- Chroniques de la Marelle -
A
cte Premier :
Yarick

     "C'était il y a longtemps. Cinq ans au moins pour cette Ombre Terre, mais sans doute réellement davantage…"

INTRO

     Lycia lavait dans l'eau claire ses doigts souillés des sangs mêlés de son ami et de leur chaotique Némésis. Dans les volutes saumâtres que ses adorables mains laissaient paresseusement traîner au cours de l'onde, Lycia m'espérait instinctivement. Fugace, je la renvoyai au flot ininterrompu de ses pensées courantes.
     _ " Nous voilà à présent plus que quittes", pensa-t-elle, alors que le soulagement laissait peu à peu la place à un sentiment de fierté mêlé d'intime et diffuse conviction de puissance, de contrôle sur la vie qu'elle venait de sauver. Lycia était simplement heureuse de devenir sans le deviner, une véritable Ambrienne. Elle devinait cependant qu'arborer le visage de ses émotions serait commettre un écart tardif sur le chemin de la cruelle maturité familiale.
Malgré ses blessures et des pertes sanguines impressionnantes, Yarick était resté conscient, bien qu'étrangement silencieux et serein le temps que Lycia lui administre avec une savante douceur, les premiers soins d'urgence.
     _ " Au moins ne jacasse-t-il pas lorsqu'on le soigne " songeait-elle, habituellement fatiguée de côtoyer un être incapable de soutenir le rythme de SES propres interrogations universelles sur le monde, les gens et ce qui les fait tourner chèvre.
Tandis que d'une main experte, Lycia laçait sèchement comme lui avait été naguère enseigné sur Ombre Terre les pansements thoraciques déjà rougis du sang de son cousin, celui-ci tournait enfin la tête, pour la regarder.
Nullement troublée, en apparence, par ce regard fatigué mais empreint d'une douce et souriante sympathie, Lycia planta la flamme fière de ses prunelles émeraudes dans celles de Yarick, certaine de l'effet escompté.
Mais cependant moins sûre de ce qu'elle éprouvait, elle, devant ce grand jeune homme certes encore point débarrassé de la fougue benoîte inhérente à son jeune âge, mais qui s'était battu pour elle.
     " Enfin, pour nous sauver, au moins ", pensa laconiquement Lycia en son for intérieur, comme pour s'épargner la morsure familière d'une illusion déçue. La suite devait davantage la déconfire.
Se forçant à paraître détachée, et pour épargner à sa voix des intonations par trop fières et triomphales, Lycia, se détourna, et s'attela à quelque tâche imaginaire.
     _" Voilà, j'ai terminé. La prochaine fois que nous sommes ainsi traqués, évite d'attaquer de front. La surprise est la moitié de la victoire." pontifia Lycia d'un ton soutenu qui déguiserait son orgueil sous une courte pointe d'humour.
     _ " La moitié seulement !, répondit Yarick d'une voix rieuse et rauque, l'autre moitié, eh bien je suppose que c'est du 50/50 à nouveau ?"
     _ " A la bonne heure ! Si je ne m'étais pas préoccupée de vous Prince Yarick, vous ne seriez pas qu'à demi exsangue ! Vous seriez plus avisé de faire montre d'un peu plus de gratitude " rétorqua Lycia d'un ton badin mais insistant.
     _ " Mais je ne t'ai rien demandé !" déclara Yarick, le sourire plein d'une candide évidence.
Le regard acéré d'indignation que vrilla Lycia au fond de ses prunelles sombres aurait pu être le coup fatal.
Mais Yarick lui sourit comme il souriait à la vie.

