une voix, maintenant connue, raisonna dans notre bulle : " En effet, il n'y a pas moyen de sortir d'ici pour vous. Ou plutôt, aucun sans mon aide. Vous avez chacun un Atout de vous-même ? Bien alors sortez-le et déshabillez-vous".

     Ces paroles nous laissèrent évidemment dans l'embarras. Brand expliqua donc qu'il souhaitait nous faire sortir des bulles afin de nous montrer comment il s'était maintenu en vie dans l'Abysse. Comme son expérience lui avait appris que nos vêtements prendraient alors feu, il nous demandait en conséquence de les ôter. Nous nous exécutâmes donc, trop intrigués pour refuser une pareille proposition. Une fois nue et mon Atout dans la main, je me sentais plus que gênée de la situation. Brand demanda si nous étions prêts et le phénomène commença. La bulle disparu autour de nous, nous nous trouvions maintenant dans l'Abysse, mais vivants. Ma peau était devenue entièrement noire, de petites flammes s'en élevaient : cela aurait du être terrifiant mais en lieu et place de cet effroi, je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter de l'image que me renverrait mon miroir après cela. Mon corps n'était maintenant plus qu'une sorte de lave en fusion. Yarick en face de moi semblait subir le même sort.
Brand gardait quant à lui une apparence tout à fait normale : " Je désirais vous voir tout deux car vous êtes les seuls à qui je peux proposer ça". Pour Brand, nous étions en effet tous deux des maîtres dans l'art de la Marelle et cela nous permettait, si nous le souhaitions, d'apprendre à maîtriser l'Abysse, comme il l'avait fait après y avoir chuté. Il se proposait donc de nous initier à son pouvoir si nous nous joignions à lui. Il espérait à court terme fragiliser la Marelle de Corwin, afin de préserver l'équilibre : les choses étant déjà bien assez compliquées pour que Corwin s'en mêla. Mais il y avait plus encore. Selon lui, Ambre allait prochainement subir une véritable curée où chacun tenterait d'arracher sa part. A ses yeux, le seul camp louable était encore celui de Bleys, qui restait à l'écart et protégeait la Marelle. Curieusement, il n'associait pas Dworkin à Bleys car il semblait classer le premier définitivement parmi les fous.
Enfin bref, Brand désirait arriver en Ambre pour éviter la curée, se poser en protecteur du royaume de l'ordre et être enfin accepté de nouveau. A l'exception de ses intentions pour la Marelle de Corwin, qui me déplaisaient, je trouvais tout cela plutôt logique. Mais la suite me surprit. Il mettrait alors Yarick sur le trône, avec moi pour reine si possible.
S'étant-tu, il nous observait, guettant nos réactions, attendant nos questions. Mais Yarick et moi restions muets. Mon esprit fonctionnait à vive allure : ce que disait Brand (Corwin excepté) correspondait assez à mes propres objectifs : survivre et retrouver la paix. Mais il venait tout de même de m'avouer qu'il était ma mère et l'homme en noir. Mon père le considérait comme fou, ainsi qu'une bonne partie de la famille. J'avais donc besoin de réfléchir.
Respectant cela, Brand nous fit réintégrer nos bulles. Le processus s'inversa lentement et peu à peu je retrouvais mon apparence normale : je ne pus m'empêcher, avant de me rhabiller, de vérifier qu'il ne manquait aucune partie de mon anatomie. Une fois vêtue, je songeais à aller retrouver Yarick pour discuter de notre conversation avec Brand. Comme précédemment nos bulles fusionnèrent et nous pûmes reprendre notre conversation. Il n'était bien sûr plus question de chercher un moyen de sortir d'ici, le problème était maintenant un peu plus complexe : adhérer ou non aux idées de Brand. Pour moi, l'équation était la suivante : les idées de Brand me plaisaient (pour ce qu'il en avait dévoilé) dans leur majorité, je n'avais pas envie de rester assise des siècles à regarder la Marelle de Corwin, je ne voulais pas que cette dernière soit affaiblie, je n'avais pas envie non plus de perdre le peu d'estime que j'avais peut-être réussi à obtenir de père. Le problème à cette minute était donc des plus complexes ! Je suppose que pour Yarick le choix était moins difficile, voir déjà fait : dans l'Abysse il était protégé, et dans la mesure où il cherchait à en savoir plus sur le Joyau, Brand pouvait être un professeur de choix. Nous conclûmes donc que nous parlerions ensemble à Brand pour donner notre réponse, car nous n'avions pour l'instant rien à nous cacher. Quant à dissimuler nos propos, nous nous demandions dans quelle mesure Brand nous écoutait. Ne sachant trop comment procéder pour lui faire part de notre décision (je voulais accepter de l'aider sans apprendre pour autant à contrôler l'Abysse), nous essayâmes d'abord de lui parler pour le cas où, par hasard, il écouterait. Soit il n'en faisait rien, soit il ne désirait pas le faire savoir car il ne se passa rien.
