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- Leçon
de choses -
La
première invention de la vie fut la mort. Quelque soit la forme de vie
considérée, elle est destinée à mourir. Les Finalistes diraient que l'on
naît pour mourir. Même si l'histoire récente a poussé le peuple du Chaos,
mon peuple, à refuser certes à contre-coeur la mort. Notre Guilde chaotique
des Concepteurs s'est toujours appliquée de mon temps à rappeler les plus
âgés et les moins méritants d'entre nous. Les évènements récents ; la
création d'Ambre a condamné les miens à la stagnation puis à la disparition.
Je n'insiste pas sur les circonstances, mais emplissez-vous, vous que
la mort effraie, de la sagesse véhiculée par l'histoire : un peuple qui
ne connaît plus la mort est un peuple qui stagne. Un peuple qui stagne
s'enferme dans ses croyances et ses habitudes séculaires, et en oublie
son imagination. Un peuple qui stagne est condamné à la disparition si
son milieu de vie est par trop perturbé.
Voilà
une explication en quelques phrases de la crise majeure qu'a récemment
connue le peuple chaosien, face à l'avènement d'un nouveau peuple, en
quelque sorte mieux adapté à la stagnation ! A mon époque, le Septième
Age, lorsqu'un individu avait fini d'évoluer, d'exprimer sa variabilité,
sa différence, lorsqu'il avait été jugé par la Guilde et par ses pairs,
qu'il avait participé aux nécessaires programmes de génération aléatoire
et de reproduction, alors il était retiré, rendu au Chaos primordial.
Les plongeurs de l'Abîme le perdaient aux fins fonds d'un sombre océan
dont les tréfonds abyssaux étaient agités des seules tempêtes entropiques
capables de dissoudre avec réussite l'identité et la puissance monumentale
de l'ancien que les âges avaient amené au bout de son être. Toute sa matière
et son énergie étaient alors dispersées par les faunes et les courants
abyssaux, puis rendues au Chaos. Ma dernière élève en date, pour qui la
vie n'a pas de prix puisqu'on la donne, aurait peut-être été choquée par
ces propos. Je ne sais pas.
Je vous parle d'élève, ce
qui est surprenant de la part d'un Métamorphe. La survie et l'expression
de son potentiel individuel n'autorisent pas que l'on révèle ses secrets
personnels à autrui, encore moins que l'on copie quelque chose de déjà
existant. Et pourtant, j'aime à prodiguer un enseignement. Sans doute
parce qu'il demande dans sa préparation structure, introspection, esprit
de synthèse et maîtrise absolue du sujet, l'enseignement permet souvent
au maître de retirer autant de bénéfices que l'élève. C'est par définition
une symbiose. J'aime les symbioses. La symbiose est de toute évidence
ce qui a permis ce concept que je me plais à faire toucher du doigt par
mes nouveaux élèves : l'Emergence. Cet axiome soutient que l'union de
formes de vie augmente les fonctions possibles du super être, du super
édifice plus vite que la simple somme. La combinaison est plus forte que
l'adjonction. L'union plus forte que la synergie. Un exemple facile à
concevoir est l'Emergence par le passage, chez les formes de vie à support
physique et informatif, de l'état unicellulaire à l'état pluricellulaire
sociétaire.
Mais
voilà. Kasumi, ma dernière et j'espère encore actuelle élève me soutiendrait
sans doute que la force qui a poussé les cellules à coopérer et qui nous
pousse chaque jour à la symbiose, va au delà de l'intérêt mutuel de la
symbiose. Il s'agit d'amour. Enfin, je caricature peut-être malgré moi,
mais c'est ce que j'ai compris. Quoique cela soit encore beaucoup plus
compliqué, dans sa tête du moins. Cela apparaît si compliqué que je me
demande parfois si elle a déjà vu cet amour réaliser les miracles dont
elle le soupçonne. Une idée floue est toujours difficile à énoncer clairement.
Deux hypothèses :
· - soit elle et moi sommes
deux apprenants de l'amour. Certes pas au même stade de l'apprentissage
et pas contaminé par les mêmes représentations initiales ou idées préconçues
· - soit je suis déjà trop
vieux pour encore évoluer, auquel cas je devrais moi-même aller m'infliger
le traitement Abyssal anti-stagnation.
Dans
le premier cas, il nous faut d'urgence dénicher un spécialiste de l'amour.
Je laisse de côté le second tant je me sens jeune et capable, et tant
je me suis récemment parfaitement adapté à la Réalité, ce lieu étrange
et figé qu'ils appellent Ambre. Reste une troisième possibilité : l'amour
n'existe pas. Je saurais sinon le soutenir, au moins l'argumenter.
L'amour n'est qu'un moyen retenu par la sélection naturelle pour pérenniser
les êtres qu'elle a voulus
mortels pour les raisons évoquées précédemment. Le passage
à la postérité permis par la reproduction n'est pas forcément intuitif
chez toutes les formes de vie éphémères dites "animales" à support physique.