     Yarick prit sa première respiration à vingt deux ans, lorsque qu'Eric d'Ambre son père, présumé, comme tant de choses prétendues réelles, le mena au Château.
D'Ambre.
Il quittait pour la première fois les profondeurs d'un passé trouble comme l'eau de son enfance Rebmane, pour exploser bientôt aux yeux des puissances et des hommes, et semer une expression de doute sur le visage policé de la Destinée.
Il devint lui.
Il devint, est et sera (?) un personnage paradoxal, davantage proche du Chaosien plein des contradictions inhérentes à sa nature que de l'Ambrien aux angles rudes. Un homme qui se cherche sans le savoir, appelant son moi profond du plus fou des noms Réels : liberté.
C'est ainsi que certains le cernèrent sans vraiment le comprendre, et lui offrirent ce qu'il croyait désirer, dans le seul but de le posséder. L'essence de Yarick est pure mais fragile et aussi malléable que celle d'un enfant sans enfance.
Yarick embrassa donc nombre de quêtes, sans mesurer leur portée, sans en envisager les risques, et sans attendre beaucoup d'Ambriens assez retors pour exploiter l'abondant filon de sa complaisante naïveté. Filon d'autant plus précieux que quelques miettes de savoir ou de reconnaissance savent l'acheter.
Mais Yarick n'est pas flamme à garder en 4 pierres. Nombres d'apprentis sorciers ou manipulateurs experts ont vu leurs prédictions ruinées par quelque volte-face fantaisiste du phénomène, ou quelque lassitude, ou encore quelque aléatoire urgence…
Car Yarick est aussi guidé par ses faims, et leur assouvissement ne souffre point de retard. La majorité des victimes de ses frasques, des Ambriens les plus égocentriques aux plus tolérants (une différence restreinte !) ont vu en ces gestes un mépris total de Yarick envers le protocole, l'ordre des choses et pire encore leur propre personne. Les blessures à l'orgueil étant les plus graves au royaume d'Ambre, Yarick est devenu aux yeux de ses victimes une sorte de paria. Qui mérite d'après les plus pondérés l'opprobre de l'ostracisme. Ou la mort pour les autres.
Malgré cette incompréhension à envisager d'abord, puis à imaginer ensuite les émotions de ses pairs, Yarick reste sous des dehors de fière et virile assurance (d'aucuns diront suffisance !) un homme plutôt amical, tolérant, de bonne volonté, et franc, si tant est que l'on puisse considérer ce trait comme une qualité en Ambre. Son particularisme réside dans l'incapacité à se projeter chez l'autre, ou bien à le faire quand il le désire, d'une manière fort cavalière, honteusement incompatible avec le mariage du guide du savoir-vivre et du guide savoir-survivre ambrien. Cela en fait aussi quelqu'un possédant la pire des qualités - qu'ils nomment alors tare - aux yeux des puissants : l'imprévisibilité.
Comment un tel homme peut encore voir son existence se pérenniser ? Sachant que ce caractère fantasque dont nous dressions le tableau précédemment ne représente qu'un facteur de létalité négligeable devant la peur, oui la peur, qu'il inspire au sein de sa famille ?
Parce que Yarick d'Ambre est puissant, indiciblement puissant. L'origine et l'étendue de cette puissance restent un mystère, et un autre motif de crainte inavouée chez maintes figures du gotha Ambrien, dont encore bien des réactions restent à leur corps défendant fort primitives.
Pourtant, c'est la puissance que Yarick gère avec le plus de recul. Spirituellement, même si ses obnubilant désirs l'éloignent des chemins de la persévérance, c'est un des Ambriens les plus matures qu'il m'a jamais été donné de rencontrer. Il fit même montre à mon encontre d'une sagesse toute salvatrice, lorsque, possédant le pouvoir de me plier à son image, il a rencontré le doute en lui :
     _" Ca va trop loin " a-t-il pensé, démontrant ainsi sa conscience de l'Autre et du monde. J'aime à croire que cette décision fut la sienne.
Ses facilités à appréhender les mécanismes de la Réalité, ainsi que sa curiosité à leur égard, et le fait qu'inconsciemment il sente que la confrontation avec le monde est pour lui le seul moyen de se construire, de se comprendre, expliquent en partie du moins la quête sans trêve qu'il a de ces choses. En partie, car il semble qu'il soit aussi réellement affamé de pouvoirs, bien que le Pouvoir et ses affres de responsabilités représentent une baisse trop radicale de son degré de liberté pour lui constituer un réel objectif. Une autre faim sans fin, dans toutes les acceptions du terme.
Plus que tout autre, sa vie, heurtée et brisée comme un éclair dans le ciel pourpre du Chaos primordial, semble être sans fin. Car Yarick a pris l'habitude de mourir, et de revenir à la vie. Tel un funambule du fil de la Parque, Yarick ne veut pas mourir. Et bien que ses "assassins" furent souvent les personnes qui avaient le moins de désir de le voir mort, fut-ce pour un temps, Yarick meurt avec de plus en plus de réticence.
Il n'hésite plus désormais à faire appel à sa gigantesque puissance, menaçant avec véhémence de cette fois-ci tout détruire pour sinon survivre, ne pas se laisser faucher sans combattre, et sans se priver de faire autant de mal qu'on lui en fait. Il prend conscience doucement, avec un infantile étonnement et une adulte douleur que les gens ne l'aiment pas.
Et le feu du sentiment d'injustice attisé par son incompréhension du harcèlement croissant dont il est victime, en font un danger mortel pour l'Univers réel. Avis aux braves fous épris de leur version intime de la justice universelle, qui tenteront (encore) de le précipiter (enfin) dans l'oubli.