Nous étions donc perplexes quand une autre bulle approcha. Il s'agissait en fait de Karadriel. Sa bulle ayant fusionné avec la nôtre, il expliqua qu'il était envoyé par Brand pour nous tenir compagnie. Nous apprîmes donc qu'il avait beaucoup déçu Fiona en ne se montrant pas un élève très doué, et s'était ensuite senti repoussé par les autres ambriens. Seul Brand s'était finalement réellement intéressé à lui et à mes yeux, il lui vouait une espèce de culte.
Quelques instants à peine s'étaient écoulés depuis le départ de Karadriel lorsque nous vîmes une espèce de petite flamme flotter dans les airs. Je songeai d'abord qu'il s'agissait des signes annonciateurs d'une arrivée spectaculaire de Brand, mais comme rien d'autre ne se produisit, j'abandonnai cette hypothèse. Nous essayâmes de communiquer mentalement avec la flammèche, mais bien que nous ressentions une très faible psyché, elle ne semblait pas posséder d'esprit. Je décidai donc de la toucher. Tendant le doigt vers elle, je fus surprise de la voir s'y poser. Je la tenais entre mes mains et une étrange sensation m'envahissait. Comme si j'éprouvais tout à la fois de la nostalgie, de l'affection, de la tendresse et une grande, une immense tristesse. Troublée, je la laissai s'envoler à nouveau. Et elle quitta notre bulle et s'éloigna dans l'Abysse.
Nous tournions un peu en rond et étions maintenant à court de conversation. Je décidai donc de sortir mon Atout de Brand. Après tout nous ne risquions pas grand chose ! Il était évidemment brûlant, mais je me concentrai dessus tout de même. Cela fonctionna apparemment car nous entendîmes d'abord résonner la voix de Brand : " Effectivement c'est un moyen !", puis il se joignit à nous. Nous nous trouvions maintenant réellement à l'étroit. mais Brand regardait approcher une bulle beaucoup plus grande. Il s'agissait en fait d'une sorte de mini palais de cristal. Tout y était transparent comme dans les autres bulles. A la différence près que cette fois, nous avions bien plus de place et qu'un repas, délicieux, nous attendait.
Nous tombâmes implicitement d'accord pour ne pas parler affaires pendant le repas et il se déroula donc dans une atmosphère somme toute assez conviviale. J'en profitais toutefois pour me renseigner sur le passage de Corwin dans l'Abysse : s'il en savait plus que moi Brand ne m'en dit rien. A sa connaissance Père se serait jeté dans l'Abysse pour retrouver Deirdre et en aurait été sorti par une force venant des Cours (le Logrus ?). Brand pensait d'ailleurs que personne dans les Cours n'avait de contrôle sur l'Abysse. Je ne manquais pas de trouver cela étrange, l'Abysse représentant tout de même une frontière pour eux depuis la nuit des temps, ils ne pouvaient avoir manqué de s'y intéresser.
Je sentais approcher le moment de la discussion qui occasionnait notre présence en ces lieux, mais "mère" paraissait vouloir prolonger l'instant et fit apporter un digestif. Il venait d'une Ombre dans laquelle il s'était marié. Je ne fus pas étonnée de trouver à la boisson une saveur délicieuse. Toute cette famille semblait en effet avoir un don pour découvrir les meilleurs crus. Peut-être était-ce lié à notre résistance particulière à l'alcool. Je ne préférai toutefois pas trop me fier à la mienne et me contentai d'un verre. Yarick, lui, semblait plus confiant, et pendant que Brand le resservait, j'aperçus de nouveau cette petite flamme. Je l'interrogeai donc. Il n'en savait pas plus que nous et après quelques instants de réflexions nous demanda si nous avions vérifié qu'il ne manquait aucune partie de nous-même. Devant notre réponse affirmative, il parut plus intrigué encore. Je commençais de mon côté à être inquiète : c'était hautement improbable, mais ça pouvait être… un enfant. Oh non, c'était complètement impossible ! Je me sentais pâlir en dépit de la chaleur de l'alcool et Brand semblait maintenant plus grave : "Restez-là, je vais étudier ça de plus près !". J'étais donc seule avec Yarick à présent, et si mes craintes s'avéraient fondées, personne ne devait savoir. Je devais me ressaisir. Je choisis donc de disparaître dans la salle de bain. Pendant que l'eau coulait sur ma peau, mon esprit ne pouvait s'empêcher de me torturer : une partie de moi-même était convaincue qu'il s'agissait de mon enfant et le désirait, et l'autre partie refusait cette idée à cause de ce qu'elle impliquait maintenant. Je me répétais de ne pas y penser, d'attendre pour cela d'avoir des certitudes.