Beaucoup de ces formes de vie vivent seules parce qu'elles ont un même
milieu à coloniser, parce qu'elles sont prédatrices, ou tout simplement
parce qu'elles sont peu socialisées. Pour assurer la descendance de ces
ermites et autres sociopathes, la nature a pourvu les centres nerveux
de tas de comportements stéréotypés. Tout d'abord une attirance qui est
souvent ponctuelle, coïncidant avec les périodes de fertilité et qui met
l'individu en situation de besoin, de manque. La rencontre est ensuite
favorisée par des moyens le plus souvent chimiques, l'accouplement est
ritualisé et s'exprime par des comportements innés et quasi universels
(solide friction des épidermes, émissions laiteuses galactiques externes…).
Enfin, il faut la récompense pour que l'individu y revienne au prochain
cycle, et pour qu'il ne se débatte pas pour faire échouer les ambitions
naturelles durant le probable accouplement, comme s'il s'était rendu compte
à la fois trop tard et trop tôt qu'il était en train de se faire "baiser"…
Parmi les espèces dont la
conceptualisation mentale est la plus évoluée, ces rituels ont dû
être maquillés et rehaussés, parfois même par l'individu lui-même, pour
des raisons d'orgueil et de folklore : empêcher un être qui s'est autoproclamé
évolué de ne pas utiliser sa précieuse intelligence et il viendra vite
à s'ennuyer. La nature a donc du brosser ses enfants les moins attardés
dans le sens du poil. Les pourvoir d'une intelligence leur permettant
de se juger eux-mêmes intelligents (pas de risques pris de ce côté là),
et amener leur réflexion vers une évolution plus sémantique ou sémiologique
que conceptuelle. Ressortir le même phénomène sous un nom différent, et
orchestré de manière différente. Une véritable allégorie publicitaire
! Pour vendre la reproduction, la nature a appelé l'attirance viscérale
pour le sexe opposé "amour". Tout en continuant à stimuler les mêmes zones
cérébrales inhérentes à ce phénomène que celles responsables de l'attirance
pour un bout de viande grillée…On a dû complexifier le rituel pour
arriver aux mêmes fins. Et qu'est ce que l'on a perdu comme temps ! !
! Il semble que le rituel créé soit trop compliqué à gérer pour
les individus eux-mêmes. Et quand l'on se suicide au nom d' un amour que
l'on croit non partagé, on ne peut pas parler d'un succès de stratégie
reproductrice. A trop cérébraliser et l'on en oublie les impératifs du
corps nécessaires à la reproduction. Et l'on voit ainsi éclore au sein
d'espèces autoproclamées évoluées des pratiques
déviantes comme la culture et la recherche du plaisir, les accouplements
homosexuels et la contraception.
Comprenez, je n'ai absolument aucune vindicte personnelle envers ces pratiques,
juste je pense que le problème devrait être géré en amont dans toute société
désireuse de préserver l'intégrité physique et mentale de ses composants.
Le mal amoureux devrait être éradiqué à la racine telle la mauvaise herbe.
Voici
en effet une autre thèse : l'amour est une maladie à l'échelle de la population,
une véritable pandémie auto-immune ! ! ! Cette éventualité serait au moins
moralement défendable, et défendue par tous les épargnés, les désabusés,
et les trahis de l'amour...Guérir de l'amour ou passer à côté de lui est
un malheur qui menace de vous abîmer dans le vide de votre propre cœur.
Et je me trouve encore là, une fois de plus, au bord de l'abîme, de dos
à notre nouveau Logrus, succédané de Marelle aquatique et de bonnes vieilles
recettes ophidiennes. Face à l'un de mes derniers défis : m'adapter au
Chaos primordial. Le destin (oui, je raisonne dur parfois, mais je crois
au destin…) a semé sur ma route nombre de dangers et d'embûches. J'en
ai conclu que pour aspirer enfin à la tranquillité, je devrais, quelles
que soient les circonstances, apprendre à survivre seul. Lorsque j'aurais
atteint mes limites, c'est à dire au moment où je rencontrerai péril plus
fort que moi ou que je me rendrai compte que je n'aie plus rien à me prouver,
je mourrai. C'est pourquoi je pense que le dernier épisode de mon existence
passera donc vraisemblablement par l'Abysse. Quelle place, sinon celle
d'une pitoyable demande de sursis, aurait donc l' "amour" dans la vie
de Céraïste de Tufton ?
Kasumi serait encore outrée, de me voir
ainsi condamner la force qui la pousse à faire les plus belles bêtises
de sa jeune existence…Et elle aurait raison. Comme elle me le disait souvent
de sa verve si franche et si dénuée de mauvaises intentions :
" Céra, tu te prends trop
la tête…"
Et elle a raison.
Démonter
ainsi le mal amoureux avec une telle recherche, une telle violence dans
l'argumentaire et un tel parti pris dans l'interprétation montre que je
suis moi-même atteint de cécité mentale.
De ne point vouloir admettre que ce virus de l'amour est si délicieusement
contagieux.
De ne point vouloir admettre que je l'aime.

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