     Voilà ce qu'est Yarick, d'après ce que sa propre âme en raconte. Des versions diverses de cet acte premier "Yarick" existent, édifiantes, drôles et presque toutes éloignées de la vérité que je suis persuadé par essence de détenir. Outre les responsables de sa triste errance, un ami, un ennemi, et un frère naguère au delà du miroir, les autres se cantonnent à une vision réductrice d'un Yarick atavique, allégorie immortelle de la faiblesse ambrienne. Les Ambriens n'aiment pas l'image d'eux-mêmes que Yarick leur renvoie. Yarick ne voit pas l'image que les autres lui renvoient.
Mais Yarick, malgré la sourde peur qui l'étreint, et l'empêche de regarder sous le lit de son enfance, Yarick est tel un quark primordial libre dans l'Abysse primitive, et arpente hasardeusement le monde qui lui est imparti. Avec la certitude en lui, comme un legs de son frère chiral, qu'un con qui marche va plus loin que quatre sages assis…
Je vis dans l'attente du moment où il découvrira que la lumière salutaire qui devra éclairer son passé trouble, n'est en fait que le pavé dans la mare de ses souvenirs, et la flamme dans son ventre qui lui donne l'énergie pour vivre comme il l'a toujours fait. Ou comme il a été voulu.
Yarick. Quelle étrange alchimie.

OUTRO

     _ " Alors Yarick, comment s'est passé notre petite sortie, hmmm ?"
     _ " Pffff… C'était du bateau." répondis-je, las.
     _ " Ah ! Ta constance dans le lieu commun n'a cesse de m'étonner mon petit…"
     _ " T'as posé la question.". La réponse m'était venue comme une évidence. Je l'articulais donc !
     _ " Ce n'est pas la question que j'ai posée, écoute un peu ! Je vais formuler différemment et préciser afin d'éviter trop de contorsions mentales au misérable contenu de ta boîte crânienne."
     _ " Har ! C'est toi qui l'a remplie je te signale !". Ce nain me cherche ?
     _ " Ne m'INTERROMPT pas, rebus de moi-même ! ! ! Alors, raconte-moi l'effet, les sensations que tu as éprouvées lorsque tu as pris pied sur ce cercueil flottant couvrant l'onde maléfique. Et détaille bien les SENSATIONS, les SENTIMENTS ! ! !
     _ " Mais, à quoi ça va te servir ? Ce sont MES sensations !". Où veut-il en venir ? Que va t-il en faire ? Quel rapport cela a avec la Marelle ? Pourquoi me pose-je toutes ces questions ?
     _ " Cesse de discuter et mets-toi à table."
     _ " Hm ? Déjà l'heure du bouillon de poule !" rétorquai-je, le voyant de bonne humeur.
     _ " Si tu continues tes frasques minables, je te JURE que je t'ouvre pour vérifier que tu n'as pas avalé un bouffon ! Je te l'ai dit Yarick, n'amène rien que tu ne veuilles partager !"
     _ " Je n'aime pas raconter."